« Pour Frantz Fanon, les ex-colonisés doivent sortir du désir de vengeance qui maintient en position d’infériorité »

26/02/2023

La pensée de l’auteur des « Damnés de la terre » a été mal comprise depuis les années 60 jusqu’aux décoloniaux actuel. Un essai de Kévin Boucaud-Victoire, « Frantz Fanon, l’antiracisme universaliste », paru chez Michalon, lui rend hommage aujourd’hui en lui restituant sa puissance. Au lieu de rester dépendant d’un passé colonial, esclavagiste, Fanon pense qu’il faut sortir du ressentiment et rebattre les cartes d’un avenir entièrement nouveau

Relégué durant plusieurs décennies en France, après avoir été promu notamment par Sartre dans les années 60 sur fond de malentendus, le psychiatre et philosophe français Frantz Fanon redevient peu à peu prophète en son pays, notamment au sein des mouvements militants de l’antiracisme politique. Mais ces derniers sont-ils réellement fidèles à sa pensée ? Dans un entretien accordé à QG, le journaliste Kévin Boucaud-Victoire, qui vient de faire paraître Frantz Fanon, l’antiracisme universaliste (éditions Michalon), estime pour sa part que le Martiniquais de naissance renvoie dos-à-dos l’antiracisme politique contemporain et l’universalisme abstrait tel qu’il fut développé en Occident, notamment en France. Pour lui, il défend l’idée d’une violence maîtrisée, limitée, afin qu’elle demeure émancipatrice pour les dominés et ne les enferme pas dans le ressentiment. Interview par Jonathan Baudoin

Kévin Boucaud-Victoire, auteur et rédacteur en chef Idées à Marianne, était l’invité de l’émission « Guerre des races ou guerre des classes » sur QG le 6 mai 2021, aux côtés d’Alain Badiou, François Vergès et Youcef Brakni

QG : Votre livre sur Frantz Fanon et sa pensée apporte des éléments critiques autant à l’égard des « décoloniaux » qu’à celui des défenseurs d’un universalisme abstrait. Est-ce bien son objectif?

Kévin Boucaud-Victoire : L’objet du livre est de faire connaître la pensée de Fanon, qui commence à se développer à partir de la Seconde guerre mondiale jusqu’en 1961. Mais votre question est pertinente, car ce que j’écris va à rebours des deux catégories que vous citez.

Ce qu’on appelle l’antiracisme politique, qui regroupe plus ou moins les mouvements décoloniaux, rejette l’universalisme, ainsi que la modernité, qui comprend l’humanisme est les Lumières. Mais si l’Europe moderne s’est souillée dans l’esclavage et le colonialisme et si la République si s’est fourvoyée dans le colonialisme, Fanon ne jette pas le bébé avec l’eau du bain et défend l’universalisme, l’humanisme et même le républicanisme, qu’il entend renouveler et défendre pour tout le monde et pas pour les seuls Occidentaux.

Pour ce qui est de l’universalisme abstrait, Fanon répond qu’il défend un universalisme en partant du local. Ce qui me permet de rapprocher sa pensée de ce recueil de poèmes de Miguel Torga, L’universel, c’est le local moins les murs, qui part des traditions pour arriver vers l’universel. L’universel ne vient pas du haut, qui s’abat sur les peuples, sur les individus. C’est quelque chose qui se construit à partir du bas.

QG : Dans cette biographie, vous revenez sur le refus chez Fanon « d’exiger réparation », de « venger » les noirs des siècles d’oppression et d’aliénation commis par les blancs à leur encontre. Est-ce une manière, dans sa pensée et son action politique, de faire table rase du passé pour construire un avenir radicalement universaliste ?

Dans la conclusion de Peau noire, masques blancs (Seuil, 1952), Fanon dit que « le nègre n’est pas. Pas plus que le Blanc », qu’il a mieux à faire que de « venger » ses ancêtres, qu’il n’y a pas de « destin noir ». Au lieu de rester dépendant de ce passé colonial, esclavagiste, il pense que le noir doit avancer, sortir de cet enfermement consistant à avoir été un noir inférieur aux blancs.

C’est pour cela qu’il dit : « Je n’ai pas le droit, moi homme de couleur, de rechercher en quoi ma race est supérieure ou inférieure à une autre race » ou bien « ce n’est pas le monde noir qui dicte ma conduite. Ma peau noire n’est pas dépositaire de valeurs spécifiques. » Ce qu’il veut, c’est qu’on rebatte les cartes et qu’on crée une autre histoire, hors de celle créée par l’Europe. Pour lui, les peuples dominés, opprimés, ne doivent pas en rester à cette position d’infériorité.

QG : À travers son œuvre Les Damnés de la Terre et sa préface par Jean-Paul Sartre en 1961, Fanon est décrit comme un apôtre de la violence. Mais est-ce vraiment le cas ? N’y a-t-il pas plutôt une fatalité à la violence dans l’analyse de Fanon et comment orienter celle-ci dans un sens émancipateur ?

On peut dire que la pensée de Fanon a été mal comprise, notamment à cause de la préface de Sartre qui va dans la direction d’une surenchère de la violence, contrairement à Fanon. Le premier chapitre des Damnés de la Terre est consacré à la question de la violence, qui est d’abord subie par le colonisé. Parce que la vie du colonisé est une vie violente, où il doit apprendre à rester à sa place. C’est pour cela que les rêves de l’indigène sont des rêves musculaires, des rêves d’action, des rêves agressifs. L’indigène subissant des violences au quotidien finit par ressentir cette violence jusque dans ses rêves où il utilise celle-ci pour se libérer. En fait, la violence est plus ou moins une fatalité. Si l’esclavage se définit par la violence, ce n’est pas si différent dans le colonialisme. De l’arrachement à la terre d’origine jusqu’aux coups de fouets, la violence est une arme pour mater l’indigène.

Face à des colons violents, n’hésitant pas à faire appel à la violence, celle-ci est une fatalité pour se libérer. Mais Fanon met en garde contre la haine, le ressentiment, la vengeance, qui ne sont pas source d’émancipation selon lui. Il ne faut pas se servir de la violence pour détruire l’autre, exterminer l’autre. La violence doit être proportionnée et c’est en cela que je compare Fanon avec ce qu’a pu écrire l’anarcho-syndicaliste Georges Sorel dans ses Réflexions sur la violence, où il défend une violence prolétarienne opposée à la force bourgeoise, qui est une forme de violence s’abattant du haut vers le bas.

QG : Quels penseurs ou quels groupes s’inscrivent le plus, voire le mieux, dans la pensée de Fanon selon vous ?

Il y a deux groupes, dans le livre, que je mentionne, qui se sont inscrits dans la pensée de Fanon. D’abord, les Black panthers [parti politique d’extrême-gauche étasunien, NDLR], même s’ils manquaient parfois de prudence dans l’utilisation de la pensée de Fanon en amalgamant la situation de l’indigène en Algérie avec celle des noirs sous la ségrégation et qu’ils étaient plutôt maoïstes, alors que Fanon s’inspirait de Marx sans être totalement marxiste. Ils on t repris les idées d’autodéfense, de violence libératrice, et aussi un antiracisme universaliste. Huey P. Newton disait que les Black panthers menaient une lutte de classes et non une lutte de races. L’autre groupe que je mentionne dans le livre, ce sont les communistes haïtiens, assez florissants entre 1946 et 1986. Ils utilisaient beaucoup Fanon par rapport à la pensée de l’aliénation. Ils comptaient dans leurs rangs des figures telles que Jacques Stephen ou l’écrivain René Depestre, qui était proche d’Aimé Césaire. En fait, ce sont des marxistes qui ont opéré un pas de côté par rapport à la théorie marxiste pour l’adapter à la réalité de leur île.

Aujourd’hui, il faudrait regarder du côté des études postcoloniales, avec notamment Achille Mbembe qui a beaucoup travaillé sur Fanon et l’a même préfacé. Sinon, je pense aussi à Alice Cherki, psychiatre algérienne qui a été la disciple de Fanon, et lui a consacré une très belle biographie.

Propos recueillis par Jonathan Baudoin

Illustration: Tony Webster / Flickr

Kévin Boucaud-Victoire est journaliste, rédacteur en chef de la rubrique Débats et Idées de Marianne, et co-fondateur du site Le Comptoir. Il est l’auteur de Frantz Fanon, l’antiracisme universaliste (Michalon, 2023) ; La Déferlante (avec Samuel Peterschmitt, Première Partie, 2020) ; Mystère Michéa : portrait d’un anarchiste conservateur (L’escargot, 2019) ; George Orwell, écrivain des gens ordinaires (Première Partie, 2018) ; La guerre des gauches (Cerf, 2017)

3 Commentaire(s)

  1. J’ai découvert Franz Fanon (FF) il y a peu sur une autre interview de Kevin (KBV). Autant dire que j’ai été parfaitement enthousiasmé et par FF et par KBV. Dans cet entretien, je découvre que le démago Sartre est démasqué. C’est un autre plaisir pour moi.

    L’approche de FF (et donc KBV) est manifestement très dialectique. Une identité ne peut être essentialisée cad prétendre avoir une essence en soi, cad fixe. Elle n’est pas opposable en soi. Comparaison n’est pas raison. En soi, être blanc, être noir, ne veut strictement rien dire. D’où vient la noiritude, d’où vient la blanchitude ? Zat ise ze coéchionne ? non, de la situation, des rapports sociaux qui ne sont jamais gravés dans le marbre !

    La violence vengeresse n’est légitime que le temps d’expier. Ensuite place à la violence libératrice ou défensive, cad constructive. Quant à la culpabilité, elle ne s’hérite pas génétiquement (cad racialement), contrairement à ce que prétend un certain wokisme d’inspiration nazie (les nazis croyaient en « la race » arienne, aux gènes ariens; ils allaient attendre les profs, ou les journalistes, ou autres anti-nazis chez eux ou sur leur lieu de travail pour leur faire subir des traitements vexatoires (ils marquaient publiquement à la peinture l’étoile juive sur le domicile ou le magasin du juif, qu’ils malmenaient même physiquement). C’est ce que fait le wokisme américain à l’encontre des non-woke : dénonciations murales, chahut devant ou dans les amphis. Mais on sait que l’Amérique a toujours fleurté avec l’idéologie nazie. Des milliers d’officiers nazis ont échappé au tribunal de Nuremberg grâce à l’Amérique.

    Hors sujet : La malicieuse et intelligente Annie Ernaux utilise le mot « race » pour parler de « son » origine ouvrière (« les gens de ma race »). C’est absolument génial de sa part. Alors même que la race n’a rien à voir là-dedans.

  2. Bonjour à toutes et à tous, Puisque l’auteur cite les Black Panters, il me semble que Malcom X a été lui aussi été très mal interprété, le relire maintenant avec un peu de recul est salutaire et bien sûr le discours de la décolonisation d’Aimé Césaire qui ,perso, m’a bien fait réfléchir.
    A propos le l’Algérie, je me permet de citer le livre de la psychanalyste Karima Lazali :LE TRAUMA COLONIAL, une enquête sur les effets psychiques et politiques contemporains de l’oppression coloniale en Algérie aux éditions « la découverte ». Je dois avouer que pour mon petit niveau, la lecture de Fanon a été difficile, riche mais ardue, c’est une personne qui m’a fait progresser….
    Bonne journée

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