« Le lien entre immigration et délinquance est un mensonge qui a son efficacité politique »

10/03/2023

Que penser du lien établi par les discours du pouvoir actuel entre étrangers et délinquance? Le délai d’exécution des OQTF est-il réellement un problème de sécurité nationale? L’augmentation du refus d’obtempérer est-il la vraie raison de l’explosion des tirs mortels commis depuis quelques années par des policiers sur des populations le plus souvent issues des quartiers populaires? Alors que le projet de « loi asile immigration » porté par Gérald Darmanin se profile, Sebastian Roché, sociologue spécialiste de l’insécurité et de la police, s’attaque à de nombreuses idées reçues dans un grand entretien exclusif pour QG

Le gouvernement a finalisé son projet de loi sur l’immigration et l’a déposé au Conseil d’Etat, après deux sessions de débats houleux à l’Assemblée Nationale les 6 et 13 décembre dernier. Il est actuellement en lecture au Sénat. Parmi ses mesures phares, l’augmentation du taux d’exécution des OQTF (obligations de quitter le territoire français) et la volonté de cibler en priorité « les auteurs de troubles à l’ordre public ». Une promesse faite après le meurtre de la jeune Lola à Paris fin octobre, dont la principale suspecte, Dahbia B., était visée par une telle procédure. Omniprésente dans le débat public, la question de l’insécurité alimente évidemment beaucoup de fantasmes et de récupérations. Un autre drame, le triple assassinat de trois militants kurdes en plein coeur de Paris la veille de Noël par William M., un Français se présentant lui-même comme raciste, vient pourtant tordre le cou aux discours d’extrême droite associant étroitement la violence dans le pays aux étrangers et immigrés.

Le sociologue et criminologue Sebastian Roché, spécialiste de l’insécurité et de la police, auteur du récent ouvrage La Nation inachevée: la jeunesse face à l’école et la police (2022, Grasset), répond aux questions de QG concernant la situation actuelle et les réponses apportées par les différents mouvements politiques. Entretien

Sebastian Roché est sociologue, criminologue et directeur de recherches au CNRS. Il est l’auteur de: De la police en démocratie (Grasset, 2016) et, plus récemment, de l’essai La Nation inachevée (Grasset, 2022)


QG : Dans une interview sur France 2 en fin d’année dernière, Emmanuel Macron affirmait que les violences à Paris étaient à plus de 50% commises par des étrangers en situation irrégulière ou en attente de titre, après avoir affirmé qu’il ne « ferait jamais un lien existentiel entre immigration et insécurité ». Le président de la République reprenait une étude du Ministère de l’Intérieur, qui évoquait en réalité les « mises en causes » et non les « condamnations ». Qu’aviez-vous pensé de cette phrase et quel regard portez-vous sur la position actuelle du gouvernement ?


Sebastian Roché : On pourra revenir plus tard sur le caractère technique de l’évaluation chiffrée, mais s’agissant du positionnement politique, il faut remarquer que dès le lendemain de sa première élection, Emmanuel Macron s’est aligné sur les positions de la droite classique. Dès qu’il a été élu et, alors que ce n’était pas dans son programme, il a fait voter une loi antiterroriste pour couper l’herbe sous le pied à la droite et à l’extrême droite, qui était pourtant à l’époque beaucoup plus modeste dans la représentation nationale, très peu présente à l’Assemblée notamment. Il s’est aligné sur les positions classiques des conservateurs, pour qui il existe d’abord une menace liée à la présence des étrangers, et pour qui la bonne réponse est d’avoir plus de police (plus de budget pour la police et plus de policiers dans la rue). C’est l’archétype de la position de droite : la bonne réponse à la délinquance n’est pas sociale, économique, éducative, mais elle est dans l’augmentation de la police et des moyens de la justice, en particulier concernant l’incarcération.
 
Aujourd’hui ces petites phrases sont des déclinaisons de ce paradigme conservateur classique: plus de sécurité, c’est plus de police et plus de places de prison. Quant à l’illustration donnée par le Président, elle est techniquement mal fondée. L’étude du Ministère de l’intérieur prenait en compte tous les étrangers, et pas seulement ceux en attente de titre ou en situation irrégulière. Et l’essentiel des étrangers en France sont présents de manière tout à fait légale, même si par définition l’immigration illégale est mal comptée, donc on peut mal estimer sa part. De plus le chiffre donné est faux, parce qu’en réalité on ne connaît pas les auteurs de la majorité des infractions. Quand on dit ça, ça suppose qu’on connaisse les auteurs, or on connaît 10% des auteurs de délinquance. Enfin, Paris est la ville où il y a le plus d’étrangers, car c’est là où il y a le plus d’activité économique et donc le plus besoin de main d’œuvre. 

Gérald Darmanin veut permettre une exécution plus rapide et efficace des OQTF à travers le projet de loi asile et immigration, qui est actuellement en examen au Sénat.​ Peut-on dire que le délai d’exécution des OQTF est véritablement devenu un problème de sécurité nationale ? N’est-ce pas faire un lien trop rapide entre immigration et sécurité, et ce alors que l’immigration souffre déjà d’un traitement sécuritaire ?

Les liens entre immigration et délinquance sont loin d’être évidents et très peu étudiés. Dans les pays qui étudient la criminalité, on peut prendre le cas des États-Unis où il y a aussi une très forte immigration. Là-bas, la recherche montre que l’immigration diminue la délinquance, je pense notamment aux travaux de Robert J. Sampson sur les grandes villes américaines. Ce qui ne veut pas dire que les immigrés ne commettent pas de délits et de crimes, ils en commettent de même que les nationaux, mais quand on regarde la modification de la délinquance par l’arrivée de personnes étrangères dans un pays – et dans le cas des États-Unis, dans les différents états américains – on voit que le volume d’immigration ne permet pas de prédire le volume de la délinquance, et qu’il y a en réalité une association négative entre les deux. Il y a différentes raisons à cela. D’abord, les étrangers qui viennent dans les pays riches – que ce soit aux Etats-Unis ou en France – sont là parce qu’ils sont dans une situation politique et/ou économique très difficile, avec parfois une atteinte aux droits de l’homme dans le pays d’où ils proviennent. Donc ils essaient d’abord de survivre et de se faire remarquer le moins possible. Ce type de profil n’est pas associé à la criminalité violente. Il existe toutefois des organisations criminelles, des mafias ou gangs qui utilisent les personnes sur place, mais je le répète, l’effet net global est plutôt un effet de diminution de la délinquance par l’immigration. En Europe, il n’y a pas d’études récentes, mais on n’a pas d’indication qui montrerait un lien positif entre immigration et délinquance: l’Allemagne qui a accueilli 1 million de migrants depuis 2015 n’a absolument pas vu la criminalité exploser dans le pays. 

Ce raccourci s’inscrit dans une matrice où les problèmes viennent de l’extérieur, encore mieux exprimée – si j’ose dire – par l’extrême droite, pour qui la France est un havre de paix et de prospérité que les étrangers viendraient perturber. D’un point de vue sociologique, ça ne tient pas vraiment debout. Mais ce n’est pas l’objectif de ces analyses. Elles visent surtout à trouver des responsables symboliques. Les étrangers sont le bouc émissaire classique, le suspect habituel qu’il est commode de dénoncer. On sera quand même très étonné de la faiblesse de la précision des accusations, que ce soit de la part des Républicains, du Président de la République, du Rassemblement National… la gauche est quant à elle étrangement silencieuse là-dessus. Avec l’affaire Lola, ils ont insinué que ceux qui sont sous le coup d’un OQTF peuvent à tout moment commettre des crimes, un message qui est un peu rudimentaire mais qui a son efficacité politique.
 
De même ce qu’a fait Darmanin avec l’imam Hassan Iquioussen qui s’était auto-extradé en Belgique, avant d’être arrêté et expulsé vers le Maroc en janvier dernier. Cet exemple est une bonne illustration de la façon d’attirer l’attention sur des évènements pour en faire des symboles politiques et ériger les agissements des personnes étrangères en menace.
 
Vous avez montré dans vos travaux de recherche le bien-fondé du sentiment d’insécurité, en laissant de côté son traitement médiatique et de l’idéologie politique. Il faut pour vous regarder la réalité en face, le sentiment d’insécurité ne relève pas seulement d’un fantasme. Sans nier le problème donc, comment traiter la question hors de l’idéologie du « tout sécuritaire » ?

Concernant le sentiment d’insécurité, la littérature scientifique distingue deux choses : l’inquiétude pour sa sécurité personnelle (sentiment d’insécurité personnelle) et pour celle de ses proches (sentiment de sécurité altruiste, mère pour ses enfants qui vont à l’école par exemple). Il y a aussi la préoccupation pour l’ordre ou préoccupation sécuritaire : un sentiment de menace qui n’est pas tourné vers soi individuellement mais envisagé comme une menace pour l’ordre moral ou la nation. Cette préoccupation-ci s’exprime plus souvent sur le plan normatif : il faudrait que la police ait plus de pouvoir, il faudrait rétablir la peine de mort, etc. Ces niveaux de préoccupation sont complètement différents. Si l’on regarde la peur chez soi et dans son quartier, les études de l’INSEE (portant sur de gros échantillons) montrent qu’il n’y a pas d’élévation du sentiment d’insécurité durant cette dernière décennie. Il est assez stable, si on laisse de côté la crainte liée au terrorisme qui a augmentée au moment des attentats. 

Les résultats de la dernière étude de l’INSEE n’ont pas encore été publiés, mais on n’observe pas pour l’instant d’élévation récente depuis l’épidémie de Covid. Les zones où il y a le plus de délinquance du quotidien, dans les quartiers populaires notamment, sont celles où on trouve le plus de personnes inquiètes. La population se tourne ensuite vers les élus et exprime une demande de sécurité qui est en réalité souvent une demande de tranquillité publique (ras le bol des nuisances sonores, de la casse, des petits trafics, etc.). Cette demande est interprétée par les élus comme une demande de police et de caméras de surveillance car, dans leur tête, sécurité = police. Or dans la réalité, ni l’élévation du nombre de caméras, ni de policiers, ne sont des facteurs importants en matière de délinquance.

Tableau d’étude de l’INSEE concernant le sentiment d’insécurité en France


Vous parlez du silence de la gauche qui finalement s’aligne souvent sur les positions sécuritaires… Pourquoi ses représentants politiques ne s’emparent-ils du sujet ?

Quand les écologistes sont arrivés à la tête de grandes villes en France, je me suis dit qu’ils étaient habitués à réfléchir à des problèmes structurels (modifier le taux d’émission de CO2, modifier les modes de production, de déplacement, d’isolement) et que c’était un mode d’analyse qui allait bien pour la criminalité et la délinquance. Faire baisser la criminalité, c’est d’abord faire en sorte que les enfants soient élevés dans des familles qui ne meurent pas de faim, qu’ils aient du temps pour faire fonctionner leur unité domestique, qu’ils aient une condition de vie décente, accès aux soins et à l’école. Dans une société moins inégalitaire et où le modèle social est bien ancré, le taux de délinquance violent est plus faible. On voit bien le contraste entre les sociétés d’Europe du Nord et celles d’Amérique latine et des Etats-Unis. Je pensais donc que les élus écologistes allaient avoir une vision stratégique, et ce n’est pas du tout ce qu’il s’est passé. Les partis de gauche ont plutôt emboîté le pas au diagnostic qui avait été fait par Sarkozy en 2002, qui est, pour résumer, que la répression est la meilleure des préventions. Pourtant si on veut vraiment un changement de société, il faut regarder les modes de production capitaliste bien sûr, mais aussi les outils de domination politique, réfléchir aux transformations de l’économie, sans oublier les administrations et notamment l’administration policière. 

Vous vous étiez en effet félicité en 2020 de l’arrivée des écologistes à la tête de grandes villes comme Bordeaux, Lyon et Grenoble lors des élections municipales. Quand vous dites que ça ne s’est pas passé comme prévu, est-ce à dire qu’ils ont augmenté les effectifs de la police municipale pour répondre à l’insécurité? 
 
Absolument. Ils continuent à poser le problème de la même manière que la droite. Assurer la sécurité dans une ville consiste pour eux à augmenter le nombre de policiers et développer le nombre de caméras, donc structurellement les orientations des politiques n’ont pas changé. C’est un peu moins vrai pour LFI, le programme de Jean-Luc Mélenchon à la présidentielle était détaillé et ambitieux, mais tellement critique qu’il n’était pas applicable. Il disait en gros : « on va changer la police de la cave au grenier ». J’ai été conseiller auprès de plusieurs gouvernements sur le sujet et s’il y a bien une chose qu’on ne peut pas faire, c’est ça. On peut changer le système de police de façon incrémentale, par étapes, avec une vision stratégique, mais il faut bien choisir par où commencer. Les programmes trop ambitieux ne sont malheureusement pas opérationnels. Si on n’a pas de basculement de paradigme, c’est parce qu’il n’y a pas de réflexion. C’est du reste la raison pour laquelle il n’y a pas eu d’opposition majeure concernant la loi Lopmi annoncée en janvier 2023 (recrutement de 8.500 policiers et gendarmes sur 5 ans, transformation numérique du ministère, investissements dans la cybersécurité, etc.), et l’attribution de 15 milliards… pour le ministère de l’Intérieur.
 
Y a-t-il des modèles à suivre dans d’autres pays ?
 
On peut d’abord essayer de mesurer les effets des politiques qu’on met en avant et puis en effet regarder quels sont les pays qui ont choisi des solutions plus efficaces et justes.
Dans mon livre La nation inachevée : la jeunesse face à l’école et la police publié chez Grasset, j’ai regardé les effets des pratiques de la police dans différentes agglomérations, à Marseille, Grenoble, Aix-en-Provence. Et j’ai fait la synthèse des travaux qui existaient depuis dix ans. On observe des problèmes qui ne sont pas du tout abordés dans la loi Lopmi. Elle ne pose pas du tout la question des discriminations policières et ethniques et ne pose pas la question de l’usage excessif de la force. La loi ne s’interroge pas du tout sur le coût de la police pour la société, comme si la police était un médicament qui n’avait aucun effet indésirable.

J’ai donc regardé qui bénéficie des actions de prévention de la police, une des principales actions étant d’aller dans les établissements scolaires pour faire de la sensibilisation à certains risques (conduite, drogue). On voit que cette approche par la prévention est quatre fois plus fréquente chez les blancs dans les quartiers riches que chez les non-blancs dans les quartiers pauvres. La prévention est réservée aux parties de la population qui sont favorisées. Derrière les discours idéalisés sur le travail de la police, on observe ainsi de grandes inégalités. De plus, concernant les pratiques policières en termes de contrôle d’identité, on voit que les personnes les plus contrôlées sont les personnes non-blanches et vivant dans des quartiers défavorisés. Elles sont notoirement plus exposées aux contrôles, de façon répétée. Il y a une discrimination par le quartier et par la couleur de peau. Il ne s’agit donc pas que des moyens de la police, mais de ses tactiques et des effets produits par ces tactiques. Ces pratiques de police conduisent parfois à détruire la croyance en la démocratie, en la collectivité nationale. Elles marginalisent et sont corrosives à l’égard de la démocratie et de la République. Malgré les travaux sur les effets indésirables négatifs (iatrogènes) de la police, ces données ne sont pas prises en compte par les décideurs.

Scène de violences policières – Photo : Philippe LEROYER

Ces pratiques, en marginalisant certaines populations, conduisent-elles pour vous à une augmentation de la délinquance ?
 
Ça a plusieurs effets. Des effets sur les attitudes politiques, en augmentant le doute par rapport à l’état de droit, le rejet du vote et des institutions. Et ça a aussi des effets sur la délinquance elle-même: la surexposition au contrôle d’identité est un facteur de la délinquance toute chose égale, par ailleurs. Des études statistiques montrent que quelqu’un qui n’a pas commis de délit et qui est contrôlé va, dans le futur, plus souvent commettre des infractions. Ce n’est pas la seule cause de la délinquance mais ça peut en être une. L’exposition à la police réduit aussi les ambitions scolaires. Ça modifie les perspectives d’intégration économique des jeunes, et ça a également des effets sur la santé psychique.
 
Un homme a été tué aux portes de Paris le 14 octobre dernier, portant à 12 le nombre de personnes mortes après un refus d’obtempérer depuis le début 2022. Peut-on vraiment parler d’un phénomène d’augmentation du refus d’obtempérer, comme le dit entre autres le Ministre de l’Intérieur ?  

 
La question n’est pas celle des refus d’obtempérer mais celle des homicides policiers. Pourquoi les policiers tuent ? En général, les policiers tuent ceux qui appartiennent aux minorités, ceux qui habitent dans des quartiers défavorisés. Il y a aussi des effets de la sous-représentation politique de ces groupes, ceux qui sont sous-représentés sont plus tués par la police, ils peuvent moins se défendre politiquement. Il y a des facteurs situationnels. La question est de savoir pourquoi les policiers tuent plus dans ces situations. Tout le travail des syndicats de police a été de cadrer le sujet en disant que le problème des homicides policiers était un problème de refus d’obtempérer. Ce travail de communication politique a bien marché.

Nous avons regardé les différentes variables et le nombre de personnes tuées par la police depuis une dizaine d’années, puis analysé cela avec mes collègues Simon Varaine et Paul le Derff. On voit bien qu’en réalité, ce qui explique le recours au tir mortel, c’est la loi de février 2017. En reconstruisant les séries statistiques, en comptant le nombre de tirs mortels, il est clair que celui-ci n’est pas corrélé avec le nombre de refus d’obtempérer mais directement lié à l’introduction d’une modification dans la loi, à savoir le droit donné aux policiers de tirer même s’ils ne sont pas en situation de légitime défense. Les chiffres du Ministère de l’Intérieur sur les refus d’obtempérer sont erronés car ils sont présentés comme des chiffres nationaux, alors que ce phénomène ne concerne que les zones administrées par la police, et que 50% de la population est en zone police et 50% en zone gendarmerie. La gendarmerie est exposée au refus d’obtempérer comme la police, et même un peu plus, et pourtant les gendarmes n’ont pas tué plus et continuent à tirer beaucoup moins que la police.

Grâce aux statistiques, nous constatons bien une élévation des homicides policiers depuis cette loi de février 2017. La question n’est donc pas les refus d’obtempérer mais les modèles de police, la protection des citoyens, et le contrôle effectif de l’usage des armes par la police. Quand le directeur de la Police Nationale dit « la police n’est jamais à l’origine des problèmes », c’est factuellement faux. Le fait d’avoir changé la réglementation n’empêchait pas de mieux encadrer l’usage des tirs, donc c’est également leur responsabilité. 

Deux manifestantes brandissent des pancartes dénonçant la police et ses agissementsManifestation contre la loi « sécurité globale », décembre 2020Photo : Koshu Kunii

Dans votre dernier livre, vous expliquez que les jeunes forgent leur citoyenneté grâce à des expériences sensibles. Nous avons parlé de la police, mais expliquez-nous comment l’école contribue, elle aussi, à marginaliser certaines populations et affaiblir leur rapport à la nation?
 
L’appartenance nationale n’est pas une révélation céleste. Ce qui fait qu’on se sent appartenir à une nation, dans une démocratie, qu’on a confiance dans les institutions, procède de l’expérience quotidienne. L’appartenance à une collectivité se fabrique à l’adolescence par une addition d’expériences concrètes avec une forte dimension émotionnelle. Si vous êtes contrôlé par la police de façon brutale, vous ressentez une attaque à votre dignité. Comment allez-vous ensuite vous reconnaître dans un État dont l’un des représentants vous a humilié ? Cela bloque les mécanismes d’identification au collectif. Ça marche de la même manière pour l’école. Éric Ciotti pense apparemment qu’en multipliant les devises et drapeaux français à l’école, on va déclencher ce sentiment d’appartenance, qu’avec ces rituels collectifs on refabriquera la nation. Ce que je vois moi, ce sont des jeunes de quartiers défavorisés qui constatent qu’ils sont mis ensemble avec des jeunes de la même couleur de peau qu’eux, alors qu’on leur dit que l’institution entendait promouvoir la diversité et l’égalité. Et cela dans un établissement souvent moins doté en ressources. Ils constatent qu’ils sont dans des établissements moins soutenus par l’Éducation nationale, or la réussite scolaire est aussi liée aux ressources que met en place l’État (les classes prépa sont 4 fois mieux dotées par élève que les universités). Ces jeunes constatent qu’il y a un décalage entre la promesse républicaine et leur expérience quotidienne ; et c’est cette expérience là qui est fondatrice. Celle de vivre dans un cadre scolaire de « ségrégation ethnique et sociale ». En revanche, on observe en France que les jeunes ont plutôt des bonnes relations avec leurs enseignants. Ils estiment par exemple leurs enseignants plus sincères et honnêtes que les jeunes Allemands. Ils font en revanche moins confiance à l’école en tant qu’organisation.
 
Parce que l’école n’est pas assez représentative de la diversité ?
 

Oui, il y a cette concentration de la pauvreté ethnique. L’école française est une des écoles qui ségrègue le plus, une des plus inégalitaires. Or, la réussite scolaire dans la petite société qu’est l’école est le tremplin qui permet de se projeter dans la grande société. Et quand on est mauvais dans la petite société, déjà on perd confiance dans les règles de la République. Cette accumulation d’expériences sensibles fait qu’on ne croit plus en la démocratie, et ce avant même d’avoir le droit de vote. On observe que les jeunes de plus de 25 ans dans les zones défavorisées votent beaucoup moins, et on se dit que c’est parce que l’offre politique ne leur correspond pas, alors qu’avant 18 ans il y a déjà un affaissement de cette inclusion politique. Ils ne croient pas au système, quelle que soit l’offre politique qui va être faite, parce qu’ils sont maltraités par ce système. De l’autre côté, il y a les gagnants du système qui sont bons à l’école, donc se réalisent et se projettent très bien dans une forme de citoyenneté active, par le vote, etc. L’école n’est pas plus un outil magique d’intégration que la police.

Propos recueillis par Marie Pelletier

1 Commentaire(s)

  1. Article éminemment intéressant.

    Déjà, dès le début, il rappelle la manoeuvre électorale macronienne qui a consisté à se faire passer pour un droitiste de gauche (le fameux centrisme qui ratisse large) ; puis, dès son élection, révèler sa nature d’extrême-droite.

    Ensuite, cet article fait émerger la nature de droite des écologistes d’EELV. EELV reste marqué par le droito-centrisme d’une de ses figures de prou, Cohn Bendit (qui pourtant faisait tout, lui aussi, pour se faire passer pour ce qu’il n’était pas). La politique c’est un grand spectacle de marionnettes : des marionnettes volontaires (les politiciens) qui veulent traiter les citoyens comme des marionnettes (involontaires, elles).

    Les chiffres montrent que les plus « tués » se situent dans les minorités, cad le sous-représentés politiquement. Dans la théorie des rapports sociaux, c’est ce qu’on appelle un « acteur faible » ! Il est certain que plus on est faible, plus on déguste ! Prolétaires de toutes les races, unissez-vous !

    Concernant la police, non les policiers ne tirent pas parce qu’ils sont en danger : le film de ce GJ qui fuit et qui est abattu d’une balle dans la tête tirée à environ 30m le prouve. Il y a eu en France, ces dernières années, une nazification de la police (des insignes plus que douteux rajoutés sur les uniformes l’attestent), et une banalisation de la violence comme solution de « mise au pas ». L’encadrement policier est en cause ici ; et donc aussi, l’encadrement de l’encadrement. Quand Didier Lallement continue à propager l’idée qu’on a failli tirer à « balles réelles » lors de la manifestation GJ vers l’Elysée, ça relève de cette communication de terreur qui banalise le tir réel.

    Pour l’école, je reste dubitatif. La police a des effectifs, l’école n’en a pas. Trente élèves par classe rendent impossible un enseignement quelque peu individualisé cad adapté. La politique qui consiste à donner des « bonnes notes » pour « encourager » (mais en vrai pour cacher les conditions de travail lamentables des profs, qui ne peuvent « individualiser ») n’est pas la bonne. N’y a t-il pas une volonté de limiter la performance scolaire dans l’école publique; la France a chuté dans les classements internationaux. Ne veut-on pas favoriser l’enseignement privé monétisé ?

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