« Les banques centrales doivent faire leur autocritique »

17/03/2023

La faillite de la banque californienne SVB et la descente aux enfers actuelle de Crédit Suisse font trembler la planète financière. Pour l’économiste Dominique Plihon, membre du conseil scientifique d’ATTAC, le système bancaire mondial devrait tenir le choc. Néanmoins il s’agit de sérieux avertissements pour les banques centrales, piégées par les contradictions de leurs politiques monétaires. Interview par Jonathan Baudoin pour QG

La faillite de la banque américaine Silicon Valley Bank (SVB), le 10 mars dernier, a mis en panique les marchés financiers, réveillant la crainte d’une crise financière comparable à celle de 2008. Mais est-ce véritablement le cas, la contagion est-elle inévitable ? Pour QG, l’économiste Dominique Plihon, membre du conseil scientifique d’ATTAC et du collectif les Économistes Atterrés, estime que le risque de crise systémique est à surveiller, mais encore peu probable à l’heure actuelle, en dépit des immenses difficultés que connaît aussi la banque Crédit Suisse et des répercussions encore en cours, tandis que les marchés restent fébriles. Pour lui, ces troubles graves sur les marchés sont dus à la politique monétaire des banques centrales, actuellement en train de relever leurs taux d’intérêt pour lutter contre l’inflation. Interview par Jonathan Baudoin

QG: Quelle est votre analyse sur la faillite de la banque SVB et les mesures prises par les autorités américaines, en réaction à cette nouvelle, ces derniers jours ?

Dominique Plihon : Au risque de paraître présomptueux, je fais partie des gens qui avaient indiqué, avant cette crise, que la politique monétaire consistant à remonter les taux d’intérêt, était particulièrement risquée et menaçait la stabilité financière. En particulier sur le marché obligataire, où s’échangent les obligations émises par les entreprises, notamment les plus grandes, ou les bons du Trésor des États, à savoir la dette publique. Ce qui se passe avec une remontée aussi rapide des taux, c’est le risque d’avoir un krach obligataire. Il y a eu beaucoup d’acteurs qui se sont mis à vendre leurs obligations pour pouvoir en racheter d’autres plus rentables. C’est ce qu’a fait la banque SVB, Silicon Valley Bank, car elle avait besoin de liquidités pour pouvoir faire face aux besoins de ses déposants. Elle a vendu, rapidement, une partie de son portefeuille d’obligations, réalisant à cette occasion des pertes, car la valeur de son portefeuille avait considérablement baissé, du fait de la hausse des taux d’intérêt. Cela a enclenché un mouvement de panique sur cette banque, une panique bancaire, un bank run en anglais. Les déposants voyaient leur banque en difficulté, faisant des pertes sur son portefeuille. Ils craignaient de perdre leur dépôt, de ne plus pouvoir être remboursés. Un phénomène de panique très caractéristique, quand une banque comme SVB fait des pertes et n’inspire plus confiance à sa clientèle.

En réponse, la Réserve fédérale américaine (Fed) et le pouvoir exécutif américain sont intervenus. Le président des États-Unis, Joe Biden, a dit qu’ils allaient tout faire pour éviter que la contagion ne se produise. La Fed a décidé en urgence un soutien de refinancement à la banque en difficulté, tout en la laissant faire faillite. Un peu comme au moment de la faillite de Lehman Brothers en 2008.

Pourquoi en est-on arrivé là ? Parce que les banques centrales ont monté les taux d’intérêt pour lutter contre l’inflation. Nous sommes un certain nombre d’économistes à penser que ce n’était pas la bonne solution parce que l’inflation n’avait pas de cause monétaire. C’était lié au prix de l’énergie, à des phénomènes de type structurel, c’est-à-dire la désorganisation des chaînes de valeur à l’international, ajouté à des causes exogènes comme la guerre en Ukraine. La politique monétaire ne peut pas grand-chose face à ce genre de crise. Or pour nous, la politique monétaire décidée contribue à un risque systémique de contagion. Les banques centrales sont piégées aujourd’hui par les contradictions de leur politique monétaire : elles ont à tort privilégié la lutte contre l’inflation par la hausse des taux d’intérêt inadaptée et elles sont sous-estimé l’impact de la hausse des taux sur la stabilité du système bancaire et financier, comme lors de la crise de 2008.

Siège de la banque Lehman Brothers en septembre 2008. Longtemps jugée « too big to fail », elle a finalement été emportée par la crise des subprimes

L’autre responsabilité qu’ont les autorités monétaires et bancaires aux États-Unis, c’est l’assouplissement, sous lé présidence de Donald Trump, de la réglementation des banques. C’est-à-dire un relèvement du seuil de la taille des banques pour que celles-ci soient davantage surveillées et considérées comme systémiques, à savoir susceptibles de créer un choc systémique si elles vont mal. Beaucoup de banques de taille moyenne comme SVB ont échappé à cette réglementation. Un assouplissement malencontreux de la supervision, de la réglementation bancaire aux États-Unis fait que certaines banques sont passées sous le radar.

On peut ajouter d’autres éléments en considération. SVB, comme son nom l’indique, est située dans la Silicon Valley. Elle finançait les start-ups. Un secteur à risque car ce sont des entreprises qui font dans l’innovation technologique. Ce qui est risqué, par définition. La goutte d’eau qui a fait déborder le vase, c’est la baisse de la valeur de son portefeuille d’obligations. Notamment les bons du Trésor américain, en lien avec la hausse des taux d’intérêt. Elle a certainement mal géré son portefeuille, mais elle a été fragilisée par la politique monétaire. C’est quelque chose qui était prévisible. Néanmoins, on ne savait pas où ça allait se déclencher et que cette banque-là allait être la première à déclencher une possible crise financière.

QG: Au regard de la situation de la banque Crédit Suisse, peut-on craindre une propagation de faillites dans le secteur bancaire et dans quelle mesure celle-ci peut toucher l’économie réelle ? Est-ce que la situation actuelle est pire que celle de 2008, en raison du bilan des Banques centrales, notamment depuis le Covid, limitant potentiellement leurs capacités d’action?

Pour le moment, je ne suis pas inquiet. Les autorités américaines ont très vite réagi pour rassurer les marchés et les déposants des banques qui pouvaient être en difficulté, comme la SVB, et éviter une propagation dans le système bancaire états-unien entier. Le plongeon de Crédit Suisse, une banque qui était déjà en difficulté, a également donné lieu à une intervention rapide de la banque centrale helvète en raison du caractère systémique de cette banque.

Maintenant, est-ce que cela va toucher la sphère réelle ? J’en doute pour le moment. C’est vrai qu’on a eu la crise des subprimes, beaucoup plus importante en raison d’une bulle immobilière énorme qui s’est effondrée, mais qui était aussi due à une erreur des autorités monétaires américaines qui ont monté les taux d’intérêt un peu trop rapidement, mettant en difficulté un grand nombre de ménages endettés sur le marché de l’immobilier. Ce qui a déclenché une spirale dangereuse, avec beaucoup de gens insolvables, et des banques faisant des pertes en raison de leurs clients insolvables, etc. Je ferais plutôt le parallèle avec l’explosion de la bulle Internet, au début des années 2000. Beaucoup d’acteurs, dont des entreprises, ont fait faillite. Mais cela n’a pas eu d’impact sur l’activité. Je pense que les autorités maîtrisent mieux la situation. Vu les informations dont on dispose, je ne crois pas à une contagion importante pour le moment.

Fragilisée par la hausse des taux d’intérêt, la banque californienne SVB a fait faillite le 10 mars dernier entraînant une immense fébrilité sur les marchés financiers

QG: Il est vrai que les réactions encore très nerveuses sur les places boursières ces derniers jours vont dans un sens apparemment contraire… Ce lundi 13 mars, le discours officiel de part et d’autre de l’Atlantique était d’affirmer qu’il n’y avait pas de raison de s’alarmer, le ministre de l’Économie Bruno Le Maire clamant même qu’il n’y avait « d’alerte spécifique sur le secteur bancaire français ». N’est-ce pas tout de même un bel exemple de méthode Coué?

Le ministre de l’Économie est dans son rôle, tout comme les autorités monétaires. Ils ont tendance à afficher un peu trop optimisme. Néanmoins cela est aussi justifié par les raisons que j’ai indiquées tout à l’heure. Si on regarde les banques françaises, on peut penser qu’elles ne sont pas dans uns spirale analogue à celles de la Silicon Valley Bank. À ce stade, elles n’ont pas besoin de trouver des liquidités pour vendre leurs portefeuilles obligataires. Dans le cas contraire, elles feraient des pertes importantes car la valeur des titres obligataires a baissé, en raison de la hausse des taux. Néanmoins, il faut rester vigilant car toutes les grandes banques françaises sont des banques systémiques, donc potentiellement risquées.

QG: Au stade actuel, avec cette faillite de SVB et la panique qui s’ensuit, peut-on dire tout de même que certaines leçons ont été tirées de la crise financière de 2008 ?

Les leçons n’ont pas été totalement tirées. La réglementation prudentielle, la réglementation des banques, l’encadrement des banques, n’ont pas été aussi loin que l’on pouvait espérer. Après la crise de 2008, il y eut débat sur la séparation des banques. C’est-à-dire une séparation entre les activités de détail, tournées vers les particuliers, les PME ; et l’activité de banques de marché, de nature plus spéculative, plus volatile, avec risque de pertes, comme on peut le voir sur le marché obligataire, où cela s’effondre aujourd’hui. On a perdu la bataille puisque la séparation n’a pas eu lieu dans un pays comme les Etats-Unis, parce que le lobby bancaire y est tellement puissant qu’on n’a pas pu, ou voulu, les découper en morceaux. Contrairement à ce qui s’est passé au moment de la crise de 29, avec le Glass-Steagall Act de 1933 aux États-Unis, séparant banques de détail et banques d’investissement ; ou en France, après la seconde guerre mondiale, avec une séparation des banques en trois catégories. Les banques de dépôt, les banques d’investissement puis les banques de crédit à moyen ou long terme.

Il y a eu du progrès néanmoins sur la notion de banque systémique. On a considéré qu’il y a un certain nombre de grandes banques dans le monde étaient systémiques sur deux caractéristiques. D’abord une taille très importante ; ensuite des interrelations entre elles très importantes, qui pouvait indiquer que si l’une d’entre elles étaient en difficulté, vu sa taille critique et les relations entretenues avec d’autres banques, cela pouvait susciter un effet domino. Il y a une surveillance importante de ces banques, sous l’égide de la Banque des règlements internationaux, du Comité de Bâle, des autorités monétaires internationales. C’est un progrès, mais insuffisant.

Avec la crise de 2008, puis la pandémie, les banques centrales ont en effet fait beaucoup de création monétaire. Il y a eu beaucoup de créations de liquidités. Ce sont des munitions pour la spéculation. Comme on vient de connaître un mouvement haussier très important, il peut avoir des retournements brutaux. Néanmoins il n’y a selon moi pas d’inquiétude à avoir sur le court terme. C’est une analyse qui vous paraîtra sans doute optimiste, mais c’est mon analyse. Je pense néanmoins que des leçons doivent être tirées de cet épisode. Parce que c’est un épisode dangereux. Il y a eu, durant quelques jours, une inquiétude près importante. Il faut être vigilant, et surtout les banques centrales doivent faire leur autocritique. Elles ont émis des liquidités sans imposer suffisamment de contraintes aux banques pour l’utilisation de celles-ci. À cela, elles ont ajouté l’erreur de remonter trop haut et trop vite les taux d’intérêt dans le contexte actuel.

Propos recueillis par Jonathan Baudoin

Dominique Plihon est économiste, professeur émérite à l’Université Sorbonne Paris Nord, membre du conseil scientifique d’ATTAC, et des Économistes atterrés. Il est l’auteur de: Le savoir & la finance (avec El Mouhoub Mouhoud, La Découverte, 2009), Le nouveau capitalisme (La Découverte, 2016), Les enjeux de la mondialisation (avec Agnès Benassy-Quéré, Christian Chavagneux, Éloi Laurent, Michel Rainelli, La Découverte, 2019), La monnaie et ses mécanismes (La Découverte, 2022)

1 Commentaire(s)

  1. Comme source d’enrichissement, la spéculation domine actuellement. C’est ça la financiarisation de l’économie.
    Tout fait « ventre », tout fait « titre » en tout genre : les actions, les obligations, les dettes, … Pour que certains (individus, institutions, nations) gagnent, d’autres doivent perdre (alors que l’enrichissement « collectif » sur la « survaleur » travail serait possible, lui).
    La nation américaine est riche de l’appauvrissement des autres nations : le communisme entre nations n’existe pas plus qu’entre les individus.
    Dollar et canons sont les forces productives gagnantes de l’Amérique. Même le libertarisme américain ne pourra pas s’en passer.

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