« La justice est au service de la police ». Cette phrase du philosophe Michel Foucault résume hélas trop bien les témoignages de manifestants interpellés par la police et envoyés devant les tribunaux pour s’être opposés à la réforme des retraites ces dernières semaines en France. C’est le cas d’Aniss Deb, qui a publié sur le réseau Twitter le récit de son interpellation par des CRS dans la nuit du 15 au 16 avril à Paris, puis sa comparution devant un tribunal après 48h de garde à vue pour « participation à un groupement en vue de commettre des violences ou des dégradations ». Pour QG, l’étudiant de 23 ans en master de Science politique à Paris 1 Panthéon-Sorbonne revient sur son histoire et dénonce une répression globale, doublée d’un racisme systémique dans la police et la justice, ayant pour objectif d’empêcher les citoyens d’utiliser leur droit de manifester. Interview par Jonathan Baudoin

QG : Dans un thread sur Twitter, vous avez raconté votre interpellation et votre placement en garde à vue par la police, au commissariat du 17ème arrondissement de Paris. Quels sont les souvenirs les plus persistants de ces 48 heures ?
Aniss Deb : Durant ces 48 heures, je n’ai été auditionné qu’une fois. Le plus clair de mon temps je l’ai passé en cellule. J’étais persuadé, lors des 24 premières heures, que je sortirai libre rapidement puisque j’étais innocent, et que je pensais au demeurant être disculpé par des caméras. Les 24 heures suivantes furent passées dans le stress, dans l’attente de savoir si j’allais être poursuivi, ou pas, pour quelque chose que je n’ai pas fait et pour laquelle les policiers ont fait de faux PV. Ce qui m’a marqué, ce n’est pas tant ce qui s’est passé ou les conditions dans lesquelles ça s’est passé, c’est plutôt ce qui me traversait alors l’esprit: l’émotion, la peur.
QG : Vous estimez que votre placement en garde à vue par les policiers n’est pas fortuit, mais qu’il s’explique par vos origines. Qu’est-ce qui vous fait dire cela?
Je pense, de plus en plus, que mon arrestation a été motivée par des critères raciaux. Quand on m’arrête, la première chose qu’ils se disent entre eux, c’est qu’ils ont arrêté un « rebeu ». Je n’avais pas la tenue ou l’apparence de ceux qu’ils considèrent comme des black blocs ou des casseurs. J’avais une chemise, une cravate. Rien ne pouvait laisser présager, dans ma tenue ou mon comportement, que j’aurais pu commettre des dégradations. Ce qui a motivé mon arrestation, c’est donc clairement qu’ils cherchaient un « rebeu ». C’est tombé sur moi.
Ensuite, les faux des policiers ont prolongé ma GAV et ont fait que je me suis retrouvé au tribunal. Du début à la fin, les 60 heures qui se sont déroulées ont été causées par une arrestation entièrement basée sur des critères raciaux, puis par de faux PV pour appuyer celle-ci. Si les policiers ne m’avaient pas arrêté parce que je suis rebeu, à un endroit où les gens ne manifestaient même plus, je n’aurais jamais fini au commissariat et serais sorti immédiatement.

QG : Ce que vous racontez au sujet de votre discussion avec la déléguée du procureur est sidérant, notamment le fait que celle-ci vous ait empêché de bénéficier de la présence d’un avocat. Comment analysez-vous son attitude à votre égard et quelles charges a-t-elle retenues contre vous ?
Sur le moment, j’ai bien cru que je n’y avais pas droit, bien que je connusse mes droits essentiels. La garde à vue et la façon dont s’est comportée la déléguée du procureur ont créé des conditions où j’étais tout à fait vulnérable, et elle en a abusé. Elle m’a refusé la présence et les conseils de mon avocat, malgré mon instance. Son attitude était, quant à elle, emplie de mépris de classe vis-à-vis de moi et des manifestants. Elle m’a attaqué sur mes études, sur le fait que je sois à la Sorbonne, que j’y étais « embrigadé », que ce n’étaient pas de « vraies études », sur mes parents etc. Si elle n’a pas tenu de propos raciste, je ne peux aujourd’hui m’empêcher de me demander s’il n’y avait pas aussi un mépris vis-à-vis de ce à quoi je peux ressembler. Pourquoi me demander d’abandonner mes études et de faire plombier? Je n’en saurais rien.
Ce qui sera retenu contre moi, c’est participation à un groupement en vue de commettre des violences ou des dégradations. Ça n’a aucun sens, et cette même déléguée n’avait pas vraiment l’air de savoir elle-même ce pourquoi j’étais poursuivi.
QG : Avec votre avocat, vous avez saisi le parquet pour faire annuler les charges retenues contre vous. Craignez-vous que la justice traîne en longueur pour éviter de reconnaître son erreur ?
Je vais discuter avec mon avocat pour savoir jusqu’où nous irons. Mais je souhaite aller aussi loin que possible. Il faut savoir que l’APP [Avertissement pénal probatoire, entré en vigueur le 1er janvier 2023, NDLR], quand je le signe, je reconnais sans le savoir une culpabilité pour les faits dont je suis poursuivi. Et ça, on ne me le dit pas. Alors même que j’ai nié les faits tout au long de la procédure, à plusieurs reprises, étant donné que je n’ai rien fait. On ne peut pas me contraindre à les reconnaître. C’est ce qu’a pourtant fait la déléguée du procureur. Malheureusement, avec cette APP, les voies de recours sont minimes.
Par rapport au délai, j’imagine que le parquet peut faire traîner en longueur parce que quand on saisit le parquet, c’est au bon vouloir de la procureure de la République [Laure Beccuau, procureure de la République de Paris, NDLR] de faire annuler les charges et la procédure. Légalement, rien ne l’y contraint.

QG : Vous aviez manifesté ce jour là contre la réforme des retraites. Est-ce à vos yeux une manière d’intimider toute opposition politique?
Totalement. J’ai été peu surpris que la police soit prête à utiliser des méthodes déloyales pour intimider les manifestants qui font usage de leur droit à manifester – un droit essentiel pour nous. Je suis plus choqué de la manière dont la justice s’est faite le bras armé de la répression politique. La sanction que je prends, le stage de citoyenneté qu’on m’impose, cela revient à dire : « On n’est pas d’accord avec vos opinions politiques ». C’était également les opinions personnelles de la déléguée de la procureure de la République. « Je ne suis pas d’accord avec vos idées, avec le fait que vous les exprimiez, que vous manifestiez. Je vais donc vous contraindre à un stage de rééducation citoyenne. » C’est de la répression morale et politique pure et simple, basée sur des opinions politiques. La police et la justice se font aujourd’hui le bras armé de la répression politique.
QG : En tant qu’étudiant en science politique, estimez-vous, à travers votre histoire et celle d’autres manifestants, que le racisme institutionnel de la police française est couvert par la justice?
Je ne veux pas partir de mon expérience d’étudiant en science politique, mais de mon expérience de citoyen. La police française est structurellement raciste. La justice française l’est également. Il y a un racisme systémique dans ces deux institutions. On commence par la police et la justice prolonge. On peut être réprimé parce qu’on manifeste, parce qu’on exprime des opinions politiques. Mais on peut être également réprimé parce qu’on est racisé.
Je n’attends pas grand-chose de la police, aujourd’hui. J’ai plus d’exigence vis-à-vis de la justice, et cet appareil judiciaire ne rend pas justice.

QG : Est-ce que la séparation entre système judiciaire et pouvoir exécutif est particulièrement mise à mal aujourd’hui?
Il y a quelques semaines, Dupont-Moretti, ministre de la Justice, à qui on doit l’APP, avait demandé à l’appareil judiciaire de punir sévèrement les manifestants. On doit tous être indigné de savoir que le ministre de la Justice demande à la justice de réprimer. C’est ce qu’elle fait aujourd’hui ! Cela a été mon cas. D’autres, qui ont été condamnés, qui ont fait des témoignages, ont des interdictions de manifester. Ils prennent de la prison avec sursis, des amendes. Des procès en nombre vont avoir lieu à la rentrée, en septembre-octobre, pour ces motifs. La justice, d’une certaine manière, s’est mise au service du pouvoir. Quand Dupont-Moretti fait ce genre de déclaration et de demandes, c’est assez explicite.
QG : Avez-vous reçu du soutien depuis que vous avez livré votre histoire ?
Il se trouve qu’en tant qu’étudiant en master, j’ai un mémoire à rendre en mai. Avec ce qui s’est passé, je me suis retrouvé en incapacité de travailler durant les jours qui ont suivi. J’ai contacté mes enseignantes-chercheuses, qui ont très bien compris, qui ont été à l’écoute, qui ont été un soutien pour moi, et ont fait remonter l’affaire. J’ai reçu le soutien de mon département de Science politique de Panthéon-Sorbonne, qui a fait un communiqué pour dénoncer ce qui s’est passé, pour dénoncer les attaques contre le monde de la recherche et pour m’apporter son soutien. J’ai eu plusieurs chercheurs et chercheuses qui ont partagé mon histoire, qui m’ont envoyé des messages de soutien en privé. Des messages d’étudiants aussi.
J’ai aussi eu le soutien de la présidente de l’Observatoire des libertés académiques. Au-delà, ce qui m’a aidé à avancer, c’est de voir plein de personnes issues de pleins d’horizons exprimer leur colère, leur rage et leur soutien. Entendre que d’autres personnes comme des journalistes, des politiques, des jeunes, des manifestants et d’autres s’offusquent et condamnent avec autant de force ce qui s’est passé, cela fait beaucoup de bien. Lire des témoignages d’autres personnes démontre bien que mon histoire est très loin d’être isolée. Quand j’ai été déféré au dépôt, il y avait d’autres manifestants qui étaient poursuivi pour des charges plus ou moins équivalentes, de manière tout aussi injuste. Il faut que tout cela soit médiatisé, rendu public, parce que ça laisse une trace. C’est très important.
QG : Quels conseils donneriez-vous à de jeunes manifestants, notamment ceux ayant des racines extra-européennes, s’ils devaient se trouver devant une situation similaire à la vôtre ?
Quand j’allais en manifestation jusqu’ici, je pensais que si un jour je devais être arrêté, interpellé ou poursuivi, ce serait pour des faits minimes, c’est-à-dire pour avoir participé à une manifestation non déclarée ou interdite, et pas pour les charges qui ont été retenues contre moi. Je pensais aussi que ce serait sans rapport avec mes origines. Or toute la procédure a résulté de cette discrimination originelle.
Pour ce qui est des personnes racisées qui manifestent, il faudrait s’armer de la même façon que les autres en connaissant leurs droits. Il faut que les gens prennent le nom d’un avocat avant d’aller manifester et il faut surtout continuer à aller manifester. Si on les laisse entamer nos droits petit à petit, je pense que les personnes racisées, les personnes précaires, les personnes qui sont en bas de l’échelle sociale et qui sont maintenues en bas seront les premières impactées. Il faut continuer de lutter pour ne pas voir nos conditions de vie empirer.
Propos recueillis par Jonathan Baudoin
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