Anthony Galluzzo : « Partout où il y a de l’héroïsation, il faut s’interroger sur les rapports de pouvoir »

27/05/2023

Érigé en figure hors norme, l’entrepreneur se voit souvent désigné comme un exemple à suivre dans les médias. Le mythe du « self-made man », tout droit venu des États-Unis, se nourrit ainsi de l’idéalisation de personnalités comme Steve Jobs, Bill Gates ou encore Elon Musk. La réussite de ces milliardaires est-elle vraiment le fruit de leurs intuitions visionnaires et de leur travail acharné? Ce récit ne sert-il pas plutôt à légitimer la domination du capital sur des millions d’êtres humains? Anthony Galluzzo démystifie cette machine à rêves dans un entretien pour QG

Steve Jobs, Bill Gates, Jeff Bezos, Elon Musk. Ces noms d’entrepreneurs de la high-tech héroïsés, starifiés par la grande presse, évitent de questionner les rapports sociaux dans leur secteur. C’est la thèse défendue par Anthony Galluzzo, auteur du Mythe de l’entrepreneur (éditions La Découverte). Pour QG, le maître de conférences à l’université de Saint-Étienne démonte la légende de l’entrepreneur « self-made-man » qui serait un marginal, un rebelle, alors qu’il est, en vérité, l’accapareur d’un travail collectif. Interview par Jonathan Baudoin

QG : Est-ce que votre essai est une manière de « déconstruire » la figure de l’entrepreneur, théorisée entre autres par l’économiste autrichien Joseph Schumpeter ?

Anthony Galluzzo : Pas exactement. Je m’intéresse plus précisément à la célébrité entrepreneuriale, telle qu’elle a émergée avec la presse de masse à la fin du 19ème siècle. Andrew Carnegie et Thomas Edison à l’époque, Steve Jobs et Elon Musk plus récemment: j’ai cherché à cerner la façon dont on raconte l’histoire de ces entrepreneurs célèbres à travers l’industrie culturelle et médiatique. Il se trouve qu’au bout du compte, la façon dont on célèbre l’entrepreneur dans cette littérature – tel un individu créateur, quasi-démiurge, doté d’une vision et capable de bouleverser les marchés par son action disruptive – rejoint en grande partie l’entrepreneur tel qu’on le décrit dans une certaine littérature scientifique : en économie chez les schumpétériens ou en gestion chez les chercheurs en entrepreneuriat.

Anthony Galluzzo est maître de conférences en Sciences de Gestion à l’université de Saint-ÉtiennePhoto : Cédric MARTIN

Peut-on dire que, selon le lieu de naissance, on hérite plus facilement d’un capital, générant ainsi une inégalité structurelle s’ajoutant à d’autres inégalités structurelles (sociales, pigmentaires, culturelles) ?

C’est un constat banal, qui traverse toute la sociologie: les positions sociales s’héritent, à travers tout un ensemble de capitaux transmis – économiques, mais aussi sociaux, culturels et symboliques. Ce que l’on constate, quand on parcourt, comme je l’ai fait dans mon livre, toute la littérature grand public consacrée aux célébrités entrepreneuriales, c’est que les histoires véhiculées vont complètement à l’encontre de l’idée d’héritage. Dans les articles de presse, les biopics, les biographies, les documentaires, la plupart du temps, on nous présente un entrepreneur qui a réussi non pas parce qu’il a disposé des bons capitaux de départ, mais au contraire parce qu’il s’est imposé envers et contre tout.

De la fin du 19ème siècle jusqu’à aujourd’hui, on retrouve l’idée que l’entrepreneur est un self-made man, qui a réussi à imposer des idées très personnelles dans un environnement très conservateur voire hostile. Pourtant, quand on fait la socio-histoire des écosystèmes dans lesquels ces entrepreneurs ont évolué, on constate toujours qu’ils sont tout sauf des marginaux. À l’inverse, ils se situent toujours dans des centres d’accumulation capitaliste en phase d’hypercroissance. Andrew Carnegie a grandi au contact de la bourgeoisie d’affaires de Pittsburgh, à un moment où se développaient fortement les compagnies de chemin de fer. Steve Jobs a grandi à Santa Clara, dans ce que l’on appelle aujourd’hui la Silicon Valley, où il a côtoyé les meilleurs ingénieurs en électronique de son temps, employés dans des entreprises comme Hewlett-Packard, et Lockheed Missiles and Space. Il est devenu adulte au moment où s’ouvrait la fenêtre économique et technologique de l’ordinateur personnel. La littérature entrepreneuriale commune n’intègre pas ces facteurs structurels. Tout au contraire, elle célèbre l’entrepreneur tel un phénomène spontané et inexpliqué, comme un génie sorti de nulle part. Le constat est ancien : des sociologues du début du 20ème siècle, réagissant au cliché, très répandu alors, qui voulait que les grands entrepreneurs américains soient des fils de paysans sans le sou, ayant construit leur sens du labeur face aux épreuves, ont montré, statistiques à l’appui, qu’ils étaient pour une extrême majorité des hommes blancs, nés aux États-Unis, issus des familles bourgeoises des états du nord-est, d’origine anglo-saxonne et de religion protestante.

Couverture du magazine Fortune en 1989, dédiée au patron d’Apple, né à San Francisco, alors âgé de 34 ans : « Comment Steve Jobs s’est associé à IBM »

Est-ce que la presse a joué un plus grand rôle que la théorie économique dans l’héroïsation de l’entrepreneur, notamment à travers l’exemple de Steve Jobs, dont l’un des points communs avec les autres entrepreneurs cités dans le livre (Bill Gates, John D. Rockfeller, Henry Ford, ou Elon Musk) est de partager un antisyndicalisme primaire ?

Je ne saurais pas vous répondre car je n’ai pas fait une étude systématique de la figure de l’entrepreneur dans l’histoire de la pensée économique. Je me suis concentré sur le traitement des célébrités entrepreneuriales dans les grands médias et l’industrie culturelle. Je commence l’ouvrage par une étude du cas Steve Jobs, pour lequel j’ai constitué un vaste corpus d’ouvrages biographiques, de films et d’articles en tout genre. On remarque que tout un ensemble de thématiques, d’histoires et de clichés reviennent sans cesse dans ces ouvrages. On remarque symétriquement des événements qui ne sont pas ou peu traités. L’organisation du travail fait partie de ces sujets que la plupart des journalistes et des écrivains évitent. Dans les années 2000, un procès a éclaté dans la Silicon Valley concernant un cartel des salaires. Des mails de Steve Jobs ont montré que celui-ci, de concert avec des entreprises comme Google, avait un accord tacite visant à éliminer toute concurrence sur les travailleurs qualifiés et ainsi à limiter la hausse des salaires. Tout débauchage entre les entreprises du cartel était interdit. Cette affaire a été très peu reprise et commentée.

Mêmes absences pour des personnages comme Elon Musk, aujourd’hui critiqué pour ses positions politiques et sa prise en main de Twitter, mais jusqu’à très récemment encensé par la grande presse américaine (il a été désigné « homme de l’année » par le Financial Times et par le Time en 2021), alors que sa politique antisyndicale chez Tesla est documentée par le Guardian depuis au moins 2017. De même, la délocalisation de la production chez des sous-traitants et assembleurs asiatiques (notamment Foxconn) a été absolument cruciale dans la réussite économique d’Apple, et ce, depuis les années 1980. Là aussi, on constate que la thématique n’est jamais traitée dans la littérature entrepreneuriale, toute absorbée qu’elle est par la « personnalité » du fondateur.

En quoi l’héroïsation de l’entrepreneur diffère de celle concernant des scientifiques, des artistes ou des chefs d’État ?

Partout où il y a de l’héroïsation, il faut s’interroger sur les rapports de pouvoir. Quelles représentations ces récits alimentent-ils, quel ordre social dessinent-elles en creux ? Les composantes du mythe que je détaille dans mon livre – l’individu créateur, solitaire, inspiré, rebelle, visionnaire et génial – se retrouvent bien au-delà de la littérature entrepreneuriale. Ces mêmes thèmes sont mobilisés pour parler des héros du roman national depuis le 19ème siècle. On les retrouve également dans toute une littérature biographique, très abondante. Mais si les mythèmes mobilisés sont souvent similaires, les idéaux qu’ils servent diffèrent. Le héros national exalte l’amour de la patrie, l’ardeur au combat et le sacrifice guerrier. Le héros entrepreneurial, lui, cherche à nous convaincre que la vie bonne est celle qui se prouve et s’éprouve sur le marché ; que l’entrepreneur est la nouvelle force motrice de l’histoire, faisant avancer l’humanité sur la route du progrès technologique.

Le discours dominant sur l’entrepreneur-génie privé, seule source capable de faire changer l’économie, est-il un moyen d’invisibiliser le travail collectif, ou étatique, nécessaire pour produire des révolutions technologiques ensuite accaparées par ce même entrepreneur?

Je dirais plutôt que les célébrations de l’entrepreneur interviennent, en quelque sorte, en surplus. Ce qui invisibilise la dimension collective de tout système productif, c’est bien davantage la division du travail et le fétichisme de la marchandise. Depuis l’essor du capitalisme industriel, les chaines de valeur se sont étendues et les processus de fabrication se sont complexifiés. Nous ne produisons plus ce que nous consommons et, conséquemment, ignorons bien des choses du travail nécessaire à la fabrication des objets que nous manipulons quotidiennement. Dans ce contexte, les histoires qui circulent massivement sont celles qui sont produites par le capital, à travers la publicité, l’industrie médiatique et culturelle. Et ces histoires cultivent le mythe de l’entrepreneur, elles contribuent à diffuser l’idée qu’il y a, à la source de toute création de valeur, une éminence, un Steve Jobs ou un Elon Musk sans lequel rien ne serait possible. Il y a toujours eu là, pour les détenteurs des moyens de production, un enjeu stratégique :  il leur faut légitimer leur domination économique sur le plan symbolique pour que perdure le système politique qui garantit leurs privilèges.

« Les entrepreneurs doivent légitimer leur domination économique pour que perdure le système qui garantit leurs privilèges »

Peut-on dire qu’à travers cet ouvrage, vous visez à réhabiliter une vision collective, socialiste, voire marxiste, du travail, de la recherche technologique, face à une vision consacrant un individu déifié et niant les inégalités structurelles intrinsèques au mode de production capitaliste ?

On peut résumer l’ouvrage ainsi. Mais je n’ai pas entrepris cette recherche avec pour objectif a priori d’étayer cette thèse. Je suis parti d’une étude empirique, que j’ai ensuite complétée par une enquête historique, ce qui m’a permis dans le dernier chapitre du livre de tirer certaines conclusions politiques. Car on l’oublie parfois, aujourd’hui, que dominent certains enseignements comme l’économétrie et la finance. L’économie est avant tout une économie politique : elle se comprend à travers un ensemble de règles historiquement instituées qui sont l’expression de rapports de force entre les classes sociales.

Propos recueillis par Jonathan Baudoin

Anthony Galluzzo est maître de conférences à l’université Jean Monnet de Saint-Étienne. Il est l’auteur de : Le mythe de l’entrepreneur : défaire l’imaginaire de la Silicon Valley (La Découverte, 2023) ; La Fabrique du consommateur – Une histoire de la société marchande (La Découverte, 2020).

1 Commentaire(s)

  1. Dans un monde où l’argent et la technologie sont roi et reine, il ne faut pas s’étonner de voir des inventeurs milliardaires porter le pompon et voir leurs noms briller en légendes de notre époque. Au temps où les épées et les lances faisaient taire toutes le discussions, ce sont de « preux chevaliers » qui raflaient biens et belles.

    L’ Histoire se souvient de Duguesclin. Sa légende conte ses hauts faits ; dans la réalité sa rustrerie égalait son habileté aux armes qui n’enviait rien à son habileté politique. Steve Jobs (une autre histoire d’Apple pourrait mentionner Steve Wozniak) était réellement génial. Ceux comme moi qui ont eu un Apple IIe et le premier Macintosh entre les mains après avoir sué sur des PCs dans les années 80-90, savent de quoi ils parlent. Il était aussi complètement parano et avait le talent de pomper toutes les bonnes idées et talents autours de lui, comme de les pousser et retrancher dans leurs limites pour servir ses idées et son projet. Grand exigeant et génial assembleur il était ! Écoutons-le parler. Il a bien droit à une tribune pour se défendre, non ?

    https://youtu.be/FVISNcjrj5s

    Combien d’hommes ont la capacité de mobiliser rassembler et porter forces multiples dans un projet créateur d’envergure ? Peu, très peu en réalité. Je ne glorifie pas ces hommes. Et je porte un regard distant sur leur « consécration publique ». Je note cependant qu’en France un parcours comme celui de Steve Jobs est impossible. Dans ce pays au ventre mou, la bourgeoisie régnante et l’administration aspirent et s’arrogent tous les honneurs récompenses et mérites des efforts collectifs et génies individuels. Pas étonnant que la France soit en berne. Ce n’est plus qu’une pompe à fric pour rentiers et apparatchiks, dans tous les domaines.

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