« La situation au Proche-Orient est la conséquence directe de la politique de Benjamin Netanyahu »

27/10/2023

Ex-correspondant à Jérusalem et grand spécialiste du conflit, Charles Enderlin livre à QG une analyse exclusive de la situation sur place. La politique d’extrême-droite menée par le gouvernement Netanyaou, principalement orientée vers la colonisation, a permis au Hamas de se renforcer comme jamais depuis quelques années, préparant la catastrophe survenue le 7 octobre. Tendant toujours plus vers un état d’apartheid, le pouvoir israélien a sciemment enterré la solution à deux États, et refuse fermement la moindre conversation avec les pro-démocrates

L’offensive du Hamas le 7 octobre dernier, et la réaction de l’armée israélienne dans la bande de Gaza depuis lors, ont entraîné le monde dans le nouveau cycle d’une guerre israélo-palestinienne continuelle depuis 1948. Dans un entretien accordé à QG, Charles Enderlin, ex-correspondant de France 2 à Jérusalem, alerte au sujet de la transformation d’Israël en une ethnocratie, voire en un « régime d’apartheid » au-delà de la Cisjordanie, compte tenu de l’ascension politique et démographique des partisans d’un messianisme sioniste très dur. À ces douloureux problèmes, il consacre un essai, Israël, l’agonie d’une démocratie et une édition augmentée du livre Au nom du Temple, initialement publiée en 2013 au Seuil. Interview par Jonathan Baudoin

Charles Enderlin est journaliste et documentariste, ex-correspondant de France Télévisions à Jérusalem / Image: capture d’écran « Un monde à vif », Mediapart

QG : La visite du président Macron en Israël ce mardi 24 octobre était, selon l’annonce faite la veille par l’AFP, censée être axée sur la création d’un État palestinien et l’arrêt de la colonisation. Qu’est-ce qui pourrait infléchir le gouvernement israélien? Est-il capable d’entendre autre chose de la part de ses alliés que le « soutien inconditionnel »?

Charles Enderlin : On n’en est pas là… et même on en est plutôt très loin. Depuis la fin décembre 2022, Israël est dirigé par le gouvernement le plus à droite de son histoire. Les premières lignes de son programme sont très claires : « Le peuple juif a un droit exclusif et inaliénable sur la terre d’Israël. Le gouvernement développera l’implantation partout, y compris en Judée-Samarie (c’est-à-dire la Cisjordanie) ». La politique de Benjamin Netanyahu a toujours été, depuis son retour au pouvoir en 2009, de permettre le renforcement du Hamas et donc son financement, étant entendu qu’avec l’organisation islamiste aucun accord politique n’est possible, seulement des cessez-le-feu. En parallèle, Netanyahu a poursuivi l’affaiblissement de l’autorité palestinienne autonome de Mahmoud Abbas tout en bloquant la reprise du processus de négociation. Le Premier ministre israélien l’a déclaré en personne lors d’une rencontre filmée avec des députés du Likoud en mars 2019 : « Toute personne voulant empêcher la création d’un État palestinien doit soutenir le renforcement du Hamas et le transfert de fonds au Hamas. C’est notre stratégie : séparer les Palestiniens de Gaza des Palestiniens de Cisjordanie ». Il faut rappeler aussi que Benjamin Netanyahu a accordé les postes clés de la sécurité et de la colonisation aux colons les plus radicaux. Betzalel Smotrich, chef du parti sioniste religieux, est ministre des Finances et ministre délégué à la Défense, où il a pour mission de développer la colonisation et de limiter le développement palestinien. Itamar Ben Gvir, héritier idéologique du rabbin raciste Meir Kahana, est ministre de la Sécurité nationale. Il encourage ses fidèles, les colons radicaux en Cisjordanie. Avant de parler d’une solution à deux États, il faudra que ce gouvernement disparaisse. Pour cela, il faudrait que l’Europe – et la France – encouragent le mouvement pro-démocratie qui, il y a seulement quelques semaines, manifestait massivement contre le changement de régime mis en place par Netanyahu.

Emmanuel Macron et Benjamin Netanyahu, janvier 2020

Il y a deux ans, dans les colonnes de QG, vous aviez expliqué l’aveuglement des gouvernements israéliens à l’égard de l’islam radical présent à Gaza, et au sujet du Hamas en particulier. Peut-on dire désormais que le Hamas et le gouvernement israélien mené par Netanyahu sont des alliés objectifs, refusant fondamentalement la solution à deux États ?

Sur le fond, oui, vous avez raison. Et la grande peur du mouvement pro-démocratie est que Benjamin Netanyahu limite les opérations militaires contre le Hamas pour laisser l’organisation islamiste au pouvoir à Gaza. Cela afin, justement, d’empêcher toute avancée vers la solution à deux États. Une des idées de résolution possible serait, à l’issue de la guerre actuelle, de placer Gaza sous contrôle international puis, sous l’égide de l’ONU, d’organiser des élections palestiniennes, à Gaza, en Cisjordanie, et à Jérusalem-Est.

Le Fatah, d’une part, l’opposition de gauche israélienne, d’autre part, n’ont-ils pas eux aussi démontré leur impuissance politique à porter une solution pacifique à cette guerre israélo-palestinienne qui dure depuis 1948 ?

La situation actuelle est la conséquence de la politique menée par Benjamin Netanyahu depuis 2009. Affaiblir le Fatah et l’Autorité palestinienne, affaiblir aussi la gauche israélienne. Délégitimer les ONG israéliennes de Défense des droits de l’homme… Dans la réédition mise à jour de mon livre Au nom du temple (Points Seuil, 2023), je raconte ce processus mis en place par Netanyahu et ses alliés d’extrême-droite messianiques.

Estimez-vous que l’offensive du Hamas va faciliter, au bout du compte, la réforme judiciaire suscitant une forte opposition au sein de la société israélienne depuis le début de l’année ?

Le mouvement pro-démocratie n’est pas mort, loin de là. Les différentes organisations et associations qui le constituent sont mobilisées pour remplacer le pouvoir là où il est déficient. Notamment l’association « Frères et sœurs d’armes », qui rassemble des milliers de réservistes qui ne sont pas rappelés. Elle est entièrement mobilisée pour apporter de l’aide aux habitants des localités évacuées de Haute Galilée et des environs de Gaza et aussi soutenir les réservistes qui sont au front. Lorsque la guerre sera terminée, les pro-démocratie seront à nouveau dans la rue pour empêcher la transformation d’Israël en état autocratique et illibéral.

Manifestation d’Israéliens contre le pouvoir d’extrême-droite de Benjamin Netanyahu en 2017

En quoi cette réforme judiciaire marquerait une victoire de l’extrême-droite religieuse, faisant partie de la coalition gouvernementale et tenante du messianisme sioniste, sur lequel vous revenez dans Israël, l’agonie d’une démocratie ?

Il faut rappeler qu’Israël n’a pas de constitution et n’a pas adopté la déclaration universelle des Droits de l’homme. La refonte du système judiciaire voulue par Netanyahu signifie très concrètement l’annulation du seul contre-pouvoir existant en Israël. Il s’agit de la Cour suprême dont la coalition gouvernementale voudrait désormais nommer les juges. Faire sauter ce dernier verrou judiciaire qui freine le développement de la colonisation. Mais ce n’est pas tout, le changement de régime mis en place comporte aussi tous les éléments d’un coup d’état identitaire. C’est ainsi qu’une agence de promotion de l’identité nationale juive a été créée et dirigée par un intégriste messianique homophobe. Les autres fondamentalistes, les ultra-orthodoxes ashkénazes et séfarades, entendent conserver leur autonomie à l’intérieur de l’État. Obtenir la dispense de service militaire pour l’ensemble de leurs étudiants, dont les bourses d’étude sont plus importantes que la solde des militaires du contingent.

Est-ce qu’il est possible de dire qu’Israël a instauré un régime « d’apartheid » à l’égard des Palestiniens?

En Cisjordanie, certainement. Le tout dernier à le reconnaître est Tamir Pardo, un ancien chef du Mossad : « Les mécanismes israéliens de contrôle des Palestiniens, depuis les restrictions de mouvement jusqu’à leur placement sous la loi martiale, alors que les colons juifs dans les territoires occupés sont gouvernés par des tribunaux civils, sont à la hauteur de l’ancienne Afrique du Sud« .  En Israël même, c’est une forme d’ethnocratie. La loi Israël-État-nation du peuple juif, votée en 2018, a retiré les droits communautaires aux non-juifs, mais sans toucher aux droits individuels. Cela pourrait changer si les messianiques au pouvoir poursuivent la mise en place du régime autoritaire et théocratique dont ils rêvent. Dans ce cas, Israël sera un régime d’apartheid.

Dans Au nom du Temple, vous soulignez combien la démographie évolue significativement en faveur des sphères sionistes religieuses, face aux sphères séculières. Est-ce une stratégie délibérée de la part des tenants du messianisme sioniste ? Doit-on craindre une pente théocratique en Israël à l’avenir ?

La réponse est : absolument, oui ! C’est la direction prise par plusieurs éléments de législation religieuse, introduits dans le cadre du changement de régime. Il s’agit par exemple d’accorder au Grand rabbinat seul la définition de la judaïté. La loi du retour devrait être amendée pour interdire la venue d’immigrants considérés comme insuffisamment juifs par le grand rabbinat d’Israël. Les conversions réalisées par des rabbins libéraux, réformés ou conservateurs, en Israël ou à l’étranger, ne seraient alors plus reconnues. Un autre texte définit l’étude de la Torah comme l’équivalent d’un service national. Les tribunaux rabbiniques auraient la préséance sur les tribunaux séculiers des affaires familiales. La guerre actuelle a interrompu ce processus législatif.

Manifestation de juifs ultra religieux en Israël pour affirmer la primauté de la Torah sur la loi civile en 2010

Que signifie la montée en puissance des nationalistes religieux en Israël par rapport au droit du peuple palestinien à disposer d’une terre, d’un État indépendant, au regard des informations que vous répertoriez dans vos derniers livres ?

Pour les sionistes religieux, la terre d’Israël a été donnée par Dieu au peuple juif et il est interdit d’en donner ne serait-ce qu’un centimètre à un étranger. Yitzhak Rabin [Premier ministre israélien assassiné le 4 novembre 1995, NDLR] a été assassiné par un sioniste religieux pour l’empêcher de poursuivre le processus d’Oslo avec les Palestiniens. À ce sujet, pour l’Islam radical, pour le Hamas et le Djihad islamique, un État juif ne doit pas exister en terre d’islam.

Propos recueillis par Jonathan BAUDOIN

Charles Enderlin est journaliste et documentariste. Il a été correspondant à Jérusalem pour France 2 de 1981 à 2015. Il est l’auteur de nombreux ouvrages sur le conflit israélo-palestinien: Israël, l’agonie d’une démocratie (Le Seuil, 2023) ; Au nom du Temple : Israël et l’arrivée au pouvoir des juifs messianiques (Le Seuil, 2023) ; De notre correspondant à Jérusalem – Le journalisme comme identité (Le Seuil, 2021).

Image d’ouverture : Jeune homme palestinien envoyant des projectiles. Bande de Gaza, 2021 / Photographe: Hosny Salah

3 Commentaire(s)

  1. Heureusement qu’il reste quelques voix éclairées pour rappeler la (et à la) réalité. Exposées par Charles Enderlen, qui connaît la situation dans le temps et dans le moindre détail, les choses deviennent lumineuses. Dans le fond, même moyennement informé, d’instinct, on sait beaucoup sur le sujet. Mais il est là pour donner avec précision les clefs de lecture qu’il nous manquent. Une en particulier retient mon attention, cette coïncidence entre ce gouvernement israélien et le Hamas, (qui a sa part de responsabilité _avec son fanatisme religieux _ mais qui n’est pas un Etat constitué), sur la nécessité de l’élimination réciproque. Libre cours laissé à l’hubris, c’est un montage incroyable, d’un cynisme teinté de démence.. La jonction enfin réalisée entre ultra-orthodoxes et extrème droite. Et même, connaissant cela, on a le soutien inconditionnel à Israël, à la suite des Etats-Unis, des pays occidentaux. On en est donc là. Instrumentaliser le Hamas pour faire oublier le peuple palestinien et les démocrates israéliens. On joue une nouvelle fois allègrement avec le feu, sans aucun souci pour les populations civiles. La France, et l’Europe là dedans? Elles participent de cette lugubre farce. Comme tiède européen, mais surtout comme français un sentiment de honte m’envahit. Impossible de ne pas éprouver quelque part un sentiment de culpabilité. Nous y avons chacun notre part de responsabilité.

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