« Milei va mettre en place une sorte de néolibéralisme radicalisé »

30/11/2023

L’élection de l’anarcho-capitaliste Javier Milei à la présidence de l’Argentine le 19 novembre dernier a causé un ouragan politico-médiatique dans le monde entier. Sans expérience politique aucune, cet économiste déjanté aux idées extrémistes, ultra-libérales et climato-négationnistes, prend la tête d’un pays en perdition souffrant d’une augmentation de l’inflation de 140% en un an. Un vote qui traduit le ras-le-bol du peuple argentin, désespéré par la corruption et rongé par la pauvreté. Qu’est ce qui attend les Argentins pour les années à venir? Analyse complète de la situation sur QG par Pablo Stefanoni, un des meilleurs connaisseurs du dossier

La victoire de Javier Milei au second tour de l’élection présidentielle argentine est un coup de tonnerre en Amérique du Sud. Comparé à Donald Trump ou à Jair Bolsonaro, le nouveau président argentin entend mener une politique « antisystème » dans une Argentine où le taux d’inflation record a atteint plus de 140% en octobre 2023. Pour QG, le journaliste argentin Pablo Stefanoni, auteur de « La rébellion est-elle passée à droite ? » (La Découverte, 2022) revient sur les raisons de cette victoire, mais aussi sur les limites dans l’application possible des idées libertariennes de Milei, qui devra se coaliser avec la droite libérale-conservatrice pour gouverner et ainsi réfréner ses ardeurs. Interview par Jonathan Baudoin

Pablo Stefanoni est journaliste et docteur en histoire – Photo : Bernardino Avila

QG : Quels sont les principaux facteurs ayant permis l’élection de Javier Milei à la présidence de l’Argentine ce 19 novembre ?

Pablo Stefanoni : Je pense au ras-le-bol qui existe en Argentine par rapport à la crise économique, déjà ancienne. Milei a profité de ça pour incarner une sorte de rébellion électorale de droite, comme on l’observe ces dernières années dans tout le monde occidental. Je pense également qu’il a réussi à canaliser la morosité ambiante et la volonté de contester le système politique. Le soutien à Milei est lié à une sorte de révolution anti-politicienne, car il a utilisé dans sa campagne la lutte contre ladite « caste » politique et a récupéré un mot d’ordre utilisé durant la crise de 2001, en l’occurrence « qu’ils s’en aillent tous ! ». Mais en 2001, c’était le mot d’ordre du progressisme contre le néolibéralisme. Maintenant, c’est le mot d’ordre d’une droite alternative contre la droite conventionnelle et le péronisme [mouvement politique argentin s’inspirant des idées de Juan Domingo Perón, NDLR].

Aura-t-il une marge de manœuvre pour appliquer un programme économique axé sur de l’austérité et le remplacement du peso argentin par le dollar états-unien, sachant que des élections législatives se sont tenues en même temps que l’élection présidentielle ?

On doit commencer par dire que Milei est un outsider qui n’a aucune structure politique, pas de gouverneurs, ni de maires. Il a un petit groupe parlementaire de 38 députés sur un Parlement de 257 députés. Il lui manque des cadres. Pour le second tour, il a bénéficié du soutien de la droite libéral-conservatrice de l’ancien président (2015-2019) Mauricio Macri. On peut constater l’émergence d’un gouvernement de coalition entre la droite et l’extrême-droite car une partie des ministres du nouveau gouvernement vient directement du parti de Macri. Patricia Bullrich, la candidate de droite, arrivée troisième au premier tour de l’élection présidentielle, sera la ministre de la Sécurité. Elle occupait déjà ce poste sous l’ère Macri. Et le ministre de l’Économie sera apparemment aussi issu du camp Macri. On verra sans doute de nombreux membres de la « caste » dans l’équipe présidentielle. Ainsi que des personnes qui viennent du privé, des entreprises que Milei a connues en tant qu’économiste. Quelques péronistes vont rejoindre aussi le gouvernement, un péronisme centriste notamment, qui est lié au gouverneur de la province de Córdoba, qui est la deuxième province la plus peuplée du pays. À Córdoba, Milei a obtenu presque 75% des voix et la province est gouvernée par un péroniste indépendant. On tend vers un gouvernement de coalition qui va être une sorte de macrisme radicalisé, tant les frontières entre la droite et l’extrême-droite se sont affaiblies, comme on peut le voir dans d’autres pays.

Mauricio Macri, président argentin de 2015 à 2019.

Au niveau économique, quand Milei est entré en politique, il avait encore un discours très radical, voire utopique. Il vient de l’anarcho-capitalisme, d’un libertarianisme assez radical, importé des États-Unis. Il parlait d’un État ultra-minimal, de dynamiter la Banque centrale, de remplacer le peso par le dollar. Cela a changé depuis quelques semaines. Il a dû modérer son discours. Maintenant, je pense que son projet de dollarisation est mis de côté. Il va mettre en place une sorte de néolibéralisme 2.0, plus lié à la droite alternative. Une sorte de néolibéralisme radicalisé. La question est de savoir s’il a réellement la force de construire une coalition socio-politique pour mettre en place ce type de programme, car on peut envisager un gouvernement assez faible, avec des cadres hétérogènes venant de différents partis, pour impulser un projet aussi radical ce sera compliqué. L’Argentine a en plus une forte tradition de contestation.

En quoi Milei s’inscrit dans l’idéologie libertarienne, telle que vous l’avez décrite dans votre essai « La rébellion est-elle passée à droite » en 2022 ?

Avant 2013, Milei était un économiste néoclassique assez conventionnel – outre sa personnalité excentrique et ses cheveux en pétard -, travaillant pour le privé, à l’université. Un libéral plus ou moins mainstream. Vers 2013, il a lu un article de Murray Rothbard (1926-1995), le libertarien américain, qui a changé son état d’esprit. Depuis, il déclare : « Je trompais mes élèves parce que tout ce que j’avais appris était erroné ». Il a fait une sorte de conversion quasi religieuse à l’économie autrichienne [courant de pensée économique du 20ème siècle, représenté par Ludwig von Mises ou Friedrich von Hayek, NDLR], dans une version très extrême qui est l’anarcho-capitalisme. Il a commencé à apparaître à la télé, à organiser des cours d’économie politique dans la sphère publique. Il a attiré pas mal de jeunes, de post-adolescents, qui commençaient à s’intéresser à cette mouvance, à ses auteurs. Ils ont commencé à lire cette littérature libertarienne qui était étrangère à la culture politique argentine. Son discours, très exalté, l’amenait à dire : « Entre la mafia et l’État, je préfère la mafia parce que la mafia est compétitive, la mafia ne ment pas, la mafia tient ses engagements », tandis que l’État serait le mal absolu. Il disait que les impôts sont « un vestige de l’esclavage » et que l’évasion fiscale doit être « un droit de l’homme ». Il a imposé au pays une version du libertarianisme américain qui est le paléolibertarianisme. Rothbard, à la fin de sa vie, était partisan d’une alliance avec l’ancienne droite américaine, religieuse, suprémaciste, et surtout anti-État fédéral.

Milei a importé en Argentine ce libertarianisme d’extrême-droite. Même si le contexte est très différent, la synthèse de Rothbard peut justifier les liens de Milei avec Bolsonaro, Trump ou le parti Vox en Espagne. La nouvelle vice-présidente, Victoria Villarruel, vient d’une droite ultra-conservatrice qui a des liens avec des anciens militaires de l’époque de la dictature [dictature militaire de 1976 à 1983, NDLR]. Ce qu’a fait Milei, c’est de mélanger libertarianisme et droite alternative. Il a repris des propos de l’extrême-droite. Il déclare que le changement climatique est une invention des socialistes. Il parle de la bataille culturelle anti-progressiste, un peu comme les discours antiwokistes qu’on connait en France. Il a dans sa mouvance beaucoup de réactionnaires qui sont contre l’avortement, contre le féminisme. La légalisation de l’avortement (2020) et le mariage pour tous (2010) témoignent par contre de la puissance du féminisme et du mouvement LGBT en Argentine.

Banderole pour la légalisation de l’avortement lors de la manifestation du 8 mars 2018, journée internationale des droits des femmes. Buenos Aires

Cette victoire de Milei marque-t-elle une défaite du péronisme selon vous ? La gauche argentine pourrait-elle en profiter pour remettre en question le péronisme ?

C’est un échec pour le péronisme, et pas seulement sur le plan électoral. La gestion sous la présidence Alberto Fernández a été très médiocre, avec une inflation de 140% par an, beaucoup de problèmes entre le président et sa vice-présidente, Cristina Fernández de Kirchner. C’était un gouvernement un peu à la dérive. Cela a affaibli le péronisme, qui est arrivé à l’élection présidentielle très divisé. Ce qui explique la candidature du ministre de l’Économie Sergio Massa comme gage d’unité. Massa représente un péronisme centriste, ultra pragmatique, très lié à l’establishment, à l’ambassade des États-Unis. Il a été le candidat unitaire du péronisme avec le soutien de Cristina Kirchner. On verra quel type de recomposition politique et idéologique suivra cet échec. Du côté du kirchnerisme, qui est le courant de centre-gauche du péronisme, celui qui est le mieux positionné est Axel Kicillof, récemment réélu gouverneur de Buenos Aires, la principale province d’Argentine.

Le péronisme est une sorte de « désorganisation organisée ». Il y a beaucoup d’acteurs qui vont essayer de renouveler le mouvement, le kirchnerisme est assez épuisé du point de vue politique et idéologique, plus lié au passé qu’au futur. Même si le leadership de Cristina Fernández de Kirchner reste incontournable, il suscite aussi beaucoup d’opposition, de contestation. Mais le péronisme est très pragmatique. On a pu observer un péronisme néolibéral dans les années 1990, un péronisme nationaliste de gauche dans les années 2000. Je pense qu’on verra à l’avenir un péronisme plus centriste. Dans le camp de la gauche, la majorité des partis constitue la coalition péroniste. Les communistes, les maoïstes, les populistes de gauche étaient ensemble, derrière la candidature péroniste. Depuis 2019, on a vu une tendance à gauche consistant à rejoindre le péronisme pour faire barrage à la droite, d’abord celle de Macri, maintenant Milei. Exception faite des trotskystes du Front de gauche, qui ont fait environ 4% pour la présidentielle, qui ont 4 parlementaires, et plusieurs élus au niveau régional. Mais c’est une gauche assez dogmatique, avec une certaine influence dans le syndicalisme ; un peu dans le mouvement étudiant ; et une influence électorale historiquement limitée. Cette élection a montré que la gauche en Argentine est assez faible. Je ne sais pas si cela peut changer rapidement.

Cristina Fernández de Kirchner, présidente argentine de 2007 à 2015, et vice-présidente jusqu’en 2023.

Avec Milei comme président, l’Argentine ne va-t-elle pas devenir un cheval de Troie des États-Unis au sein des BRICS, sachant qu’elle rejoindra ce bloc des pays émergents à partir du 1er janvier 2024?

Durant la campagne, Milei a insisté sur le fait qu’il n’allait pas avoir de rapports avec les communistes, que ce soit avec la Chine ou le Brésil. Tout le monde est un peu communiste pour lui. Je pense que cela va changer car la Chine et le Brésil sont des marchés très importants pour l’Argentine. Je pense qu’il y aura un virage plus pragmatique. Xi Jinping a félicité Milei, ce dernier répondant bien poliment à son message. Néanmoins, Milei a déclaré que ses principaux partenaires seraient les États-Unis et Israël, dans une logique occidentaliste. Le problème, c’est qu’aux États-Unis, Milei est très lié à Trump, ce dernier l’ayant soutenu durant toute la campagne. Cela génère des tensions avec les Démocrates. Le message de l’ambassadeur américain en Argentine, quand Milei a gagné l’élection, était un message de félicitations mais également un appel à travailler « ensemble » sur le changement climatique et les politiques de droits humains. Or, comme je l’ai dit tout à l’heure, Milei est négationniste sur le changement climatique et pose problème sur les droits humains avec une vice-présidente négationniste des crimes de la dictature. Le message de l’ambassade américaine peut être lu comme un coup de pression préventif pour Milei. On devra suivre cette situation de près.

Avec Israël, ce sera différent car le pays a un gouvernement d’extrême-droite. Je pense qu’il y aura pas mal de liens avec Benjamin Netanyahu. Milei a annoncé qu’il se rendrait en Israël, et en même temps il a annoncé son intention de se convertir au judaïsme – il a un côté mystique et a beaucoup parlé de Moïse durant la campagne électorale. Par rapport à la Chine et aux BRICS, il faudra attendre un peu pour envisager comment cette politique étrangère, même si elle est assez idéologique, s’inscrit dans un projet plus pragmatique. Cela dit, on verra des personnalités d’extrême droite fanfaronner désormais à Buenos Aires.

Propos recueillis par Jonathan Baudoin

Pablo Stefanoni est journaliste et docteur en histoire. Il collabore à l’édition argentine du Monde diplomatique et au quotidien espagnol El País. Il est rédacteur en chef de la revue Nueva Sociedad, et l’auteur de La rébellion est-elle passée à droite ? (La Découverte, 2022)

1 Commentaire(s)

  1. Une ou deux remarques que m’inspire cet édito.

    L’appellation « anarcho-capitalisme » est vraiment la plus adéquate pour désigner le Libertarisme.

    Dans « Libertarisme », la magie du mot « liberté » est un piège de « connotation positive » : cette liberté-là, celle du libertarisme, étant en fait profondément anti-égalitaire et anti-fraternelle : le contraire, l’opposé de l’esprit de la révolution française ; le libertarisme c’est « chacun pour soi, le résultat obtenu reflétant le mérite du sujet, sujet déclaré « responsable »» (Sartrisme). L’égalité et la fraternité vraies (et non pas seulement en droit) sont exclues de l’équation : elles ne sont pas interdites mais ce ne sont pas des visées donc pas des régulateurs, dans le pilotage de l’ensemble de la communauté ; d’ailleurs structurellement, l’acteur Etat comme régulateur des menées des acteurs privés n’existe pas en libertarisme pur !

    Le mot « révolutionnaire » est aussi un autre piège de « connotation positive ». Cette révolution libertarienne est totalement opposée à l’esprit de la révolution prolétarienne et même à l’esprit des Lumières de la révolution française. C’est l’équivalent/développement de la « révolution conservatrice » bourgeoise (https://triangle.ens-lyon.fr/spip.php?article10592) et (https://fr.metapedia.org/wiki/R%C3%A9volution_conservatrice) chère au nazi Heidegger (modèle philosophique de Sartre, avant qu’il n’accède au marxisme, puis au judaïsme avant sa mort).

    C’est d’ailleurs une perspective idéologique anti-étatique qui explique que de plus en plus d’individus sans consistance politique, tels de « jeunes morveux » (Macron), de « vieux tarés » (Biden), ou « d’olibrius dingos » (Milei), soient électoralement portés au pouvoir par l’oligarchie ploutocratique mondiale. Plus le chef de l’État sera inconsistant « politiquement », plus il obéira à ceux que certains nomment « la caste », cad en fait les puissances financières privées.

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