« L’austérité ne réduit pas le poids de la dette publique, bien au contraire »

16/05/2024

Après l’annonce d’un déficit public record de 154 milliards d’euros l’an dernier, le pouvoir macroniste a une fois de plus mis en oeuvre des coupes dans la dépense publique, à commencer par de nouvelles règles de l’assurance-chômage, au point de susciter la réaction indignée d’associations comme le Secours catholique, dénonçant une guerre aux plus vulnérables. Pour QG, l’économiste Bruno Tinel, professeur à Johannesburg, démontre l’inanité de ces prétendues réponses économiques du gouvernement français, et prône un renforcement de l’investissement public comme aux États-Unis, ainsi qu’une grande réforme fiscale

« Et ça continue, encore et encore ! / C’est que le début, d’accord, d’accord !) ». Des paroles de Cabrel qui ne sont pas sans évoquer la rengaine gouvernementale consistant à masquer son incompétence en matière de gestion des finances françaises, en annonçant des coupes dans la dépense publique. Quand le gouvernement tente de réduire celle-ci, cela n’aboutit qu’à réduire les recettes fiscales et sociales, dès lors l’objectif s’éloigne. On joue ce jeu-là depuis plus de 20 ans : qui peut encore croire que cela finira par marcher ? Une politique contre-productive et mensongère, souligne l’économiste Bruno Tinel. Pour QG, il fustige l’austérité infligée à la santé et à l’assurance-chômage, qui ne sont pas les causes du déficit public, pointant plutôt les réformes fiscales épargnant les plus riches et dépouillant la puissance publique de ses recettes. Avec d’autres, Bruno Tinel appelle à une remise en place de la progressivité de l’impôt, en plus d’un renforcement de l’investissement public, permettant de stimuler l’investissement privé et in fine la croissance économique. Interview par Jonathan Baudoin

Bruno Tinel est économiste, professeur d’université à Johannesburg et auteur de « Vive la dépense publique » (avec Liêm Hoang-Ngoc, éditions H&O, 2021)

QG : Quelles sont les causes du déficit public établi à 5,5% du PIB en 2023 selon l’Insee, bien plus important que ce que prévoyait le gouvernement (4,9%) ?

Bruno Tinel : Dans un premier temps, il y a eu un ralentissement de l’inflation plus rapide que prévu. Le gouvernement aurait pu réviser ses plans en cours d’année. Mais il a été pris dans un effet ciseaux avec un ralentissement de l’inflation ayant généré un manque de recettes fiscales, qui ont moins augmenté que si l’inflation s’était maintenue au même rythme qu’auparavant. En plus, du côté des taux d’intérêt, il y a eu une tendance à la hausse, voire à une accélération de cette hausse fin 2023. Cela a un effet direct sur la dépense. Voici les principales explications de ce déficit record.

Néanmoins, le gouvernement avait toutes ces informations, de première main, avant nous tous. Je ne crois pas du tout à la surprise, qui relève plus d’une mise en scène. C’est une opération de com’, sur laquelle les médias devraient s’interroger. Je pense qu’il y a un effet politique derrière cela, afin de jouer, comme trop souvent, sur une forme de catastrophisme, et cela afin d’imposer moins de redistribution, des baisses de dépenses de l’État social. C’est un discours qu’on entend continuellement depuis les années 1990. Le ministre de l’Économie a repris le flambeau de François Fillon, à savoir une volonté de mettre à bas l’État social, d’en finir avec la Sécu notamment. Il euphémise, certes, mais c’est clairement un programme qui revient sur le devant de la scène, alors qu’il a pourtant été désavoué par les Français, dont une partie de l’électorat de droite, si on en juge par le score de M. Fillon. On voit néanmoins la chose resurgir sous la plume de M. Le Maire.

Tableau des ratios des finances publiques montrant un déficit public à 5,5% en 2023. Source : Insee

Je tiens à dire que la question du déficit ne s’explique pas par la dynamique des dépenses en 2023. Il n’y a pas eu d’explosion inconsidérés dans la dynamique de celles-ci. La question de fond qui se pose, c’est celle des tendances. On est dans une situation où, depuis les années 1980, on a un déficit public structurel qui tend à augmenter. On a une dette publique, rapportée au PIB, qui augmente, sans que la qualité des services publics ne s’améliore pour autant, sans que la qualité du système de soins s’améliore. On a bien vu, à travers tous les mouvements sociaux, depuis trois-quatre ans, que les personnes qui oeuvrent dans ces services peinent à travailler correctement. Ils ont notamment été soumis à rude épreuve durant la crise du Covid. On voit plutôt un contrôle de plus en plus étroit des finances publiques depuis 30 ans. Mais en parallèle, il y a eu des baisses d’impôts massives de la part des gouvernements successifs à partir de 1987. Sous le quinquennat Macron, les baisses sont finalement moins importantes, mais c’est tout de même 50 milliards d’euros de recettes en moins en cumulé, par divers biais, avec la baisse de l’impôt sur les sociétés, la baisse de la CVAE [Cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises, NDLR], la transformation de l’ISF en IFI [Impôt sur la fortune immobilière, NDLR], la mise en place de la flat tax, la suppression de la taxe d’habitation et de la redevance audiovisuelle. Ce qui conduit à une érosion de la capacité de l’État à prélever l’impôt, mais surtout à une érosion de la progressivité fiscale, qui a un impact très clair sur les finances publiques et sur la dynamique macroéconomique. Sur le fond, ce qu’il faut interroger, c’est l’efficacité économique des choix politiques faits par le gouvernement, et la capacité qu’elle induit à créer de la valeur, à amortir les chocs, à répondre aux besoins des Français. Le tableau n’est pas très reluisant. Après un rebond post-Covid, la croissance ne cesse de diminuer. On a un investissement de nouveau en berne. L’investissement privé ne peut pas être dynamique s’il n’y a pas d’investissement public dynamique ! Cela n’existe pas dans l’histoire de l’économie française. Je m’interroge, et je ne suis pas le seul, sur la capacité de l’économie française à faire face, à long terme, à l’ensemble des défis qui sont les siens, avec en supplément la question de la transition énergétique bien sûr.

Le gouvernement a annoncé des coupes budgétaires visant notamment l’assurance-chômage et la santé. Quels en seraient les effets économiques et sociaux ?

On voit le débat extrêmement biaisé idéologiquement parce que les comptes de la santé, comme ceux de l’assurance-chômage, sont des comptes équilibrés par construction. Si vous coupez dans les dépenses, c’est que vous voulez réduire les prélèvements de ces comptes-là. C’est une arnaque intellectuelle ! Je voudrais que les médias s’en saisissent car cela se voit comme le nez au milieu de la figure. Ce n’est pas vrai que la santé et l’assurance-chômage sont la cause du déficit public. Ce sont des dépenses quasiment équilibrées. C’est une orientation idéologique, sûrement pour faire plaisir à ce noyau dur de leur électorat, dont les macronistes sentent qu’il s’effrite. Ce qui est intéressant, c’est de voir les réactions dans la presse française, au sein même de la majorité présidentielle, où une bonne partie n’est pas d’accord sur ce sujet.

Audition du ministre de l’économie Bruno Le Maire par la commission des finances, concernant les coupes budgétaires, à l’Assemblée nationale, le 6 mars 2024

Je pense qu’heureusement, certaines personnes se rendent compte du problème. Cela ne répond absolument pas à la question et c’est grave car le système de santé français est dans une situation de tension, alors qu’il est fondamental pour le bien-être de nos concitoyens. En Afrique du Sud, où je vis actuellement, un tel système n’existe pas. Il y a une inégalité face aux soins qui est monstrueuse et inhumaine. Le système d’assurance santé en France est imparfait ; il doit être amélioré dans un souci d’efficacité. Mais vouloir purement et simplement en réduire la dépense pour raisons bureaucratiques, c’est une insulte à la dignité humaine: une logique de besoin doit prévaloir sur une logique comptable. La solidarité nationale doit être maintenue.

Quant à la question de l’assurance-chômage, j’invite simplement à regarder le nombre de fois où il y a eu des modifications de la législation en la matière au cours des dernières décennies : les droits des chômeurs ont constamment été revus à la baisse ! Est-ce vraiment nécessaire d’en remettre une couche aujourd’hui ?

Dans un contexte marqué par la transition écologique, est-il possible de rendre compatibles réduction du déficit public, réduction de la dette publique et stimulation de l’activité économique ? Si oui, quelles seraient les mesures économiques et budgétaires, les plus pertinentes à mettre en place ?

Même s’il n’y a pas de baguette magique, je pense qu’il est très important de réfléchir aux indicateurs. Par contre, l’obsession du déficit est extrêmement contraignante à court terme. Vouloir réduire le déficit public à tout prix, risque de conduire à une simple hausse du ratio de dette/PIB, car la baisse du déficit a un impact négatif sur l’activité. Il convient de penser les choses à plus long terme. Face à la transition écologique, le gouvernement aurait besoin de mobiliser des ressources qui sont très abondantes sur les marchés financiers. Ces ressources sont mobilisables par la dette ou par la voie de l’impôt. Il serait légitime, et de nombreuses voix se sont élevées en ce sens ces 15 dernières années, pour que les impôts augmentent sur les revenus les plus élevés. Après 30 ans d’érosion, il est plus que temps de restaurer la progressivité fiscale. Ceci redonnerait de la profondeur, en termes de financement, à l’action publique, tout particulièrement pour la transition écologique.

Pancarte affichant la fortune annuelle de Bernard Arnault lors d’une manifestation contre la réforme des retraites à Paris, janvier 2023

Si le gouvernement agissait de la sorte, l’investissement s’en trouverait amélioré, il en résulterait un surcroît de recettes fiscales. Il y aurait un déficit public qui, peut-être, demeurerait élevé, mais réorienté vers l’investissement public, ceci stimulerait la croissance économique. C’est ce que les Américains ont fait depuis l’arrivée de Joe Biden, avec un bilan remarquable. Il ne s’est pas privé de procéder à des dépenses massives d’investissement sur les infrastructures, pour assurer la capacité de long terme de l’économie américaine à croître. Cela a permis aux Américains de limiter les effets inflationnistes auxquels nous avons fait face ces dernières années parce qu’ils étaient moins contraints sur leur offre. La France, l’Europe en général, a choisi de ne rien faire, d’être une fois de plus attentiste, là où les Américains ont remis sur les rails leur économie tout de suite après le Covid. Il faut sortir de la passivité plutôt que de taper sur les chômeurs et le système de santé. Cela génère de la misère sociale et n’améliore pas les comptes publics. On le voit depuis 20 ans.

Propos recueillis par Jonathan Baudoin

Bruno Tinel est économiste, professeur à l’université du Witwatersrand, à Johannesburg (Afrique du Sud). Il est l’auteur de : Vive la dépense publique (avec Liêm Hoang-Ngoc, éditions H&O, 2021) ; Dette publique : sortir du catastrophisme (éditions Raisons d’agir, 2016)

Laisser un commentaire