« Pour dépasser la crise du politique, intégrons le tirage au sort »

13/07/2024

La France est entrée dans en crise politique très préoccupante. Mais si rien ne se passe désormais que la reconduction du même, notre pays se retrouvera bientôt dans une situation plus redoutable encore. Sur QG, Alphée Roche-Noël, essayiste, notamment auteur de « La France contre le monarque », passe en revue les propositions de refondation sur la table, parmi lesquelles la proportionnelle, bien entendu, et les diverses formules du RIC. Il s’arrête toutefois sur une autre, qui questionne plus radicalement encore nos habitudes de pensée: le tirage au sort, connu et pratiqué depuis l’Antiquité. Autorisant une représentation plus fidèle de la société, ainsi qu’une délibération moins soumise aux réflexes partisans, il permettrait aussi le développement à grande échelle d’une culture civique salutaire. Plaidoyer pour une révolution démocratique

 

Depuis le 7 juillet au soir, la configuration d’une Assemblée nationale fractionnée en trois blocs dont aucun ne domine nettement les autres mobilise presque entièrement l’intelligence collective. De gauche à droite, les coalitions électorales poussent leur avantage, se croyant chacune quelque titre à désigner leur candidat pour Matignon. Sur les ondes, sur les plateaux de télévision, et à longueur d’éditoriaux, les spécialistes de droit constitutionnel discutent des conséquences de la tripartition sur le fonctionnement de l’État en régime de Ve République. Ici, l’on agite ici le spectre d’une « France ingouvernable » ; là, on se félicite que ce vieux pays encore imprégné de tradition monarchique réapprenne les vertus du régime parlementaire ; partout, l’on est dans l’expectative, et la lettre d’un Macron qui se voudrait encore le « maître des horloges » n’y arrange rien.

Bien sûr, ces débats doivent avoir lieu. Notre vie politique s’inscrit dans un certain cadre constitutionnel, elle est gouvernée par certaines règles, certains usages, qu’il s’agit tout à la fois de connaître et d’interpréter afin de s’adapter à un contexte inédit. Le risque est grand, cependant, si nous nous laissons hypnotiser par les raisonnements politiciens et juridiques, que nous ne passions à côté de problèmes plus fondamentaux, touchant à la nature même du contrat social.

Heureusement, des voix de plus en plus nombreuses réclament la mise en œuvre d’un travail collectif de refondation de nos institutions démocratiques. Ainsi, avec une vigueur nouvelle depuis quelques jours, des textes, des pétitions circulent en faveur de la convocation d’une Constituante, et/ou d’une Convention citoyenne sur la démocratie, dont le rôle serait de formuler une proposition de réforme constitutionnelle. Au point où nous sommes, entendre ces demandes revêt un caractère de nécessité vitale. Comment en effet ne pas voir que continuer comme si de rien n’était nous exposerait bientôt à une situation plus inextricable, plus redoutable encore ?

En appeler à une réforme institutionnelle profonde est un bon point de départ ; encore faut-il savoir dans quelle direction nous voulons aller. Or, s’il y a lieu d’espérer qu’une future Convention, ou Constituante, se montrerait à la hauteur de la tâche, ce type d’exercice peut aussi bien nous exposer à certaines désillusions. Pour nous en prémunir autant qu’il est possible, le travail constituant doit commencer dès maintenant, dans la réappropriation du politique par la population, dans la circulation et la discussion des idées.

Sous ce rapport, beaucoup de propositions sont déjà sur la table. La proportionnelle, bien entendu, pour demeurer dans ce champ parlementaire déjà fortement revivifié par les scrutins de 2022 et 2024. Également, les diverses formules de référendum d’initiative citoyenne, objet démocratique emblématique du mouvement des Gilets jaunes. On pourrait multiplier les exemples, dont certains ne sont pas tous aussi structurants. Mais à côté de ces propositions, il en est une qui, peut-être, précisément, parce qu’elle questionne le plus radicalement nos habitudes de pensée, demeure dans l’angle mort de la plupart des réflexions : le tirage au sort, comme procédure de désignation des responsables publics.

D’un point de vue technique, l’intégration du tirage au sort dans un régime parlementaire peut s’envisager à relativement peu de frais. À condition que l’on garde à l’esprit l’approche sage d’Yves Sintomer selon laquelle : « Les dispositifs qui [y] recourent […] incarnent une logique démocratique forte, mais qui ne tient pas toute seule. Ils ne constituent qu’un pilier d’un édifice politique qui en nécessite d’autres. » (Petite histoire de l’expérimentation démocratique. Tirage au sort et politique d’Athènes à nos jours, La Découverte, 2011, p. 239.) L’idée du collectif Sénat citoyen selon laquelle « pour tout pouvoir constitué, exécutif et/ou assemblée élue, il existe une assemblée citoyenne tirée au sort qui questionne, fait des propositions et contrôle ce pouvoir« , pourrait être une base intéressante. Clément Viktorovitch en a récemment repris l’esprit dans une vidéo, en tablant toutefois sur une durée de mandat des tiré•e•s au sort bien trop longue. Mais n’entrons pas plus avant dans ces considérations qui nous éloigneraient du but de ce texte.

De fait, avant de devenir, éventuellement, un principe de gouvernement, le tirage au sort est un principe philosophique : le postulat et l’exigence essentiellement démocratiques selon lesquels chaque membre de la société politique peut se trouver tour à tour dans le rôle du gouvernant et du gouverné. Un « titre à gouverner », donc, pour reprendre les mots de Jacques Rancière, « entièrement disjoint de toute analogie avec ceux qui ordonnent les relations sociales » (La « Haine de la démocratie », La Fabrique, 2005, p. 48). C’est là ce qui conserve à cette procédure, malgré son antiquité, sa nature fondamentalement révolutionnaire. Dans « Principes du gouvernement représentatif », Bernard Manin a exposé, dès le milieu des années 1990, certaines des principales raisons qui ont conduit les « pères fondateurs » des régimes modernes à refuser cette solution pourtant bien connue de l’ancienne Athènes et que l’Europe renaissante n’avait pas complètement abandonnée. Trente ans plus tard, et alors que de nombreuses expériences stimulantes ont été menées à travers le monde et jusque dans notre pays – avec notamment les conventions citoyennes sur le climat et la fin de vie –, la pertinence du tirage au sort en politique est plus actuelle que jamais.

Ce n’est pas le lieu de présenter les multiples avantages que nous pourrions trouver à l’intégrer dans notre République. Retenons-en au moins les principales idées : une représentation plus fidèle de la société, dans sa totalité et sa diversité; une délibération plus qualitative, moins soumise aux réflexes partisans ; des réponses innovantes aux problèmes de notre temps et aux défis de l’avenir ; le développement à grande échelle d’une culture civique fondée sur l’exercice en commun des responsabilités politiques.

Parmi ces axes, il en est un qui devrait, me semble-t-il, retenir particulièrement notre attention, au moment où l’enjeu prétendument galvaudé du « vivre ensemble » n’a pratiquement jamais été si brûlant: celui de la représentativité. Car qui, parmi les démocrates sincères, peut croire qu’on rendra la société plus juste à partir d’institutions politiques où les classes populaires, où les catégories dominées de la population sont structurellement marginalisées, voire, invisibilisées ? Un coup d’œil à la structuration sociale de l’Assemblée nationale récemment élue suffira à nous convaincre du gouffre qui sépare aujourd’hui la société politique de la société réelle. Comment comprendre, en effet, que les travées de la XVIIe législature comptent 70 % de cadres, professions intellectuelles supérieures et autres professions libérales, pour seulement 7 % d’employés et d’ouvriers… quand la population active compte 45 % des seconds, et 21 % des premiers ? Mais la place des femmes dans l’hémicycle, qui a reculé du fait d’une campagne-éclair favorisant les positions acquises, tout comme celle des minorités de tous ordres, choquent au moins autant la morale démocratique. J’ai développé par ailleurs dans un autre article, paru dans le quotidien AOC.media, l’idée selon laquelle cette structuration non effectivement représentative de la société pouvait être favorable aux entreprises politiques d’extrême droite.

Se rendre compte qu’une telle situation est le résultat, à titre principal, non pas d’une certaine configuration partidaire, mais d’un biais inhérent à tout système politique reposant uniquement sur l’élection, devrait être le premier point d’entrée critique dans nos présentes institutions. Du moins, si nous entendons vraiment les changer, et dépasser ainsi la crise du politique… dans un sens authentiquement démocratique.

Alphée Roche-Noël

7 Commentaire(s)

  1. Cher.e Ainuage, les aspects concrets ne sont pas « passés sous silence ». Ils sont plus exactement non-développés, faute de place dans un papier de cette forme. Comme il apparaît clairement me semble-t-il à la lecture de mon texte, c’est bien la composition des assemblées délibérantes – ou à tout le moins de certaines d’entre elles – qui est ici visée. Il n’est pas question de la désignation de l’ensemble des « magistratures » – et il n’en a jamais été question dans l’histoire, ni à Florence, ni même à Athènes, où les stratèges étaient élus, pour ne prendre que cet exemple très emblématique. La littérature sur le ce sujet étant abondante, et les expériences de vingt dernières années, riches d’enseignements, je vous y renvoie. Qui sait : il se pourrait même que vous changiez d’avis.
    – pour un aperçu – daté, désormais, antérieure aux conventions citoyennes françaises, mais toujours précieux – des expériences à travers le monde : https://www.cairn.info/revue-participations-2019-1.htm
    – pour une proposition très concrète et roborative construite pour nos institutions, la PPLC du collectif Sénat citoyen : http://senatcitoyen.org/PDF/PPLC-%20Pour%20une%20nation%20de%20citoy%20ens%20et%20d%e2%80%99e%cc%81lus%20responsables.pdf
    – pour les principes : les auteurs sont cités, Manin, Sintomer, notamment. Mais on pourra se reporter pour une meilleure compréhension du système athénien à Vernant, à bien d’autres.
    De quoi battre en brèche des idées reçues que nous sommes beaucoup à avoir partagé sur cette procédure de désignation des (ou de certains, pour être plus exact) responsables publics.
    Bien à vous.
    ARN

    1. Ouf ! ça méritait d’être précisé.
      Il est vrai que l’on juge souvent le monde à travers soi-même, et je me voyais mal être désigné tout de go comme « stratège ». Déjà que j’angoisse à l’idée d’être tiré au sort comme juré aux assises, alors « stratège », non !!!!!!
      Je vais parcourir les liens que vous proposez.

      Une dernière info en deux versions :
      https://www.youtube.com/watch?v=oSIoP7h4B_M
      https://www.youtube.com/watch?v=ryey8Yq7cAw

      Bonne journée.

    2. Mouais ! demi-réponse !

      – Pour le dossier Cairn, je renonce à cause de son volume (là, y’aurait pas une ruse de la raison malicieuse ?), donc vous, qui connaissez bien ce dossier, pourriez peut-être me citer ou m’indiquer le texte qui fait explicitement référence au volontariat des tirés-au-sort. Et aussi le rôle de ses tirés-au-sort (voter -ou décider/diriger- individuellement ou collectivement).

      – Pour le sénat citoyen (texte plus concis), désolé, mais je ne trouve pas d’élément faisant référence à ce volontariat. Certes, si j’ai bien compris, le tiré-au-sort n’y aurait « qu’un rôle de votant », ce qui limite l’enjeu le concernant lui « individuellement » parmi de nombreux autres (dilution des responsabilités). Il est, comme je l’ai dit, plus facile de voter (qui plus est, en groupe), que de « décider » ou de « concevoir » ou de « diriger » les opérations individuellement.

      La question du volontariat était l’essentiel de mon post (question qu’on peut estimer infondée dans son contenu, mais que je pose néanmoins dans le débat).

  2. L’écclésiaste :
    « Malheur à toi, terre dont le roi est un enfant, et dont les princes mangent dès le matin. »
    « vanité, tout est vanité »

    C’est une chose de « voter » sur des propositions débattues et/ou sur une personnalité « volontaire » qui conçoit et propose un programme, mais c’en est une autre d’être « forcé », cad non-volontaire, de tenir un rôle de conception et de direction politique qui impacte la vie des autres. Ca ressemble un peu à de l’esclavage, car le texte ne dit pas si les tirés-au-sort sont volontaires ou pas pour la fonction de destination.

    Voter et diriger sont deux métiers différents. Il me semble que pour diriger -cad prendre des décisions qui impactent les autres -autres qui se détestent possiblement entre eux- il faut être volontaire (certes il y a des timides qu’il faut un peu pousser, et qui finalement « y arrivent », mais ce n’est pas une généralité).
    Ordinairement le tirage au sort est utilisé pour tenir des taches ingrates que personne ne veut tenir spontanément, mais que tout le monde peut « a priori » réaliser parce que peu techniques, et souvent à enjeux modérés.

    J’ai connu des personnes qui ont accepté (par ambition) des promotions dans des rôles complexes de management, mais qui devant la nature des taches à accomplir et des enjeux associés sont tombées malades (dépression). Répondre à quelque attente est dans la nature de l’homme ; mais « y arriver » est la condition PREMIERE de la santé psychique. Y arriver ! Ces deux mots sont les plus importants pour la santé. C’est pour cela qu’un bon manager ne doit pas fixer d’objectifs inatteignables aux membres de son équipe.

    Pour nettoyer les chiottes à l’armée c’était tirage au sort ou tour de rôle. Pour devenir capitaine c’était plus compliqué ; et ceux qui y parvenaient étaient tous volontaires.

    Tout ces aspects concrets sont passés sous silence dans cet « à lire ». (et il me semble que cette question a déjà été évoquée sur QG).

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