Les meilleurs dribbleurs ne sont pas les footballeurs mais les dirigeants des grandes instances du ballon rond. Et tout particulièrement ceux présents à la FIFA, l’instance suprême du football mondial. C’est une des idées qui viennent à l’esprit à la lecture du deuxième tome de L’industrie du football, écrit par Romain Molina. Pour QG, le journaliste indépendant dresse un constat négatif mais factuel sur ce qu’est la FIFA, véritable lieu de rassemblement de délinquants en col blanc s’estimant au-dessus des États, et souligne la difficulté accrue pour les journalistes de pouvoir enquêter sur l’envers du décor footballistique, à tous les niveaux. Interview par Jonathan Baudoin
QG : Quels sont les apports de ce tome deux de L’industrie du football par rapport à votre travail passé?
Romain Molina : L’idée du premier tome est de poser les bases, pour permettre aux gens de comprendre ce qu’il y a derrière l’industrie footballistique, en reprenant ce qu’était le Fifagate [enquête du FBI en 2015 sur des soupçons de corruption, NDLR], ses causes, mais aussi toutes les interférences politiques, en développant davantage sur ce qui s’est passé dans la Caraïbe et en indiquant que la « nouvelle FIFA » ne l’est pas tellement car le système n’a jamais été attaqué. Dans ce deuxième tome, il est question de montrer tout le pouvoir accordé aux dirigeants footballistiques, avec pour exemple récent l’ouverture de l’antenne parisienne de la FIFA et les véritables enjeux présents derrière. Il y a là une espèce de laboratoire sportif, géopolitique qui est finalement un échec.
QG : Est-ce que le rapprochement de la France et de la FIFA sous la présidence d’Emmanuel Macron fait office de moyen pour l’Élysée de poursuivre la Françafrique via le sport ? Était-il question d’un retour au bercail pour la FIFA, fondée à Paris en 1904, via la création d’un bureau parisien de l’instance du football mondial ?
Tout d’abord, vous avez un président de la République féru de sport, désireux d’accueillir plusieurs événements sportifs. Il s’était personnellement impliqué pour le déplacement de la finale de la Ligue des champions en 2022, initialement à Saint-Pétersbourg en Russie, vers la Seine-Saint-Denis, avec ce qui s’est passé derrière. On l’a vu également pour les Jeux olympiques, tant pour 2024 que pour 2030 [JO d’hiver de 2030, NDLR]. Il a une activité débordante sur les dossiers sportifs. Il faut également se rappeler de la prolongation de Kylian Mbappé au Paris Saint-Germain. Il y a eu même une communication en soutien au club de Sochaux, l’été dernier.
Tout s’est un peu entrechoqué. D’un côté, après le Fifagate, il y a eu des ouvertures judiciaires en Suisse, surtout suite aux FootballLeaks [scandale financier concernant joueurs, agents de joueurs, clubs de football en 2016, NDLR]. Le président de la FIFA n’aime pas la Suisse, a du mal avec l’Europe car il estime ne pas être apprécié à sa juste valeur. La FIFA souhaite échapper à toutes les poursuites possibles, et est courtisée à travers le monde. Ce qui pousse Infantino à délocaliser de plus en plus de choses hors de Zurich. De l’autre, on a la France qui a gagné la coupe du monde, et qui était donc sur une dynamique positive à ce niveau. Auparavant, il y eut la tournée africaine de Macron en 2017 au Burkina Faso, en Côte d’Ivoire et au Ghana. Il fait un discours très médiatisé à l’université de Ouagadougou, sur un « nouveau virage de la relation entre la France et l’Afrique ». Ce que tous les chefs d’État français ont déjà dit. Infantino avait beaucoup apprécié ce discours parce qu’il mettait en avant l’idée du sport. Ils ont corrélé ce bureau parisien à l’Agence française du développement et à des projets en Afrique. Macron ne voit pas arriver la perte d’influence dans le Sahel, qui a eu lieu quelques années plus tard. C’est assez prodigieux de voir une telle approximation. Il pensait consolider l’influence de la Françafrique à travers le sport, comme cela fut déjà fait précédemment, avec quelques exemples liés à la République du Congo ou au Togo que j’explique dans le livre.
QG : Peut-on dire que la FIFA, sous la présidence de Gianni Infantino, est une plaque tournante pour des crimes et délits en tous genres (trafic de drogue, pédocriminalité, corruption, détournement de fonds, crimes contre l’humanité, etc.), blanchissant ses membres mouillés jusqu’au cou dans ces histoires ? Est-ce si différent de l’époque où la FIFA était dirigée par Sepp Blatter ?
C’est une question très intéressante. En premier lieu, on peut remarquer qu’à travers le monde, il y a énormément de présidents de fédération, de dirigeants, qui ont des soucis avec la justice civile. Récemment, l’ancien président de la fédération chinoise de foot [Chen Xuyuan, NDLR] a été condamné en prison à vie pour avoir accepté plus de 10 millions de dollars de pots-de-vin. Il y a cette affaire exceptionnelle du vice-président de la fédération de foot des Îles Fidji [Ayiaz Musa, NDLR], membre de la FIFA et de la Confédération du football d’Océanie, qui s’est fait coincer parce qu’il faisait partie d’un réseau international de trafic de drogue sur plusieurs pays, notamment la Nouvelle-Zélande. Il donna sa démission juste avant d’être condamné. Grand silence de la FIFA parce qu’il ne faut rien dire à ce niveau-là. On ne parle pas des affaires pédocriminelles parce qu’il y en a tellement que je ne sais pas par où commencer. Et à chaque fois, il n’y a pas eu de souci. L’exemple du Gabon est hallucinant. Un rapport externe réclame la suspension du président de la fédération [Pierre-Alain Mounguengui, NDLR] pour avoir couvert cela. Il a fait six mois de prison. La FIFA a juste stoppé le prolongement du contrat des enquêteurs indépendants. Maintenant, le cas le plus symbolique de tous, c’est l’ancien président de la fédération de Centrafrique [Patrice-Édouard Ngaïssona, NDLR]. Il est aujourd’hui au tribunal de La Haye pour 16 chefs d’accusation de crime contre l’humanité et de crimes de guerre, selon la fiche qui lui est consacrée. Et il a toujours pu se représenter. Quand il se fait chopper par Interpol et extrader à La Haye, la FIFA n’en mène pas large alors que son parcours était connu, notamment vers 2013, concernant son rôle durant la guerre civile centrafricaine. Il se disait coordinateur politique de certaines milices.
Et pour répondre à l’autre partie de votre question, je pense que ça n’a pas tellement changé. Néanmoins, Infantino a un pouvoir de plus en plus fort. On a donné encore plus de pouvoir au président. Blatter, quand il allait voir un chef d’État, il était accompagné du président de la fédération. Ce n’est plus forcément le cas avec Infantino. Il politise la chose, passant au-dessus des présidents de fédération. Ce qui a posé certains problèmes. Aujourd’hui, la commission éthique est une police politique aux ordres, selon les desiderata des gens d’en haut, avec des règlements de compte politiques. Le meilleur exemple est Rubiales [ancien président de la fédération espagnole de football, NDLR]. Il y a eu l’image, mais Rubiales a été expulsé en un temps record ! Il a une inimitié profonde avec son compatriote espagnol Garcia, directeur juridique de la FIFA. Quand cela se passe, je reçois deux messages en interne à la FIFA me disant qu’il va être tout de suite suspendu car Rubiales et Garcia se détestent et que ce dernier a des vues sur la fédération espagnole. Durant la coupe du monde féminine, il y a eu une plainte pour agression sexuelle, attouchement sexuel, visant Bruce Mwape [sélectionneur de l’équipe féminine de football de Zambie, NDLR]. Mais pas de suite. La « nouvelle FIFA » agit aux ordres de son « divin chauve » de président.
QG : Est-ce que la FIFA sert d’alibi pour des pouvoirs politiques contestables comme le Rwanda post-génocide sous la coupe de Paul Kagame par exemple ?
Bien sûr. Kagame est devenu l’un des meilleurs amis de la NBA et de la FIFA. On rappelle, en outre, que Kigali sera la ville hôte des championnats du monde de cyclisme en 2025, soutenue mordicus par David Lappartient, président du Comité olympique français et de l’Union cycliste internationale. Kagame est très ami avec le Qatar. Ce qui est drôle, c’est que le Qatar a reçu un prix anti-corruption il y a quelques années, décerné depuis le Rwanda. Le Rwanda est partenaire d’Arsenal, du PSG, du Bayern Munich et la dernière élection de Gianni Infantino s’est faite à Kigali, au Rwanda. On remarque que Kagame a su faire ami-ami avec des dirigeants sportifs internationaux et qu’à aucun moment, on a entendu un seul mot contre le Rwanda, notamment sur l’activité du M23 dans l’Est de la RDC. C’est fort. Aujourd’hui, Kagame est ami avec les puissances occidentales, à commencer par le Royaume-Uni avec ce fameux deal vis-à-vis des demandeurs d’asile arrivant en bateau, qui devront être déportés et jugés au Rwanda. La Cour suprême britannique avait censuré le projet. Ils ont retoqué le truc.
On peut rappeler les amitiés d’Infantino avec le Qatar et aujourd’hui avec l’Arabie Saoudite. Infantino est super pote avec les dirigeants du Laos. Ils sont intouchables ! Hormis quelques tensions avec le roi du Maroc, Infantino a une grosse influence là-bas. Il a une grande amitié avec Sassou-Nguesso du Congo-Brazzaville, qui l’a récompensé de l’ordre national du mérite. Mais l’exemple le plus frappant est le Centrafrique. Il y va deux mois après une tentative de coup d’État, suite à l’élection contestée de Faustin Touadéra, en 2021. Une partie du territoire échappait au contrôle du gouvernement à l’époque. C’est la première fois qu’un président de la FIFA se rend à Bangui. Dans un des pays les plus pauvres du monde, ils ont déroulé des panneaux de quatre mètres sur cinq à la gloire du « divin chauve ». J’ai eu l’impression que c’était Tintin au Congo version moderne. Ils mettent deux trônes, pour le président de la fédération, Célestin Yanindji, et pour Infantino. Ce dernier reçoit l’ordre national du mérite, décoré par le Premier ministre centrafricain. Le gouvernement centrafricain avait mis les petits plats dans les grands. Sur les images du compte officiel de la primature centrafricaine, il y a un haut dispositif militaire, avec au fond, derrière Infantino, un blanc cagoulé qui fait partie de la milice Wagner pour protéger le chef d’État. Infantino aime l’Afrique parce qu’il est reçu avec les honneurs que personne ne lui fait ailleurs, excepté parfois en Asie. Certains diraient que c’est assez indécent.
QG : Estimez-vous, à l’instar du journaliste Costin Stucan, que vous citez à plusieurs reprises dans votre livre, qu’il est « de plus en plus dur de produire de l’information et de l’investigation » sur le football ?
Tout à fait, parce que tout est contrôlé. Il y a beaucoup de connivence, de non-dits, selon qui parle, selon les intérêts des uns et des autres. Il y a des journalistes très honnêtes mais les laisse-t-on travailler ? C’est à tous les niveaux. J’ai fait des vidéos sur des clubs de troisième, quatrième division française, où la presse locale savait tout mais ne pouvait rien dire parce qu’il y a quelqu’un qui a un lien, parce qu’il y a la peur au niveau juridique ou physique. C’est un milieu ultra-criminalisé, à tous les niveaux ! Je n’aurais pas autant de travail si c’était sain ! Je suis contacté de partout, par tout le monde. Dans le monde francophone, il y a très peu de choses qui sortent. Mais quand ça sort, tout le monde le sort, avec souvent des règlements de compte politiques. Ce qui est dégueulasse. C’est également de plus en plus dur parce que le modèle économique fait qu’aujourd’hui, on se demande si cela intéresse les gens. Ensuite, beaucoup de gens veulent écouter ce qu’ils ont envie d’entendre. Troisièmement, les clubs investissent de plus en plus les réseaux sociaux pour gérer leur propre communication et mentir aux gens. Ces derniers vont croire leur club car on leur montre ce qu’on veut montrer.
Avec l’émergence des réseaux sociaux, certains médias font du publi-reportage plus qu’autre chose. Il y a un niveau de compromission assez délirant. Déjà, on va t’attaquer directement. Beaucoup de gens ne sont pas prêts pour écouter ça. Ils ont l’impression qu’on s’attaque à leur famille et j’ai l’impression qu’ils sont plus véhéments quand il s’agit de leur club de foot. Donc, il y a beaucoup de journalistes qui ont peur et qui préfèrent ne rien dire. Beaucoup de mecs partent en dépression parce qu’ils subissent du harcèlement, du cyberharcèlement. On se rappelle l’armée numérique du Paris Saint-Germain ou alors ce que la direction du Barça a également fait à ce sujet. On se rend compte à quel point cela peut être pervers. Aujourd’hui, financièrement, est-ce que les médias ont intérêt à faire ça ? Ce qui marche, ce sont les débats assez stériles, où on va mettre des avis assez « tranchés », diront certains, qui font réagir et qui ne coûtent pas cher à produire. Même si certains consultants sont payés relativement cher. L’Équipe a une cellule enquête, mais quand on voit le traitement de certaines affaires, on a envie de dire « bon », alors qu’ils ont d’excellents journalistes comme Alban Traquet, Antoine Bourlon, Alexis Danjon. Mais cela n’empêche pas que certains confrères fassent du bon boulot, tels Thierry Vildary de France Télévisions qui a fait d’excellentes choses sur la gymnastique. Et bientôt sur le canoë-kayak. Je l’en félicite. Il y a Rémi Dupré, du Monde, qui fait aussi le job. Maintenant, est-ce qu’il y en a assez, quand on voit le délabrement terrible ? La réponse est évidement non.
QG : Est-il possible de changer le fonctionnement de la FIFA de l’intérieur ou est-ce complètement utopique de l’envisager de cette manière ?
Tant qu’ils sont politiquement protégés, c’est inenvisageable. C’est le politique qui décide. La FIFA est quand même un colosse aux pieds d’argile parce que quand un gouvernement va vraiment s’opposer à la FIFA, avec des arguments, ses dirigeants iront faire couche-couche panier. Le problème, aujourd’hui, est que les États ont peur de la FIFA. La France, comme tout le monde, redoute la fameuse suspension. Macron et son conseiller sports, M. Mourin, ont fait des pieds et des mains pour attirer la FIFA. Ils ont tout promis, notamment un statut fiscal particulier. On parle d’un pays historique, membre du Conseil de sécurité de l’ONU, donc important sur l’échiquier mondial. En Argentine, Macri, ancien président de Boca Juniors, a été élu président de la République [de 2015 à 2019, NDLR]. Il a échoué à se faire réélire en 2019. Il part à la FIFA, pour gérer la fondation. On a tous ces liens.
Par contre, concernant la Chine, la FIFA ne va pas chercher à s’ingérer. Au contraire, ils flippent. Au Tchad, le gouvernement a tenu bon avec ce qui s’est passé lors des dernières élections, avortées, où la FIFA a poussé pour qu’il y ait un candidat parce qu’ils aiment les candidats uniques. Dans le cas du Tchad, c’est pour un homme, Brahim Foullah, en liberté conditionnelle, suspecté dans plusieurs délits et accusé d’avoir détourné de l’argent de subventions de la FIFA à l’époque. Cela a foutu le bordel. Il y a eu une décision de justice civile. Il y a quand même séparation des pouvoirs au Tchad. Qu’on aime ou pas le régime, d’ailleurs. C’est incroyable de se dire que la FIFA se prend une leçon de démocratie par le Tchad ! Mais en temps normal, les États se couchent face à la FIFA.
À ce compte-là, quand on déroule le tapis rouge à Infantino, qui fait toujours partie du G20 désormais, que faut-il attendre ? Les gens auront tendance à fermer les yeux sur les crimes des dirigeants du ballon rond. Et puis, il faudrait changer tout le système d’une organisation non-étatique, qui est probablement la plus puissante du monde. Il y a des gens qui le pourraient, mais seront-ils élus ? Jamais. Et puis, qui pour y aller ? Tant que politiquement, ça protège, alors tout est utopique.
Propos recueillis par Jonathan Baudoin
Romain Molina est journaliste. Il écrit pour The Guardian, The New York Times, CNN, BBC Sport, Le Temps. Il est notamment l’auteur de : L’Industrie du football : #2 – Macron – L’Afrique – la FIFA (éditions Exuvie, 2024), Yémen – Les guerres des bonnes affaires – Al-Qaïda, Total et ONU, pillages organisés (éditions Exuvie, 2022), ou encore The Beautiful Game – Foot, guerre et politique (éditions Exuvie, 2020)