Ce n’est pas « l’émeute blanche » (« white riot ») contre un système aliénant qu’espérait voir le groupe punk The Clash, dans sa chanson éponyme de 1976. Ces derniers jours, au Royaume-Uni, de nombreux émeutiers d’extrême-droite, pour la plupart issus de classes populaires blanches, s’en sont pris à des personnes non-blanches ou des lieux fréquentés par ces dernières, sur fond d’anti-immigration et de racisme caractérisé, suite à une attaque au couteau ayant tué trois petites filles dans la ville de Southport, près de Liverpool. Pour QG, le politologue Aurélien Mondon, professeur à l’université de Bath, souligne que ces événements sont le fruit d’une normalisation des discours d’extrême-droite depuis plusieurs années outre-Manche, notamment lors de la campagne pour le Brexit en 2016, ces discours provenant des élites, comme dans de nombreux autres pays. Cela illustre pour lui le fait que la victoire du Parti travailliste de Keir Starmer fut décidément en trompe-l’œil lors des élections générales du 4 juillet dernier, sans parler de la droitisation de ce parti consécutive à la période de leadership de Jeremy Corbyn. Interview par Jonathan Baudoin
QG: Comment analysez-vous les émeutes menées par l’extrême-droite britannique et les manifestations antiracistes en réponse à celles-ci qui viennent de se dérouler en Grande-Bretagne?
Aurélien Mondon: Tout d’abord, il est important de souligner la violence extraordinaire de ces émeutes racistes et les conséquence qu’elles ont eu sur les communautés racialisées au Royaume-Uni. C’est effrayant de voir cela en 2024, et cependant ce n’est pas entièrement inattendu.
Il faut aussi faire attention, car il s’agit d’une toute petite minorité de personnes qui a agi de cette manière. La plupart des gens au Royaume-Uni n’adhèrent pas à ce genre de politiques et comme nous l’avons vu depuis, la résistance est beaucoup plus forte avec des milliers de personnes qui ont non seulement porté assistance aux victimes mais ont montré clairement au travers de manifestations antifascistes et antiracistes que la solidarité demeure plus forte. Cependant, il est très inquiétant de voir cette minorité d’extrême-droite enhardie au point de passer à l’acte de cette manière. Ceci trouve sa source dans la normalisation des discours d’extrême-droite qui a encouragé ces personnes à prendre les armes. Malheureusement, pour l’instant, nous n’avons pas vu de prises de conscience dans les élites politiques ou médiatiques du rôle qu’elles ont joué dans ce processus de normalisation. Nous avons même vu les tabloïds tels que le Sun et le Daily Mail prétendre être du côté des antiracistes et antifascistes, quand bien même ils ont poussé des discours de haine et d’extrême-droite depuis des décennies, et ont diabolisé ces mêmes manifestants quand ils étaient dans la rue récemment contre l’attaque génocidaire à Gaza.
QG: Dans les médias, il est souvent indiqué que les émeutiers seraient issus des classes populaires blanches. Est-ce le cas ou est-ce à nuancer selon vous?
C’est à nuancer, bien entendu. Une fois de plus, les classes populaires blanches ont servi de bouc-émissaire, même si pour l’instant il est difficile de connaître le profil des émeutiers. Il ne faut pas oublier non plus que les mouvements antiracistes trouvent aussi leur source dans les classes populaires. Malheureusement, quand on parle de classe populaire, au Royaume-Uni, en France, ou aux États-Unis, on pense tout de suite aux gens blancs. Et on oublie totalement que les classes populaires, ou la classe ouvrière, sont aujourd’hui des classes extrêmement diverses. Il ne s’agit pas de chercher des excuses, car naturellement il y a eu des gens des milieux populaires qui ont participé à ces émeutes, mais cela permet aux élites blanches de s’en laver les mains, alors que ce sont bien ces dernières qui ont normalisé les idées portées par les émeutiers comme le prouvent les slogans qu’ils utilisent (« Stop the boats » par exemple).
Malheureusement, c’est assez similaire à ce qu’on a vu depuis des années dans d’autres pays comme la France ou les États-Unis, où on fait porter la responsabilité de la montée de l’extrême-droite aux classes populaires, alors que les leaders de l’extrême-droite, les influenceurs, sont des gens qui ont des moyens assez énormes, qui peuvent participer aux débats d’actualité sur les chaînes d’information traditionnelles, ont l’écoute de certains partis traditionnels, et la possibilité de modeler le discours public. Les classes populaires servent d’excuse, de diversion par rapport à la responsabilité des élites. Il faut faire attention à ne pas perdre de vue le fait que la normalisation du discours d’extrême-droite ne provient pas des classes populaires mais d’une élite, qu’elle soit médiatique, politique, voire même universitaire.
QG: En quoi ces émeutes diffèrent-elles des «race riots» (émeutes raciales) des années 1980, ou des émeutes de 2011, Outre-Manche, qui avaient donné lieu à de violents affrontements avec la police suite à la mort d’un jeune britannique d’origine antillaise?
Tout d’abord, elles diffèrent de 2011 parce qu’il s’agit d’émeutes racistes aujourd’hui. Mais elles diffèrent aussi de ce qu’on a pu voir ces dernières décennies par leur mode d’organisation. Par le passé, on s’attendait à voir des manifestations organisées par quelque chose de similaire à « l’English defense league », qui n’est plus vraiment une organisation aujourd’hui. Ce qui a été surprenant durant ces émeutes de 2024, c’est qu’il n’y avait pas d’organisation derrière, ou même de leader. Il y avait bien des influenceurs comme Tommy Robinson, de son vrai nom Stephen Yaxley-Lennon, il n’y avait pas vraiment d’organisateurs, ni de centralisation. La façon d’organiser ce genre d’émeutes est beaucoup plus diffuse. Ce qui rend plus compliqué la désignation de responsables. En même temps, je pense que cela aurait été une chasse aux sorcières inutile puisque, d’après moi, le problème est ailleurs. Les politiques carcérales et policières de Keir Starmer n’auront à cet égard que peu de chances de porter leur fruit car si elles permettront peut-être de calmer les choses à court terme, mais elles ne résoudront pas le problème qui est bien plus profond.
De même, nous voyons très bien aujourd’hui que les réseaux sociaux jouent un rôle important dans la désinformation. Cependant, la solution ne peut pas être de simplement mettre en prison les personnes qui sont à la source de cette dernière. Quand on a quelqu’un comme Elon Musk, qui est clairement d’extrême-droite aujourd’hui, avoir un pouvoir aussi énorme via un des réseaux sociaux les plus importants dans le discours public mondial, à savoir X (ex-Twitter), on voit très bien que les politiques ne font rien pour l’arrêter. Encore une fois, il faut aussi comprendre que le problème va au-delà de l’extrême-droite, et provient des élites traditionnelles, qui n’agissent pas pour stopper la montée de l’extrême-droite, voire même la nourrissent.
QG: La question de l’immigration sert souvent d’explication au sujet de ces émeutes 2024. Mais est-ce le seul facteur?
Oui et non. C’est un facteur important, mais il n’est pas le seul. Au début, ce qui a mis le feu aux poudres, c’est la rumeur concernant le suspect, affirmant qu’il était musulman. Ensuite, on s’est aperçu qu’il n’était pas musulman, mais on s’est mis des parents de l’auteur de ces attaques atroces, originaires du Rwanda. C’est devenu ainsi un sujet d’immigration. Mais on voit donc bien que le racisme, peu importe qu’il soit dirigé contre les musulmans, les personnes de couleur, les immigrants ou les demandeurs d’asile, est central dans ces émeutes. Encore une fois, il faut voir d’où provient la construction de l’immigration comme problème. Dans les recherches que j’ai conduites, ces dernières années avec mes collègues, nous avons montré que le problème de l’immigration est construit de haut en bas. Contrairement à ce que l’on lit souvent dans les journaux, ou à ce qu’on entend dans la bouche des personnalités politiques, cela ne vient pas du peuple, qui serait soi-disant demandeur de politiques anti-immigration, mais bien des élites qui ont un accès privilégié au discours public et choisissent pour des raisons diverses de mettre ce sujet en avant. Ils en parlent dans les médias, comme si c’était quelque chose de central dans la vie politique, alors que quand on demande aux gens leurs problèmes dans la vie de tous les jours, l’immigration n’en est pas un. Les problèmes centraux pour les gens, au Royaume-Uni, comme en France d’ailleurs, ou dans d’autres pays, ce sont des questions de pouvoir d’achat, d’éducation, de chômage, etc. L’immigration sert de diversion pour ne pas s’attaquer à ces problèmes qui demanderaient des changements drastiques dans nos politiques. C’est une panique morale, comme l’islamophobie ou les discours transphobes. On prend une minorité déjà opprimée systématiquement, qui n’a pas beaucoup de voix dans l’espace public, et on s’en sert comme boucs-émissaires.
QG: Qu’est-ce que ces émeutes racontent du Royaume-Uni ?
C’est quelque chose qui va plus loin que le Brexit et qui est finalement assez semblable à ce qu’il se passe dans d’autres pays. On l’a vu, de manière parallèle aux États-Unis, avec l’élection de Donald Trump en 2016. On l’a également vu en Europe à travers une montée de l’extrême-droite. Le cas particulier du Royaume-Uni nous montre qu’on n’a pas besoin d’avoir un parti d’extrême-droite au pouvoir pour avoir une normalisation des politiques d’extrême-droite.
Tout cela est le résultat des nombreuses crises auxquelles de nombreux pays doivent faire face. Que ce soit le coût de la vie, l’environnement, ou la crise climatique, etc. On voit très bien que l’hégémonie libérale n’a aucune réponse à toutes ces crises majeures. Leur seule réponse c’est: « Si vous n’êtes pas content de nos politiques, vous aurez l’extrême-droite, donc votez pour nous ». On le voit avec Emmanuel Macron, bien entendu. Il a fait son beurre là-dessus, en faisant peur aux gens, en disant: « C’est soit moi, soit l’extrême-droite« . On a vu à quel point cela a été une réussite en France, avec les élections européennes et les élections législatives en 2024.
QG: Vous indiquez qu’il s’agit d’un phénomène mondial, mais n’y a-t-il pas une spécificité britannique, avec un effet de long terme du Brexit, mais aussi de la spirale inflationniste consécutive au Covid?
Le Brexit certes est une spécificité britannique, qui a permis au discours au départ minoritaire de « Ukip » de se disséminer, mais on a vu des choses tout à fait similaires se passer dans d’autres pays. On pourrait penser à l’élection présidentielle de 2002 en France, où Jean-Marie Le Pen stagnait par rapport à 1995 et 1988. Le vrai choc était, en définitive, la performance des partis de centre-droit, de centre-gauche, de centre, qui étaient tous au plus bas, avec une abstention énorme et un vote qui s’éparpillait. Il aurait donc fallu pointer une crise de la démocratie en France. Mais la seule chose dont on nous a parlé en 2002, c’est de la montée de l’extrême-droite. Ce qui nous a conduit à Nicolas Sarkozy, et à la normalisation des discours islamophobes, etc. J’insiste sur le fait que ce qu’on voit au Royaume-Uni n’est pas quelque chose de singulier.
QG: Peut-on parler d’une victoire en trompe-l’œil du Parti travailliste de Keir Starmer le 4 juillet dernier? Et comment expliquer la cuisante défaite du Parti conservateur de Rishi Sunak, désormais talonné sur sa droite dure par le parti « Reform UK » de Nigel Farage?
Je pense que c’est très intéressant parce que c’est quelque chose qui peut être très mal lu. On ne peut pas parler d’une victoire du Parti travailliste, au demeurant à peine de gauche. Les résultats de Keir Starmer ne sont pas très bons en termes de voix par rapport à Jeremy Corbyn par exemple (9,7 millions de voix pour le Parti travailliste en 2024 contre 10,2 millions de voix pour ce même parti en 2019, NDLR). Même s’il a une énorme majorité grâce au système électoral britannique, cela a été très loin d’être un plébiscite en terme de voix.
Ce qu’on voit aussi, c’est que les votes pour Starmer ne sont pas des votes d’adhésion. Cela m’a rappelé l’élection de Macron en 2017, où les gens qui ont voté pour lui n’adhéraient pas forcément à son programme. On a vu le résultat de ce manque de ce manque de clarté politique. Cet opportunisme de Macron, on l’observe aussi aujourd’hui dans le gouvernement de Keir Starmer. Ce qui est très inquiétant, pour moi, c’est que le gouvernement travailliste, que ce soit au cours de la campagne ou depuis l’élection, n’a rien fait pour contrer la normalisation de l’extrême-droite, ou les politiques d’austérité du parti conservateur qui ont causé énormément de souffrances. Au contraire, il a continué à parler d’immigration de la même manière que les conservateurs, de la même manière que « Reform UK ». Même leur réponse aux émeutes a été choquante : avec l’idée que ce qu’il faut, c’est juste plus de policiers, plus de prisons, etc. On sait très bien que cela ne marche pas, que ce n’est pas la solution face à la montée de l’extrême-droite. Si nous voulons être sérieux par rapport à cela, il faut justement prendre en compte cette normalisation qui passe par les élites, que ce soient les élites du Parti travailliste, celles du Parti conservateur, les élites médiatiques, de droite comme de gauche dans ce pays. Malheureusement, il n’y a aucune volonté politique de réfléchir à cela.
Les seules personnes qui y réfléchissent de manière sérieuse sont celles qui étaient dans la rue, ces derniers jours, pour protéger les communautés qui sont directement menacées et ont besoin de solidarité. Les gens veulent quelque chose de différent et malheureusement, personne ne leur offre.
Propos recueillis par Jonathan Baudoin
Aurélien Mondon est politologue, maître de conférences à l’université de Bath (Royaume-Uni)