« Sans l’Afrique, il n’y aura pas d’Histoire de France au 21ème siècle ». Cette phrase de François Mitterrand, alors ministre de l’Outre-mer, entre autres, sous la IVème République dans les années 1950, illustre son attachement au « pré carré » français en Afrique. Effet de son ambition politique personnelle ou vraie conviction ? Ce sont les questions qu’explore le journaliste et historien Thomas Deltombe dans son nouveau livre L’Afrique d’abord ! (La Découverte). Le futur président socialiste sous la Vème République apparaît dans cet essai passionnant à la fois comme un politicien opportuniste, sans scrupule envers les indépendantistes algériens par exemple, et comme un homme convaincu de la place que doit occuper la France dans les affaires internationales en période de guerre froide, avec une méfiance particulière envers les anglo-saxons, qui ne cessent, selon lui, de nuire aux intérêts français. Une constante chez Mitterrand, estime l’auteur, observable durant ses deux septennats à l’Élysée. Entretien avec Jonathan Baudoin pour QG
« Cette phrase de François Mitterrand, alors ministre de l’Outre-mer, entre autres, sous la IVème République dans les années 1950, illustre son attachement au « pré carré » français en Afrique« .
QG: Pourquoi vous être lancé dans ce travail sur François Mitterrand et sa défense de l’impérialisme français? En quoi cela s’inscrit dans la lignée de vos écrits antérieurs sur la Françafrique?
Thomas Deltombe: L’idée de ce livre sur François Mitterrand vient des travaux que j’ai effectués pour un ouvrage précédent, L’Empire qui ne veut pas mourir, paru au Seuil en 2021. Dans le cadre de ce livre collectif, je m’étais entre autres chargé du chapitre sur la politique africaine de François Mitterrand sous la IVe République. Je savais déjà que Mitterrand avait mené une politique africaine très active à cette période et j’avais lu pas mal de travaux existants sur le sujet. Mais je me suis rendu compte au cours de mes recherches qu’il y avait un hiatus, voire une contradiction, entre ce que racontaient les biographes de François Mitterrand et ce que je trouvais dans la documentation que je récoltais dans les archives, dans la presse de l’époque. Cela m’a donné envie d’approfondir le sujet en étudiant en détail la carrière ministérielle de François Mitterrand dans les années 1940-1950. En m’appuyant sur des documents parfois inédits, je montre que François Mitterrand a été un des grands théoriciens du néocolonialisme français.
QG: Peut-on dire que Mitterrand est un des initiateurs de la Françafrique?
Tout à fait. Presque tous les biographes et historiens affirment que François Mitterrand était fondamentalement un « décolonisateur ». Ils tirent cela du récit que Mitterrand lui-même a fait de son passage au ministère de la France d’Outre-mer, qui était à l’époque le ministère de l’Afrique subsaharienne et de Madagascar, en 1950-1951. Il a en effet raconté après coup, dans les années 1960, que sa politique de main tendue aux leaders africains a initié le mouvement de décolonisation qui allait permettre aux anciennes colonies d’Afrique subsaharienne d’accéder bientôt, sans violence, à une pleine indépendance. Le problème c’est que ce récit est complètement faux, comme je le montre dans le livre. Et notamment parce que les leaders politiques, auxquels il dit avoir tendu la main – à commencer par Félix Houphouët-Boigny, alors député de la Côte d’Ivoire au Palais-Bourbon – n’étaient pas hostiles à la colonisation. Ils étaient favorables – comme Mitterrand – à une modernisation du système colonial.
Presque tous les historiens sont tombés dans le panneau des mensonges de François Mitterrand et le décrivent par conséquent comme un précurseur de la « décolonisation ». Certes, reconnaissent-ils, l’homme a mené une politique répressive en Algérie, en tant que ministre de l’intérieur (1954-1955) et comme ministre de la justice (1956-1957). Mais il n’a mené cette politique qu’« à contrecœur », expliquent-ils. À mon avis, cette description est fausse. François Mitterrand n’était pas un « décolonisateur ». Son but était de moderniser, de réformer, le système colonial pour le faire perdurer. Mais cette modernisation et ces réformes, qui avaient notamment pour but de sous-traiter une partie des charges coloniales à des « autochtones » fidèles à la France, n’était pas incompatible dans son esprit avec la répression des mouvements nationalistes ou indépendantistes.
En résumé, chez Mitterrand, il n’y a pas de contradiction entre la prétendue politique de main-tendue pratiquée en Afrique subsaharienne et la politique de répression menée en Algérie. Les deux politiques étaient complémentaires et visaient le même objectif: maintenir la « présence française » en Afrique et faire perdurer le système impérial.
QG: Qu’est-ce qui relève de l’opportunisme politique et qu’est-ce qui relève de la conviction profonde de la part du Mitterrand ministre sous la IVème République, selon vous?
Bonne question… Difficile en effet de faire la différence, chez François Mitterrand, entre ce qui relève de la conviction profonde et ce qui tient du froid calcul politicien. Disons que les deux logiques ont toujours été chez lui étroitement imbriquées. On le voit dans les années 1950. S’il est obsédé par les questions coloniales, c’est non seulement parce qu’il veut à tout prix défendre la « présence française » en Afrique mais aussi parce qu’il comprend que cette thématique, encore peu débattue sur la scène politique hexagonale à cette époque-là, pourrait lui servir d’ascenseur personnel pour s’élever dans la hiérarchie politique française. J’ai l’impression, au terme de plusieurs années de travail sur le sujet, que la défense de l’empire et la défense de ses ambitions personnelles étaient tellement mêlées qu’il est impossible aujourd’hui de mesurer la part de chacune de ces motivations. Et cela d’autant plus que Mitterrand, comme chacun sait, était capable d’un grand machiavélisme, sur ce sujet comme sur beaucoup d’autres.
QG: Y a-t-il une continuité entre le Mitterrand ministre sous la IVème République et le Mitterrand président sous la Vème République en matière de politique africaine?
Oui, il me semble qu’il y a une grande continuité entre ces deux périodes. Il y a en tout cas des constances évidentes, notamment sa grande hostilité à l’égard de la politique africaine des Britanniques et des Américains. Mitterrand, viscéralement attaché à la défense des intérêts français en Afrique, dans les années 1940-1950 comme dans les années 1980-1990, estime que les autres impérialismes, soviétique d’un côté à l’époque, anglo-américain de l’autre, ne doivent pas empiéter sur le «pré carré» africain de la France. De nombreux témoignages – de militaires, de diplomates et de certains de ses collaborateurs – montrent que François Mitterrand a nourri toute sa vie une sorte d’obsession sur ce sujet. Ce qui explique en partie le soutien qu’il a apporté aux génocidaires Hutu au Rwanda en 1994 : estimant que le Front patriotique rwandais (FPR) de Paul Kagame était un bras armé des « Anglo-Saxons », François Mitterrand a soutenu jusqu’au bout ses adversaires hutus – fussent-ils génocidaires.
QG: Comment expliquez-vous le manque de travail critique par rapport à la politique africaine de François Mitterrand, pourtant néocoloniale, comme vous le documentez dans ce livre ?
Cette question est compliquée. Je pense qu’il y a plusieurs raisons. L’une d’entre elles est que François Mitterrand a occupé le poste le plus éminent sous la Ve République, celui de président de la République. Cette fin de carrière a occulté les fonctions moins importantes qu’il avait occupées dans les décennies précédentes. Une autre raison, c’est que François Mitterrand, cherchant justement atteindre le sommet du pouvoir sous la Ve République, a fait de gros efforts entre-temps pour réécrire sa propre histoire et expurger de sa biographie officielle les épisodes les moins glorieux, par exemple son engagement d’extrême-droite dans les années 1930, son passage à Vichy dans les années 1940 ou sa politique colonialiste dans les années 1950. Cherchant à fédérer la gauche française derrière lui dans les années 1960, il n’avait pas du tout intérêt à ce qu’on lui rappelle ces épisodes.
Quand Mitterrand est devenu le principal leader de la gauche française, dans les années 1970, il a également bénéficié d’une sorte de silence poli de ceux qui, tout en connaissant parfois son passé, espéraient qu’il permettrait l’accession de la « gauche unie » au pouvoir. En d’autres termes : les gens favorables à une politique de gauche n’avaient pas intérêt à « dézinguer » Mitterrand en l’attaquant sur son passé. Ainsi s’est instaurée à gauche une forme d’autocensure collective sur le passé de Mitterrand à partir des années 1960-1970.
Ce silence s’explique aussi sans doute par une sorte de frilosité, et peut-être de paresse, dans le monde universitaire. Une forme de conservatisme, aussi. C’est quelque chose qui saute aux yeux quand on travaille sur les relations franco-africaines, notamment sur l’histoire de la décolonisation. C’est en tout cas quelque chose qui m’a frappé quand j’ai travaillé, avec deux camarades, sur la décolonisation du Cameroun. Cette décolonisation sanglante, qui a occasionné plusieurs dizaines de milliers de morts dans les années 1950 et 1960, avait jusqu’alors été très peu étudiée dans le milieu académique français, qui a longtemps continué à dire que la décolonisation des ex-colonies françaises d’ « Afrique noire » avait été harmonieuse et pacifique.
Bref, il y a des sujets qui semblent ne pas beaucoup intéresser les chercheurs. Notamment ceux qui questionnent les mythes nationaux et égratignent les « grands hommes ». La carrière coloniale de François Mitterrand sous la IVe République fait partie de ces sujets que les historiens ont plutôt esquivé jusqu’à présent. Et ceux qui ne l’ont pas esquivé, notamment ceux qui se sont penchés sur la politique algérienne de François Mitterrand, ne sont pas allés au bout de l’analyse et continuent, malgré tout, de le décrire comme un « décolonisateur ».
QG: Peut-on considérer que l’opposition de Mitterrand à Charles de Gaulle se base plus sur une rancœur personnelle liée à la Françafrique que sur des divergences politiques fondamentales?
Je pense que François Mitterrand et le général de Gaulle, bien qu’ils n’étaient pas de la même génération, partageaient une même vision de la supposée « vocation africaine » de la France. Et tous deux avaient compris que la réforme de la relation coloniale était la seule manière de perpétuer l’« œuvre impériale ». La conférence de Brazzaville de 1944, les propositions de François Mitterrand dans les années 1950 et la politique africaine du régime gaulliste après 1958 forment en quelque sorte une continuité.
La haine que François Mitterrand vouait à de Gaulle vient des conditions dans lesquelles ce dernier est revenu au pouvoir en 1958. Mitterrand, qui ne cachait pas son ambition, qui très jeune rêvait déjà d’accéder aux plus hautes fonctions politiques, a vu son ambition brutalement s’effondrer avec le coup d’État gaulliste de 1958. Et en plus de l’écarter du jeu politique, le nouveau régime a mis en œuvre la politique néocoloniale qu’il n’avait cessé de défendre dans les années précédentes !
Encore faut-il nuancer : si Mitterrand avait beaucoup de rancœur à l’égard du général de Gaulle, c’est contre les partisans de De Gaulle qu’il était le plus énervé : ces derniers, qui le considéraient comme une des incarnations du « régime des partis » sous la IVe République et qui le décrivaient comme une sorte de Rastignac sans scrupule, l’avaient violemment attaqué dans les années 1950. Je pense que l’attitude de Mitterrand à l’égard de De Gaulle est plus liée à son exécration des gaullistes qu’à une divergence idéologique, ou même qu’à une exécration du personnage de De Gaulle, en tant que tel.
En tout cas, le positionnement antigaulliste de Mitterrand après 1958 explique en grande partie pourquoi il a retravaillé sa légende dans les années 1960. Il a essayé de se faire passer pour un « précurseur de la décolonisation », afin de marquer sa différence avec de Gaulle, qui mettait en œuvre la politique néocoloniale… dont il avait pourtant lui-même été un des initiateurs quelques années plus tôt.
C’est tout le paradoxe : Mitterrand a bien été un « précurseur », mais pas de la « décolonisation » de l’Afrique, comme il a voulu le faire croire et comme beaucoup de ses admirateurs le croient encore. Il a été un précurseur de cette sorte de néocolonialisme très spécifique qu’on appelle la « Françafrique ».
Propos recueillis par Jonathan Baudoin
Thomas Deltombe est journaliste, chercheur indépendant. Il est l’auteur de: L’Afrique d’abord! Quand François Mitterrand voulait sauver l’Empire français (La Découverte, 2024), L’Empire qui ne veut pas mourir. Une histoire de la Françafrique (avec Thomas Borrel, Amzat Boukari-Yabara et Benoît Collombat, Seuil, 2021), La Guerre du Cameroun. L’invention de la Françafrique (avec Manuel Domergue et Jacob Tatsitsa, La Découverte 2016), Kamerun! Une guerre cachée aux origines de la Françafrique (1948-1971) (avec Manuel Domergue et Jacob Tatsitsa, La Découverte 2011)