Aurélien Dubuisson: « Luigi Mangione semble assez loin de l’idéologie d’un groupe comme Action directe »

20/01/2025

« Make capitalists afraid again » est l’un des slogans apparus sur les réseaux sociaux après l’assassinat de Brian Thompson à New York, le 4 décembre dernier. Le soutien impressionnant dont a bénéficié Luigi Mangione, accusé d’avoir tué le PDG de la compagnie d’assurance United HealthCare, relance la question de la violence politique. Historien, chercheur associé au Centre d’histoire de Sciences Po, et auteur de « Action Directe, les premières années », Aurélien Dubuisson livre pour QG son regard sur ce geste meurtrier. Des anarchistes du 19ème siècle jusqu’à « Unabomber », il tente d’interpréter ce qui a pu armer le bras de l’homme de 26 ans, qui fascine aujourd’hui certains activistes radicaux à travers la planète

« Deny », « Defend », « Depose » (« refuser », « défendre », « déposer »). Ces mots, retrouvés sur les douilles dans le corps de Brian Thompson, PDG de la compagnie d’assurance United HealthCare, assassiné le 4 décembre 2024 à New York, ont trouvé un fort écho mondial sur les réseaux sociaux, pleins de sarcasmes à l’endroit du défunt, et d’une sulfureuse sympathie à l’égard de l’accusé, Luigi Mangione. Dans les sphères radicales, certains estiment qu’il faut à nouveau effrayer les capitalistes et espèrent voir resurgir les méthodes violentes des années 1970 et 1980. Selon Aurélien Dubuisson, historien et enseignant à l’Université de Lille, spécialiste de la violence politique, il est toutefois prématuré d’affirmer que l’acte de Luigi Mangione relève d’une idéologie d’extrême gauche similaire à celle de l’époque d’Action directe ou de la Bande à Baader. Interview par Jonathan Baudoin

Aurélien Dubuisson, historien et enseignant à l’Université de Lille, spécialiste de l’extrême gauche et de la violence politique. Il est l’auteur de: « Action Directe. Les premières années » (Libertalia) et co-auteur de « L’extrême-gauche en France » (L’Opportune)

Quel regard portez-vous sur Luigi Mangione, accusé d’avoir tué Brian Thompson, PDG de la compagnie d’assurance états-unienne United HealthCare, en décembre dernier ?

Tout ce que je connais à son sujet est tiré de la presse, et je pense que son procès nous en apprendra davantage sur son profil et ses motivations. Toujours est-il qu’à première vue il s’agit vraisemblablement d’un individu isolé qui n’appartient pas à une organisation, même groupusculaire. Pour l’instant, rien ne permet d’affirmer qu’il se revendique d’un courant politique ou d’une idéologie particulière. Tout ce que l’on sait, c’est que son acte semble être motivé par une profonde colère envers le système de santé américain, et notamment envers des entreprises comme United Healthcare, accusées de réaliser des profits exorbitants au détriment de leurs assurés.

Pour autant, ce n’est pas un coup de sang, l’acte a été prémédité. L’arme du crime a été élaborée, en partie, à l’aide d’une imprimante 3D. Plusieurs sources indiquent que sur les douilles des trois balles tirées étaient gravés des mots pointant les tactiques des compagnies d’assurance accusées d’utiliser pour éviter de payer les indemnités . Lorsque Luigi Mangione est interpellé, la police trouve un document qui s’apparenterait à un « manifeste » de trois pages ainsi que des faux papiers. Le manifeste serait un texte relativement sommaire qui justifierait l’assassinat ciblé de Brian Thompson. Un meurtre symbolique donc, bien éloigné d’autres formes de violences par armes à feu récurrentes aux USA. En l’occurrence, je fais allusion aux violences aveugles comme les tueries de masse dont la fusillade de Columbine en 1999.

Quel lien peut-on établir entre cet événement et les méthodes employées par le groupe Action directe, sur lesquelles vous avez écrit un ouvrage ?

Indéniablement, on observe des similitudes dans le mode opératoire : un assassinat par arme à feu, revendiqué par un texte, ciblant un symbole censé cristalliser la colère d’un groupe social spécifique. Dans le cas de Luigi Mangione, la mort de Brian Thompson doit satisfaire les assurés lésés alors qu’Action directe tue Georges Besse, alors PDG de Renault, au prétexte notamment des licenciements provoqués par ses restructurations. Toujours du point de vue des pratiques, on pourrait également relever l’utilisation de faux papiers dans l’optique d’échapper à la police. C’est évident pour Action directe et ça semble l’être également pour Luigi Mangione, poursuivi entre autres pour possession de « faux documents ».

Georges Besse, PDG de Renault, est assassiné en bas de son domicile dans le 14e arrondissement de Paris le 17 novembre 1986. Action Direct revendique l’assassinat

Pour autant, il y a des différences. Action directe était un groupe politique dont les contours idéologiques évoluent au fil du temps mais qui s’inscrit dans la tradition marxiste, de sa création à son démantèlement. Au-delà de son identité politique, ce groupe prend racine dans un contexte spécifique : les années post-1968, marquées par l’émergence d’organisations comparables en Europe et ailleurs. Celles-ci cultivent parfois des désaccords tactiques et stratégiques mais partagent au moins l’objectif d’une révolution qui mettrait à bas le capitalisme et l’impérialisme. Pour s’en assurer, elles entendent construire leur assise politique en menant des actions dont l’exemplarité devait, comme le disait Lénine, « “armer” le prolétariat du désir ardent de s’armer ». J’en profite d’ailleurs pour réfuter un lieu commun qui consiste à affirmer que les effectifs réduits de ces groupes témoigneraient nécessairement de leur faiblesse. En réalité, ils se comprennent davantage, au moins en Europe, comme des avant-gardes dont l’ambition est d’accompagner un mouvement de masse mais certainement pas d’ériger une force militaire suffisamment puissante pour faire vaciller le pouvoir.

Quelles que soient les manifestations de soutien que j’évoquerai ci-après, Luigi Mangione agissait seul, ce qui le différencie assez nettement d’un groupe comme Action directe. Son passage à l’acte prémédité peut se justifier par des motivations rationnelles en réaction aux pratiques des assurances santé, mais il me semble que cela se comprend plutôt comme une vendetta qui ne poursuit aucune stratégie politique précise. D’ailleurs, la presse évoque régulièrement son passage à l’acte comme la conséquence probable d’une expérience malheureuse avec son assurance santé. Toutefois, une lecture du manifeste dans son intégralité serait sans doute nécessaire pour en attester.

Comment analysez-vous les réactions, notamment sur les réseaux sociaux, qui se montrent favorables au geste de Mangione, tandis que les grands médias désapprouvent unanimement ce fait?

Inutile de s’attarder sur la désapprobation unanime de la presse : qui s’en étonne ? Les réactions sur les réseaux sociaux sont toutefois plus intrigantes. Permettez-moi tout d’abord un petit détour. Supposons qu’une histoire semblable survienne en France : on imagine sans peine le vent de panique que ces commentaires en ligne susciteraient place Beauvau. Souvenez-vous seulement de la cagnotte de soutien à Christophe Dettinger, le « boxeur Gilet jaune » :  certains en ont encore le tournis.

Rappeler l’épisode des Gilets jaunes a son utilité pour saisir par quels mécanismes une population en vient à accepter la violence, voire même à la pratiquer. Au début du mouvement des Gilets jaunes, les tentatives de fraternisation avec les forces de l’ordre n’étaient pas rares. Mais le vent tourne vite dès lors que la répression s’abat et se généralise. En plus des « simples » matraquages, les cas de mutilations, d’éborgnements et d’emprisonnements deviennent monnaie courante comme l’illustre le triste décompte du journaliste David Dufresne. Vous connaissez peut-être cette citation de Marx tirée du livre premier du Capital : « Le mouvement de la pensée n’est que la réflexion du mouvement réel, transporté et transposé dans le cerveau de l’homme ». Autrement dit, ce sont nos conditions d’existence qui déterminent nos comportements politiques. Cela vaut pour l’acceptation de la violence. L’écrasante majorité des personnes qui soutiennent son usage ne le font pas par « idéologie » mais plutôt en réaction ultime aux violences institutionnelles et systémiques : la police dans le cas des Gilets jaunes, les assurances de santé dans celui de Luigi Mangione. Ce dernier l’aurait d’ailleurs exprimé sans filtre sur un forum en ligne : « Lorsque toutes les autres formes de communication échouent, la violence est nécessaire pour survivre ». En fait, si l’on veut saisir le passage à l’acte de Luigi Mangione et, par extension, les réactions qu’il suscita, il faut d’abord se pencher sur les pratiques de United HealthCare.

United Healthcare, système d’assurance dont Brian Thompson, la victime, était le PDG, est accusé de réaliser des profits exorbitants au détriment de leurs assurés

Donc avec les effets dévastateurs, inégalitaires, que produit le néolibéralisme depuis plus de 40 ans, pensez-vous que cet assassinat de Brian Thompson ne soit qu’un prélude pour d’autres faits de ce genre?

C’est possible, qui pourrait le prédire ? À quel moment se situe le point de bascule ? Personne n’a la réponse. En tout cas il faut avoir à l’esprit que les soutiens, quel que soit leur nombre, ne se muent pas nécessairement en acteurs. D’ailleurs si cela se vérifiait, plusieurs groupes armés équivalents à Action directe auraient remporté davantage de succès. Prenons l’exemple révélateur de la RAF [Fraction armée rouge, NDLR], plus connue sous le nom de « Bande à Baader »:  son implantation en Allemagne est relative, pour ne pas dire faible, alors qu’un sondage de 1971 indique qu’un quart des interviewés de moins de trente ans lui témoignent de la sympathie.

Assiste-t-on à un retour de la fameuse « propagande par le fait », prônée par les anarchistes à la fin du 19ème siècle ?

Pour le moment il s’agit d’un événement isolé, quelle que soit sa spectacularité. Luigi Mangione n’a fait aucun émule, je le répète, malgré toutes les expressions de soutien qui lui sont manifestées. 

D’ailleurs, parler de « retour » me semble injuste car cela suppose une disparition. Or, la propagande par le fait n’a jamais cessé d’exister depuis le 19ème siècle malgré des évolutions suivant les périodes, aussi bien du point de vue de la forme que de son intensité. Il y aurait donc un continuum entre le 19ème siècle et notre époque dans lequel on pourrait insérer Luigi Mangione. Mais cela reste hypothétique dans la mesure où les éléments à notre disposition pour le qualifier restent maigres jusqu’à présent. Néanmoins, la presse met souvent en avant sa filiation supposée avec Theodore Kaczynski [activiste états-unien, surnommé « Unabomber » par le FBI, NDLR] dont il fut un lecteur et un commentateur. Difficile d’évaluer pour l’instant leur niveau de proximité idéologique mais leur mode opératoire, sans être similaire, est comparable.

Comment réagirait le pouvoir politique si ce type de faits devaient se répandre dans les pays occidentaux ?

L’éventuelle résurgence de la propagande par le fait justifierait sans aucun doute l’adoption de lois liberticides et répressives à l’exemple des lois scélérates du 19ème siècle. À l’époque, une série d’attentats sert de prétexte pour réprimer le mouvement anarchiste dans son ensemble, et même au-delà. Actuellement, malgré leur abolition, on trouve encore l’expression de ces lois dans le droit français à travers le fameux délit « d’apologie du terrorisme ».

Les anarchistes ont été marqués par cet épisode répressif d’une rare intensité. C’est probablement une raison qui explique leurs divisions au sujet de la violence, notamment autour de la question que vous posez : renforce-t-elle ou non la répression ? Ou plutôt, partant de l’idée qu’ils admettent tous qu’elle serait l’accoucheuse de l’histoire: à quel moment utiliser la violence pour qu’elle ne soit pas synonyme de répression mais d’émancipation ? Cette question resurgit à intervalle régulier et est sans doute l’objet de débats actuels après l’assassinat de Brian Thomson.

Propos recueillis par Jonathan Baudoin

Arnaud Dubuisson est historien, chercheur associé au Centre d’histoire de Sciences Po et enseignant à l’Université de Lille. Il est l’auteur de: « L’extrême gauche en France: de l’entre-deux-guerres à nos jours » (avec Hugo Melchior et Paolo Stuppia, 2019) et « Action Directe, les premières années » (Libertalia, 2018)

 1Voir https://www.francetvinfo.fr/faits-divers/italo-americain-de-26-ans-diplome-de-sciences-de-l-ingenierie-domicilie-a-hawai-ce-que-l-on-sait-de-luigi-mangione-principal-suspect-du-meurtre-de-brian-thompson_6946877.html 

2Voir notamment https://www.liberation.fr/international/amerique/fils-de-bonne-famille-ingenieur-diplome-dune-fac-prestigieuse-qui-est-luigi-mangione-inculpe-pour-le-meurtre-du-patron-dunited-health-care-20241210_AY4NYICJVJDTJDY5H452DB7NU4/#mailmunch-pop-1146266 

 3Voir https://www.frustrationmagazine.fr/luigi-mangione/ 

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