Robert Harris, co-scénariste de J’accuse de Roman Polanski: « Toute personne devrait avoir la liberté de voir le film »

26/01/2025

Après cinq années de boycott total sur les écrans américains, canadiens, anglais et australiens, « J’accuse », le film de Roman Polanski, a été projeté pour la première fois le 3 novembre dernier dans une salle en public à Londres. Après la projection, l’écrivain Robert Harris, co-scénariste de ce film sur l’affaire Dreyfus, a échangé en public avec John R. MacArthur, directeur du prestigieux mensuel Harper’s, autour de son expérience de travail avec le cinéaste controversé, évoqué la culture du « cancel », et plus largement, les défis de la réalisation d’un film autour de « l’Affaire », ainsi que l’importance de cette dernière dans la fondation d’Israël. Un document unique, à lire en exclusivité sur QG

En 2019, la sortie du film J’accuse de Roman Polanski a provoqué un vif débat en raison des accusations visant son réalisateur depuis 1977, année du viol d’une jeune Américaine de 13 ans, et d’autres viols supposés. En France, malgré de nombreux appels au boycott et des manifestations devant les cinémas, le film a réalisé l’un des meilleurs démarrages de cette année-là, et valu à Polanski le César controversé du meilleur réalisateur. Cette récompense a en effet suscité une vive indignation en France, symbolisée par la réaction d’Adèle Haenel quittant la salle en signe de protestation.

Dans les pays anglo-saxons, toutefois, que ce soit aux États-Unis, au Canada, ou en Grande-Bretagne, le film n’a jamais été distribué en salles, objet d’un cancel total, d’un boycott venu de la part des distributeurs. Ce n’est que cinq ans plus tard, fin 2024, que J’accuse a été projeté pour la toute première fois devant un public anglophone à Londres, en présence du romancier Robert Harris, scénariste du film. Lors d’un entretien exceptionnel réalisé dans la salle après la diffusion par John R. MacArthur, directeur du prestigieux mensuel américain Harper’s, Robert Harris a exprimé sa satisfaction de voir le film enfin accessible à un public anglophone. Il a également partagé un éclairage unique sur la genèse du projet, sa collaboration avec Polanski et les conséquences de ce qu’il décrit comme une forme de censure exercée par l’industrie cinématographique. Sans discuter le dégoût que certains peuvent désormais ressentir face à l’oeuvre de Polanski, et leur envie de ne plus la regarder, il a appelé à ce que chaque spectateur puisse être libre de voir le film s’il le souhaite. À lire sur QG. Tous nos remerciements à John R. MacArthur pour nous avoir accordé l’exclusivité de cet entretien

John R. MacArthur : Votre film « Jaccuse », sorti en 2019, a été projeté à Londres dans une salle comble, après ce que lon pourrait qualifier de cinq années de censure. Que ressentez-vous ? 

Robert Harris: Franchement, c’est une immense satisfaction. C’est la toute première projection dans un pays anglophone ouverte au public, et pour moi, c’est aussi une première : je n’avais pas pu assister à sa sortie en salles en France. Découvrir le film aux côtés d’un public est une expérience exceptionnelle. Il est important de préciser que le film n’a pas été censuré par un gouvernement ou par un État. Ce sont les distributeurs qui ont décidé de ne pas le diffuser dans les pays anglophones.

On reviendra sur les raisons de leur refus un peu plus tard, mais permettez-moi dabord de vous demander si vous avez ressenti une quelconque hésitation avant de travailler avec Roman Polanski? 

Pas du tout. En tout cas, pas en 2007, lorsqu’il m’a contacté pour la première fois. À l’époque, il souhaitait adapter mon roman Pompéi en film, mais ce projet n’a finalement pas abouti. En parallèle, je travaillais sur un autre roman, Le Fantôme, que je lui ai proposé d’adapter. Deux semaines plus tard, il m’a rappelé pour confirmer son intérêt. Je tiens à souligner qu’en 2007, il jouissait encore d’une immense respectabilité en tant que réalisateur. Il avait remporté l’Oscar pour Le Pianiste, accueilli par une standing ovation, et la plupart des acteurs les plus en vue rêvaient de collaborer avec lui. Je n’ai donc eu aucune raison d’hésiter à faire de même. Je précise qu’à l’époque, personne ne m’avait parlé de l’affaire de 1977. (Roman Polanski est arrêté le 11 mars 1977 à Los Angeles. Il est accusé d’avoir drogué et violé la veille une adolescente de 13 ans, Samantha Gailey, NDLR).

Lorsque Le Fantôme est sorti, il a à nouveau été arrêté, mais la tentative d’extradition a échoué. Quelques années plus tard, début 2012 si je me souviens bien, il m’a recontacté pour me proposer un nouveau film. J’étais enthousiaste, d’autant plus que j’avais en tête l’idée d’un thriller. Nous nous sommes rencontrés à Paris pour discuter du projet. En quittant son bureau, j’ai remarqué qu’il possédait de nombreux livres sur l’affaire Dreyfus. Il m’a confié qu’il avait toujours rêvé de réaliser un film sur ce sujet. Deux jours plus tard, alors que j’étais de retour en Angleterre, il m’a appelé pour me dire : « Oublie le thriller, on va faire un film sur l’affaire Dreyfus. » Pour être honnête, j’ai ressenti une certaine appréhension. Je connaissais mal cette affaire, et je savais que ce projet nécessiterait un casting exceptionnel. J’avais aussi peur que le sujet n’intéresse pas suffisamment le public.

Pendant ce temps, j’ai découvert un excellent livre de Jean-Denis Bredin intitulé L’Affaire, qui se trouvait par hasard chez moi. C’est ainsi que j’ai appris l’histoire du colonel Marie-Georges Picquart. J’y ai vu une intrigue d’espionnage idéale pour une adaptation cinématographique. Nous étions face à un drame humain : Dreyfus et sa famille ont enduré des souffrances terribles, mais le colonel Picquart, que l’on qualifierait aujourd’hui de lanceur d’alerte, a bouleversé le cours des événements. Cette histoire contenait tous les éléments nécessaires pour en faire un film. Roman était d’abord hésitant, mais il a fini par en saisir toute la logique. Nous avons donc concrétisé ce projet, et le résultat est ce que vous avez sous les yeux aujourd’hui.

Avez-vous eu des désaccords avec Roman Polanski sur l’écriture du scénario ? Les réalisateurs ont souvent la réputation de déformer les romans. Et les romanciers laissent souvent faire, même lorsquils écrivent les scénarios

Non. On m’a chargé d’écrire le scénario du film, ce qui ne m’enchantait pas spécialement puisqu’à la base, je suis romancier. J’aime être mon propre réalisateur et scénariste, et ne pas travailler pour quelqu’un d’autre. Après un temps de réflexion, j’ai réalisé que je voulais le faire sous forme de roman. J’en ai parlé à Roman qui m’a donné son accord. Pour lui aussi, un scénario sous forme de roman ferait un meilleur film. De mon expérience, je précise que peu de réalisateurs de films accordent ce genre de concession. J’étais donc reconnaissant envers Roman pour cela. 

Alors, comment ça s’est passé ? 

Je n’étais pas convaincu, car nous ne pouvions pas le présenter tel quel. L’une des raisons pour lesquelles je privilégie les romans est qu’ils permettent d’explorer pleinement la complexité d’une histoire. Toute personne bien informée sur l’affaire Dreyfus comprendra à quel point le roman, qui compte 150.000 mots, a dû être condensé pour produire un film de deux heures. Cela exige inévitablement de nombreuses concessions par rapport à l’œuvre originale.

Je me souviens qu’au début, lorsque nous avons décidé d’écrire sur le colonel Picquart, nous étions conscients de son antisémitisme. Il l’était au départ, et honnêtement, il l’était encore à la fin. À un moment donné, Roman a déclaré : « Vous et moi savons que ce n’est pas entièrement vrai, mais nous devons montrer le moment où il comprend la vérité et accepte de passer un an en prison pour faire libérer Dreyfus. » Pour lui, ce n’était pas une question de préjugés raciaux, mais plutôt une dissimulation délibérée orchestrée par l’armée, qui allait à l’encontre du code d’honneur de Picquart. Cela rend l’histoire bien plus captivante qu’une simple question de déformation des faits.

Le colonel Picquart finira par éprouver du respect pour Dreyfus, un sentiment qui l’accompagnera jusqu’à la fin de sa vie. Il convient de rappeler qu’il avait été expulsé de l’armée et dépendait de la réhabilitation de Dreyfus pour être réintégré, ce qui n’a jamais eu lieu. De son côté, Dreyfus lui a écrit une lettre pour le remercier de ce qu’il avait fait. Picquart ne lui a jamais répondu, mais il a fini par être blanchi.

En 1906 cest bien ça ? 

Oui, en 1906. Georges Clemenceau, une fois élu Premier ministre, a infligé une sorte d’ultime doigt d’honneur à l’armée en nommant Picquart, le grand lanceur d’alerte, en le nommant ministre de la Guerre. Un retournement de situation assez remarquable. En tant que ministre, Picquart a joué un rôle clé dans la modernisation de l’armée française. Cependant, en janvier 1914, il a été victime d’un accident d’équitation et est décédé peu de temps avant le début de la Première Guerre mondiale.

Tout le monde aimerait aussi savoir ce qui est arrivé à Dreyfus pendant la Grande Guerre…

Il existe plusieurs versions de l’histoire. À ma connaissance, Alfred Dreyfus a été rappelé et a combattu pendant la Première Guerre mondiale. J’ai eu la chance de rencontrer son petit-fils pendant le tournage du film. C’était un lien extraordinaire avec l’histoire, car il se souvenait, lorsqu’il avait 6 ou 7 ans, de moments passés dans le jardin avec son grand-père. Dreyfus est décédé juste avant la Seconde Guerre mondiale, tandis que sa femme a survécu à la guerre.

Tout cela pour dire qu’au-delà d’être un film puissant, il est aussi d’une grande pertinence dans le contexte actuel, d’autant plus qu’il n’a été projeté nulle part ailleurs que dans cette salle. En plus de mon rôle d’éditeur, je suis également journaliste. Par curiosité, j’ai demandé au concierge de mon hôtel de trouver un revendeur pour acheter un billet, mais c’était impossible. Vous êtes donc tous très chanceux d’être ici !

Compte tenu de ce que vous nous racontez, que pensez-vous de l’état de la liberté dexpression, de la liberté de pensée, de la liberté de visionner et de la liberté de lire en Grande-Bretagne aujourdhui?  

Je comprends parfaitement pourquoi certaines personnes ne veulent pas contribuer à la renommée de Roman Polanski en allant voir ses films, et c’est leur droit. En France, il y a eu de nombreuses manifestations devant les cinémas. Cependant, dans notre société, je pense qu’une personne devrait avoir la liberté de choisir de voir le film si elle le souhaite. C’est mon point de vue. Je ne m’oppose pas aux manifestations et je comprends le dégoût que cela peut susciter, mais chacun devrait être libre de suivre son propre désir.

C’est en tout cas une question complexe. Ce n’est pas comparable à l’interdiction d’un livre comme Ulysse au début du 20e siècle, lorsque l’État a interdit sa distribution. Dans le cas de J’accuse, c’est l’industrie elle-même qui a pris cette décision. Le film n’a pas été diffusé au Canada, en Australie, ni aux États-Unis. C’est donc une situation difficile, et une fois de plus, je vous encourage tous à chercher des distributeurs et à résister à l’intimidation. Je n’aime pas l’usage du terme « woke« , mais il y a eu un acte de censure et de bannissement assez frappant, même s’il n’est pas officiel.

De plus, je déteste les boycotts lancés contre les écrivains. J’ai l’impression, d’une certaine manière, d’avoir été boycotté. Tout mon travail a été mis à l’écart. Pour moi, tout type de boycott, de censure ou d’interdiction va à l’encontre de l’esprit de communication et de créativité. Cela inclut également les boycotts des œuvres israéliennes. Paradoxalement, ce sont souvent les personnes les plus opposées au régime de Netanyahu qui en sont les cibles.

Dans le contexte politique actuel, avez-vous des conseils pour les scénaristes en herbe ? Y compris le fait de gagner suffisamment pour vivre de l’écriture de scénarios ? 

Je ne conseillerais certainement à personne d’essayer de gagner sa vie en tant que romancier. Avec la situation économique actuelle, ce n’est vraiment pas facile. Mais si vous avez une vraie passion pour quelque chose, lancez-vous, indépendamment de ce que cela pourrait rapporter. Personnellement, je n’aime pas écrire des scénarios. Je préfère largement écrire des romans, et si l’un de mes ouvrages est adapté à l’écran, c’est souvent quelqu’un d’autre qui écrit le scénario. Parfois, vous n’êtes pas particulièrement fan de ce qu’ils en ont fait. Mais parfois, comme avec le film Conclave, tiré d’un de mes romans, l’adaptation est brillante et la réalisation impeccable. Il faut garder en tête qu’un scénario n’est qu’un croquis, une esquisse de ce que pourrait être le film.

Vraiment?

Essentiellement, oui. Polanski lui-même me disait cela. À mon avis, ce sont surtout les réalisateurs ou les acteurs qui écrivent les scénarios, plutôt que les écrivains. Pour illustrer cela, je dirais que je préférerais de loin rester à bord de mon petit bateau à rames qui prend l’eau et travailler pour moi-même, plutôt que de devenir une sorte d’esclave dans les cales d’un immense paquebot de luxe. Mais ce n’est que mon point de vue.

Propos recueillis par John R. Mac Arthur

QG publie plus bas ici le commentaire qu’a voulu apporter à cet entretien le patron du Harper’s, John R. Mac Arthur. Le voici:

Pour en revenir au film, j’ai discrètement lutté pendant cinq ans contre l’indignation qu’il a suscitée. Je souhaitais rendre hommage à Nir Cohen, Michael Etherton, Tanya Gold et Claudia Rubenstein. Il a fallu énormément de courage pour travailler sur ce projet de diffusion et essayer de convaincre les gens de le soutenir. Aujourd’hui, je pense que ce n’est pas seulement une violation de la liberté de regarder et de penser, mais aussi une violation de l’histoire. Parce que si vous voulez comprendre pourquoi Israël a été créé dans le climat actuel, vous ne pouvez pas aborder, parler ou débattre de manière cohérente du sionisme, et du sionisme moderne, sans connaître les fondements de l’affaire Dreyfus. Cela m’a naturellement conduit à découvrir le superbe livre de Derek Penslar sur Theodor Herzl, récemment publié par Yale University Press.

Vous savez, je ne suis pas entièrement d’accord avec ceux qui disent qu’il faut séparer l’artiste de son œuvre. Je pense que l’artiste et sa personnalité font partie intégrante de l’œuvre. Il ne devrait pas y avoir de séparation stricte, qu’elle soit technique ou philosophique. Cependant, grâce à ce livre, j’ai découvert que Herzl lui-même a bénéficié de ce qui est aujourd’hui une culture informellement interdite en Israël : la musique de Richard Wagner. Ce n’est pas une loi, mais il existe un certain tabou autour de la diffusion de sa musique en Israël, ce qui me rappelle l’interdiction de projeter J’accuse dans le monde anglophone.

L’antisémitisme en Autriche a été un facteur déterminant pour Herzl, mais ironiquement, c’est l’art d’un célèbre antisémite allemand qui lui a apporté inspiration et réconfort pendant ces semaines éprouvantes. En juin 1895, après la condamnation de Dreyfus à la fin du printemps, un opéra parisien mettait en scène Tannhäuser de Richard Wagner. Herzl a assisté à plusieurs représentations de l’opéra et a écrit que cela l’avait apaisé. Pourquoi cet opéra a-t-il réussi à calmer l’esprit agité de Herzl, et pourquoi y tenait-il tant qu’il a fait jouer sa musique lors du Deuxième Congrès sioniste en 1898 ?

Ainsi, je conclus mon argument en faveur de la liberté culturelle et du droit d’écouter la musique de n’importe qui. Et j’ai pris l’exemple que j’utilise depuis le début : vous pouvez emprunter Mein Kampf dans n’importe quelle bibliothèque publique de Londres ou de New York, dans la brillante traduction de Ralph Manheim, mais vous ne pouvez toujours pas acheter un DVD sous-titré en anglais de Un officier et un espion de Robert Harris. 

J’ai aussi omis de mentionner un fait historique important : Herzl a assisté à la dégradation de Dreyfus en tant que journaliste. Il travaillait pour la la nouvelle presse libre de Vienne et a affirmé plus tard que cet événement l’avait profondément marqué. Il a dit que c’est cet incident qui avait déclenché son idée d’un État juif, bien que ce point soit contesté par certains historiens, qui le considèrent comme quelque peu opportuniste. Mais encore une fois, selon moi, vous ne pouvez pas comprendre la création de l’État d’Israël sans saisir l’importance de l’affaire Dreyfus. C’est donc également une violation de l’intégrité historique et de la liberté d’apprendre. Je ne vois pas comment l’appeler autrement.

John R. Mac Arthur

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