Plus d’un mois après le passage du cyclone Chido, faisant officiellement une quarantaine de morts et 5.000 blessés, la situation reste précaire à Mayotte, où la gestion de la catastrophe par l’État génère beaucoup de colère dans la population mahoraise, alors que le gouvernement et le Président de la République en ont rajouté par des gestes ou des paroles teintés de mépris, et de condescendance à l’égard des habitants de l’île. Pour QG, le journaliste Rémi Carayol, qui coordonne le comité éditorial du site Afrique XXI, et se trouve actuellement présent à Mayotte, estime que la mauvaise gestion par l’État empêche de pouvoir faire un recensement précis des décès lors du passage du cyclone Chido et peut dégrader le rapport entre les Mahorais et la « métropole » française. Interview par Jonathan Baudoin

@Anthony Francin/La Fabrique
Quelle est la situation à Mayotte, un mois après le passage du cyclone Chido, sachant que vous êtes sur place ?
La situation est toujours très précaire. L’aide alimentaire, mais aussi matérielle, avec des bâches, n’arrivent pas. Beaucoup de promesses, d’annonces, ont été faites. Beaucoup de gens n’en voient pas la couleur. On ne sait pas trop pourquoi. Certains estiment qu’il y a des détournements ou un dysfonctionnement dans la chaîne d’approvisionnement. On a, quand même, une situation humanitaire assez catastrophique. Les gens n’ont pas à manger, ni à boire. Ils bénéficient, parfois, de l’aide d’ONG. Mais le plus souvent, ils manquent de soins.
Néanmoins, la vie reprend petit à petit. Les gens s’organisent. L’économie est en train de reprendre. Les magasins sont en train de rouvrir. Petit à petit, les routes sont dégagées. La question qui se pose aujourd’hui, outre la situation des quartiers les plus précaires, c’est la rentrée scolaire. Elle est prévue pour le 27 janvier pour les élèves. On ne sait pas du tout comment cela va être possible puisque beaucoup d’écoles ont été ravagées et beaucoup d’enseignants disent ne pas pouvoir être prêts pour cette rentrée.
Faut-il s’attendre à relever plusieurs centaines, voire des milliers de morts, contrairement au bilan officiel qui fait état d’une quarantaine de morts et de 5.000 blessés ?
C’est très compliqué ! Tout le monde est à peu près d’accord pour dire que 40 morts, c’est trop peu. On est sûrement très loin des estimations de plusieurs milliers, voire 60.000 morts. Mais on est probablement au-delà de la centaine, voire à plusieurs centaines de morts. C’est très difficile parce que l’État devrait être en mesure de dire combien de personnes sont mortes. Il n’a pas fait ce travail de recensement des morts, qui aurait dû s’opérer dès le lendemain du passage du cyclone, après avoir envoyé des secours, bien évidemment. Du coup, certains morts ont été enterrés. D’autres sont morts sous les débris et on ne les a pas encore retrouvés. En fait, c’est l’inconnu. Ce qui est sûr, c’est qu’il y a plus de 40 morts puisqu’on a des informations qui nous reviennent de quartiers qui ont été rasés, faisant état d’un certain nombre de personnes qui sont mortes.
Par contre, on ne saura probablement jamais le nombre exact de personnes qui sont mortes. Il y a la question des morts directes de Chido. Mais la question se pose également pour les morts indirectes, c’est-à-dire des personnes mortes des jours ou des semaines après Chido, comme par exemple des enfants morts par déshydratation, ou des gens morts par manque d’accès aux soins, ou parce que des blessures n’ont pas été soignées. C’est quelque chose qu’on aura sur le temps long et qui ne sera jamais complètement exact non plus.

Que pensez-vous du plan « Mayotte debout » présenté par le Premier ministre François Bayrou ? Est-il suffisant pour restructurer une société mahoraise marquée par cette catastrophe climatique ?
Il n’est pas suffisant, selon moi, car il n’aborde pas les vrais enjeux, qui sont l’intégration de Mayotte dans son ensemble régional, au niveau économique et dans les autres niveaux. Social, politique, migratoire notamment. À Paris, on continue de penser Mayotte comme un territoire français posé au milieu de l’océan Indien. Et non pas comme un territoire de l’océan Indien, de l’archipel des Comores, qui a des relations très étroites avec les autres îles de l’archipel, avec Madagascar et la côte Est-africaine.
Tant qu’on considère Mayotte comme un territoire français qui doit être rattaché, à tous les niveaux, y compris économique, à la « métropole » comme on dit ici, on va droit dans le mur parce que c’est la même politique qui est menée depuis plusieurs années et que la situation ne fait qu’empirer.
Comment ce plan est perçu par la population mahoraise ?
Les avis sont partagés. On trouve beaucoup de gens qui estiment que ce n’est pas suffisant. Il y a aussi beaucoup de gens qui ne croient plus aux promesses de l’État parce que ça fait des années qu’il promet des choses qui ne sont pas réalisées ensuite. Puis on a une petite catégorie qui estime que ce qui est annoncé, c’est déjà pas mal. Mais la vision qu’on entend, sur place, est à peu près similaire à l’image qu’on entend au niveau des élus : ce n’est pas suffisant pour eux, les moyens mis en œuvre ne sont pas à la hauteur des enjeux et de la catastrophe subie par Mayotte.

Est-ce que les propos du président Emmanuel Macron, affirmant que sans la France, les mahorais seraient « 10.000 fois plus dans la merde », pourraient questionner chez les habitants l’idée d’appartenir à la France, et leur donner plutôt envie de se tourner vers les Comores selon vous ?
Selon les échos que j’ai entendu, cela ne remet pas en cause le choix des Mahorais de rester français, ce qu’ils ont réitéré à plusieurs reprises. Par contre, très clairement, c’est une déclaration qui a mis en colère beaucoup de gens. Mais au-delà de cette déclaration, la défaillance de l’État pendant cette catastrophe a mis en colère beaucoup de personnes qui estiment que l’État français les méprise, les néglige. Pour beaucoup, c’est une forme de prise de conscience qu’ils sont dans une forme de système colonial et qu’il ne faut plus tout attendre de l’État français, qu’il va falloir se prendre en main.
Est-ce qu’ils y arriveront et comment ils le feront? C’est une autre question. En tout cas, j’ai perçu beaucoup de critiques et une sorte de remise en cause de ce lien entre la France et Mayotte. On est très loin de revendications indépendantistes, même autonomistes, pour l’instant. Mais peut-être que cette catastrophe va changer les choses dans la relation entre les Mahorais et l’État français.
La réaction du pouvoir exécutif correspond-elle à ce que vous soulignez dans votre livre « Mayotte, département-colonie » publié deux mois avant le passage du cyclone Chido ?
De mon point de vue, la manière dont l’État fonctionne à Mayotte, dont il répond à cette catastrophe, confirme quelque part le propos de mon livre qui consiste à expliquer que Mayotte est un territoire qui est encore régi selon un modèle colonial, avec une forme de paternalisme qui est très forte de la part des responsables politiques français. On le retrouve dans le fait que les élus locaux sont totalement négligés dans cette crise, que leur avis n’est pas demandé.
On le retrouve aussi dans la gestion des sinistrés. S’il y avait eu une telle catastrophe en France, aurait-on imaginé que les secours ne se seraient pas rendus dans les zones sinistrées dès le premier jour? Or, à Mayotte, les secours ne s’y sont pas rendu dès le premier jour, ni dès le deuxième jour. Ils ne s’étaient toujours pas rendus au bout d’une semaine ! On est dans une gestion défaillante, qui relève quelque part d’une forme de racisme qui consiste à dire que ces vies-là n’ont pas autant d’importance que celles de français de l’Hexagone.

La question de l’immigration, mise en exergue par le gouvernement Bayrou dans les jours suivant le passage du cyclone, est-elle le cache-misère de l’inefficacité des pouvoirs publics à faire face à des événements dus au dérèglement climatique ?
Effectivement, c’est un cache-misère, un bouc-émissaire idéal. Ça fait des années qu’à Mayotte, que ce soit l’État, mais aussi beaucoup d’élus locaux, indexent ce qu’ils appellent « les étrangers », pour beaucoup des Comoriens qui viennent d’autres îles et qui ont des liens familiaux étroits avec les habitants de Mayotte. Ils les indexent en expliquant que c’est à cause d’eux qu’il y a des problèmes sur l’île, qu’il y a de l’insécurité, que les écoles sont surchargées, que l’État ne répond pas aux besoins vitaux de la population. En vérité, il y a de multiples facteurs qui font que les services publics ne répondent pas aux besoins. Parmi ces facteurs, il y a effectivement une croissance démographique très importante qui n’est pas simple à gérer. Il y a aussi un sous-investissement de l’État depuis longtemps.
Mais au-delà de ces enjeux, il y a une question fondamentale qui se pose. « Comment développer Mayotte avec des fonds envoyés depuis la France métropolitaine sans déstabiliser une région très pauvre ? » Je rappelle que le PIB par habitant de Mayotte, considéré comme le territoire le plus pauvre de France, est huit fois supérieur à celui de l’union des Comores, 20 fois supérieur à celui de Madagascar, qui sont des territoires proches de Mayotte et qui ont des liens historiques avec Mayotte. On ne prend pas en compte cet aspect-là, car on pense Mayotte comme un territoire français posé dans l’océan Indien et on oublie qu’il fait partie d’une histoire, d’une géographie. Tant qu’on ne posera pas cette question-là, qu’on n’essaiera pas de réfléchir autrement, on aura beau envoyer le plus d’argent possible, cela ne fera que contribuer à la déstabilisation de l’ensemble de la région et in fine de Mayotte.
Quels retours avez-vous pu recueillir par rapport au passage de Marine Le Pen à Mayotte le 5 janvier dernier, où lors de l’élection présidentielle de 2022, quand elle a recueilli la majorité des voix au second tour ?
Marine Le Pen a été bien accueillie. Mieux, en tout cas, que les responsables gouvernementaux. Ce qui est logique car les membres du gouvernement sont aux affaires et que Le Pen est une opposante, donc pas responsable de ce qui est ou n’est pas mis en œuvre. Ce qui est sûr, c’est que Marine Le Pen est comme chez elle à Mayotte. Elle a fait 60% au second tour de la dernière élection présidentielle. Jordan Bardella a fait plus de 50% lors des européennes. Une députée sur deux est issue du Rassemblement national [Anchya Bamana, NDLR]; et l’autre députée, siégeant dans le groupe LIOT [Estelle Youssouffa, NDLR], défend des idées qui sont parfois plus radicales que celles du Rassemblement national.
Tout cela fait que Marine Le Pen est une personne qui est appréciée par beaucoup de gens et que ses idées, quelque part, l’emportent aujourd’hui. Notamment parce qu’on a une classe politique qui a décidé de développer un discours xénophobe qui met l’accent sur les étrangers, alors que l’accent pourrait être mis sur le sous-investissement de l’État sur des questions d’ordre social, sur les responsabilités des élus et notables locaux.
Propos recueillis par Jonathan Baudoin
Rémi Carayol est journaliste. Il écrit pour Afrique XXI, Orient XXI, Mediapart, Le Monde Diplomatique. Il est l’auteur de: Mayotte, département-colonie (La Fabrique, 2024) et Mirage sahélien. La France en guerre en Afrique. Serval, Barkhane, et après ? (La Découverte, 2023)