Nicolas Renahy : « Quand on vit la condition ouvrière, on n’a qu’une envie: que nos enfants ne la vivent pas »

31/01/2025

Marqués dans leur chair et leur esprit par la dureté du travail manuel, les ouvriers restent aussi une classe invisibilisée dans les médias, un monde lointain, méprisé ou fantasmé. Dans un livre intitulé « Jusqu’au bout. Vieillir et résister dans le monde ouvrier », Nicolas Renahy est allé à la rencontré d’anciens ouvriers syndiqués d’une usine Peugeot, et a exploré leur culture et les liens parfois intenses qui se sont tissés entre eux au fil des combats. Le sociologue, qui a déjà co-dirigé « Mépris de classe » avec Pierre-Emmanuel Sorignet en 2021, revient pour QG sur son essai, et évoque avec sensibilité ces retraités particuliers, symboles d’une condition ouvrière reléguée et en déclin

Laissée dans l’angle mort des médias, comme des politiques, la classe ouvrière est devenue un monde lointain ou fantasmé. Son déclassement n’a cessé de s’aggraver depuis des dizaines d’année. Pour autant, et contrairement aux idées reçues, elle reste présente aujourd’hui dans les mouvements sociaux, les grèves, et engagée pour une justice sociale et une reconnaissance de son travail. À Sochaux, les anciens ouvriers de Peugeot, syndiqués à la CGT, restent actifs sur le terrain mais aussi dans leur vie privée. Un récit oublié que Nicolas Renahy est allé mettre à jour dans un essai intitulé Jusqu’au bout. Vieillir et résister dans le monde ouvrier (éditions La Découverte) pour raconter le quotidien, les espoirs et les souffrances de ce monde ouvrier qui rêve toujours d’une société fondée sur ses valeurs et se serre les coudes dans les épreuves de la vie. Thibaut Combe l’a rencontré pour QG

QG : Votre livre, « Jusqu’au bout » , a été bien reçu par la presse, de nombreux titres vous ont donné la parole. Percevez-vous ceci comme une victoire autant pour vous que pour les personnes qui y interviennent, et un début de changement de regard sur la classe ouvrière ?

Je ne sais pas si je peux parler de victoire, mais j’éprouve un certain contentement. Quand on écrit sur la vie des autres, on est inquiet de la justesse des propos. La plupart des enquêtés ont relu avant publication. J’envoyais les chapitres au fur et à mesure à Christian Corouge (ancien ouvrier et syndicaliste ayant travaillé à la chaîne de 1969 à 2011, ancien membre du groupe Medvedkine de Sochaux, il intervient depuis dans de nombreux colloques et conférences, NDLR) qui les faisait lire aux autres et il n’y a pas eu de réaction rédhibitoire. Au contraire, il y a pour eux une grande fierté à avoir été considérés. Au-delà des protagonistes du livre, ces classes populaires ne font plus vraiment partie des débats à cause de l’évolution du champ médiatique ou politique. Le monde ouvrier n’est quasiment plus représenté dans l’espace public, alors la question de sa reconnaissance en est d’autant centrale pour moi. Le sens de la conclusion du livre est d’appeler à une reconsidération du peuple en général, de ceux qui partagent une condition dominée et qui ont un mode de vie différent. 

Mai 68 a eu un impact significatif dans la condition ouvrière et l’ouverture de cette classe au monde intellectuel et culturel. Pour Christian Corouge et les autres, Mai 68 a été un moment d’émancipation relative

QG : La génération que vous avez rencontrée est constituée de personnes qui, dans une certaine mesure, ont pu “s’émanciper” de leur classe sociale grâce à la culture, à l’éducation et aux rencontres avec des groupes de cinéastes et d’intellectuels. Ce mélange des classes a-t-il réellement modifié la conscience ouvrière?

On ne peut que parler d’émancipation relative parce que leur condition sociale ne change pas. Oui, c’est une émancipation culturelle puisqu’après l’usine ils lisaient. Lors des week-ends ils fréquentaient les MSJ ou allaient voir les spectacles à Clermoulin et ils rencontraient d’autres personnes, il y avait de vraies relations interclassistes. Le fait que cette émancipation soit relative donne une conscience politique : se retrouver et passer une soirée avec des intellectuels puis le lendemain devoir se lever à 4 heures pour aller en usine en chaîne donne, de fait, une conscience des différences sociales. Revisiter ces années 1970 à l’aune du vécu, et du vieillissement des anciens militants, c’est un peu revisiter un diamant de la classe ouvrière, et la face émergée de l’iceberg aussi, sans qu’il y ait pour autant une volonté de généralisation dans ma démarche. L’idée est de polir un diamant pour montrer quelle a été sa vie, comment il vieillit aujourd’hui, pourquoi il continue de militer, d’être solidaire et pourquoi c’est aussi central de le rester. Il appartient à cette partie de la classe ouvrière consciente de ce qu’elle est. Pour reprendre les propos de Marx, “une classe en soi et pour soi”. Il y a une volonté de changer la vie qui leur colle à la peau, qui est toujours là aujourd’hui.

QG : Vous expliquez dans l’introduction que vous avez hérité des travaux du sociologue Michel Pialoux qui est un peu votre mentor. Comment avez-vous abordé cette enquête, qui est une suite de ce que ce dernier a étudié il y a des années, avec des personnes qui avaient d’ailleurs déjà participé à ses travaux ? 

J’y suis allé à petits pas et au départ je n’y allais pas pour enquêter sur la classe ouvrière et ce qu’elle est devenue, mais pour enquêter sur la pratique de coupe du bois dans les forêts communales. J’ai fait un pas de côté en rencontrant la passion de Christian Corouge pour décrire son milieu social. Je le suis alors un peu partout : au bois mais aussi plusieurs fois par semaine à l’Union locale CGT, chez ses copines et copains, dans les mobilisations et dans ses activités extérieures. Christian m’ouvre sa porte et j’entre dans une relation amicale où se joue aussi une complicité intellectuelle. La relation que j’entretiens avec Michel Pialoux est de longue date et s’est nouée quand j’étais son étudiant. Il est dans une volonté de transmission, j’ai découvert petit à petit ses archives. J’étais un petit peu aveuglé par cette quantité de travaux puis j’ai trouvé mon fil à moi. La posture de Michel Pialoux n’est pas de dicter quoi que ce soit donc j’ai pu m’approprier les données, les observations, et aller enquêter plus de 20 ans après lui. Il y a une nouvelle histoire qui se recréée, qui est relativement autonome, mais reliée à ce qui a été fait avant.

QG : Pour les anciens syndicalistes rencontrés, le fait de prendre sa carte CGT était la marque d’une conscience de classe, d’une critique intellectuelle et d’un recul sur le monde qui les entourait. Vous l’avez ressenti dans l’état d’esprit des gens que vous avez rencontrés?

Il y a un accès à la culture et dans le même temps un accès à la politique qui dépasse le seul engagement syndical expliquant en partie qu’ils continuent une fois le temps de l’usine passé. On n’est pas dans un club et le militantisme n’est pas un loisir même s’ il y a le plaisir d’être entourés des copains, des copines, de la chaleur de l’engagement qui s’oppose à la subordination à l’usine qui isole les ouvriers. Mais c’est un engagement. Christian raconte que la grève de 1989 fut un ciment pour cette génération à Peugeot Sochaux et Mulhouse. Cette grande grève, il en est resté des liens forts et un sens de la lutte. Quand il y avait un départ en retraite, la question, c’était « Est-ce qu’il a fait grève ou pas ? Si non, il va se faire foutre. S’il a fait grève on lui fait un pot de départ.« 

Nicolas Renahy est sociologue, directeur de recherche à l’INRAE. Il a déjà publié Les Gars du coin. Enquête sur une jeunesse rurale (La Découverte 2010), et Mépris de classe. L’exercer, le ressentir, y faire face (le Croquant, 2021)

QG : Les ouvriers retraités, anciens syndiqués, que vous avez rencontrés, arrivent-ils à sortir de cette “mort sociale”, de l’isolement et de l’angle mort dans lequel ils sont maintenus, en s’engageant aussi ailleurs ? Quel est leur rapport à la vie politique qui les entoure par exemple?  

Alors, oui et non. Non, dans le sens où la représentation politique locale correspond de moins en moins aux alliances qu’ils avaient avant, principalement au PC et au PS. La communauté de communes est passée à droite depuis un moment. Alors, il y a un hiatus avec la représentation politique qui, paradoxalement, les pousse à militer encore pour plus de justice, pour qu’un monde qui leur corresponde plus, à eux et leurs enfants, voient le jour. Leur engagement est très important à la CGT et ils continuent parce que c’est ce qu’ils savent faire au-delà des seules activités de la CGT. Ils ne luttent plus pied à pied dans l’usine mais vont s’engager avec d’autres militants de la France Insoumise, avec les soignants ou auprès de groupes de soutien aux migrants. Ils votent, ont des relations avec les militants de gauche, des Verts jusqu’à Lutte Ouvrière. Mais l’engagement, ils le continuent par la CGT et par les solidarités qu’il peut y avoir avec les autres. 

QG : Si on a eu des parents ouvriers et syndiqués, et qu’on le devient aussi, l’enjeu n’est-il pas de léguer à ses enfants cet héritage culturel et intellectuel important sans les ancrer dans cette classe sociale et les « condamner », soit à l’usine soit à une émancipation limitée ?  

Quand on se pose ce genre de questions, il faut en revenir à ce qu’est la condition ouvrière, surtout celle d’ouvrier spécialisé. Quand on vit une telle condition, on n’a qu’une envie : que nos enfants ne la vivent pas. C’est tellement dur, exigeant et infantilisant qu’on veut absolument que nos enfants vivent mieux. Le militantisme est une manière d’en sortir en termes intergénérationnels puisque les enfants des plus engagés ne sont pas ouvriers. Elles et ils ont connu une petite mobilité sociale, intégrant les classes moyennes ou les fractions hautes des classes populaires. Même quand ils ont un travail subalterne, ils ont une condition sociale meilleure que celle de leurs parents. Quand on vit la condition ouvrière, on ne veut pas la transmettre dans ce qu’elle est de plus assujettissant. En revanche, on veut transmettre des aspirations, des valeurs, le rêve d’un monde meilleur qui n’est pas qu’un rêve, mais qui renvoie aussi des pratiques. La plupart sont contents de leurs enfants parce que, quel que soit le métier, ces valeurs de solidarité ont été transmises. Ils se disent que même si la génération d’après ne luttera pas comme eux, il y aura eu transmission d’outils et d’une conscience de classe et des luttes importantes.

QG : Les ouvriers sont marqués dans leur chair et dans leur tête par l’usine. Un certain nombre ne veut plus entendre parler d’usine, ne peut plus s’en approcher. Le “groupe des 89” par exemple, ces grévistes victorieux de 1989 dont vous parlez, n’est-il pas un groupe de thérapie officieux, permettant de discuter avec des gens qui ont connu les mêmes conditions de travail, de se remémorer ces souvenirs et de s’en libérer?

Ils ont conscience d’être bien ensemble parce que leurs parcours de vie sont remplis de suicides, d’accidents à l’usine, de disparitions. Vous avez raison de souligner qu’ils l’ont dans la chair et dans la tête l’usine. Il a été beaucoup écrit sur le travail à la chaîne, sur l’abrutissement, les maladies professionnelles. La configuration du groupe est faite de gens qui ont divorcés, qui sont veufs et veuves, qui ont perdu beaucoup de monde autour d’eux. Donc la solidarité avec ses proches est centrale et permet de mieux vivre. Je n’ai pas voulu être misérabiliste en mettant trop en avant les douleurs physiques, les douleurs morales, mais elles sont omniprésentes. Leur grande crainte, et ils savent que ça leur prend tous au nez, c’est l’EHPAD puisque que c’est synonyme d’isolement et d’anonymat, de se retrouver dans un lieu qui n’est pas chez soi et qu’ils le vivraient comme un mouroir. Ça, c’est la grande frayeur.

Manifestation de la CGT. Photo Anouk Renahy-Gourdon

QG : Les plans sociaux, les délocalisations, la violence du travail peuvent être synonymes d’éclatements au sein d’usines, de groupes ou même du syndicat. Comment le patronat opère-t-il pour casser le collectif?

Il y a un éclatement du groupe causé par des plans d’amenuisation, de rétrécissement du personnel avec la mécanisation de la chaîne. Les ouvriers ne regrettent certes pas de faire moins de travail idiot. En revanche, ils vont regretter tout ce qui va avec la politique patronale : quand on installe des machines sur une chaîne pour accélérer la production. On espace la chaîne et les collègues ne sont plus à proximité mais à 25 ou 30 mètres les uns des autres. Il n’y a plus de lien et c’est une stratégie patronale qui vise à individualiser les gens au travail. Les pré-retraites ont aussi cassé le groupe et ont créé un petit clivage entre celles et ceux qui ont accepté les départs en retraite anticipée et celles et ceux qui ont refusé. Dans mon enquête, Viviane raconte qu’elle refuse en disant : « Non, non, moi j’ai voulu les faire chier », elle sous-entend  « Je garde la tête haute et je n’accepte pas les mesures qui cassent le groupe”. La politique des pré-retraites, c’est très ambivalent dans le monde syndical puisqu’on peut difficilement refuser de partir soi-même plus tôt et c’est compliqué de le reprocher aux autres. Mais en même temps, c’est accepter une politique de réduction du personnel et syndicalement, c’est très compliqué.

QG : Les discours de Georges Marchais dans les années 1980 et du PCF étaient assez xénophobes, opposés à l’arrivée d’ouvriers étrangers. Pour autant, Christian et son groupe semblaient, eux, totalement ouverts aux nouveaux ouvriers étrangers. Était-ce l’ébauche d’une forme d’internationalisme?

Pour Christian et les autres, la chose est simple : “C’est un camarade, il travaille comme nous”. Il y a une forme d’internationalisme pratique qui n’est pas du tout un concept politique abstrait. Les camarades de chaîne sont tous de la même classe sociale et sont solidaires entre eux. Il y a une contre-élite ouvrière qui est une génération qui a vécu l’arrivée d’une nouvelle génération d’immigrants polonais, turcs, italiens, yougoslaves ou maghrébins dans la région. Ces groupes étaient structurellement faits pour être séparés. Mais quand un délégué apprenait quelques mots d’arabe pour dire « beaucoup de travail, pas d’argent », c’était une manière simple de communiquer une reconnaissance réciproque autour d’une condition commune. Il y avait un but commun contrairement à nombre d’élus de gauche qui ont tourné le dos aux immigrés et à leurs enfants. Pour les protagonistes du livre, la condition ouvrière doit au contraire pouvoir réunir au-delà des différences, parce que maintenir les différences est le but que poursuivent le patronat et les dominants. 

Propos recueillis par Thibaut Combe

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