« La galanterie a longtemps eu un rôle émancipateur »: entretien avec Jennifer Tamas

03/02/2025

Dans un essai intitulé Peut-on encore être galant ?, paru aux éditions du Seuil, Jennifer Tamas, enseignante en littérature à Rutgers University dans le New Jersey, redonne tout son sens à la notion de galanterie. Elle y retrace les origines de ce concept, trop souvent réduit à une forme de politesse guidée par des intentions sexuelles, et jugé désormais plutôt suspect à l’ère Me Too. Régime d’égards à destination des femmes, la galanterie par définition n’agresse pas. À travers une exploration historique et littéraire, l’auteur révèle au contraire le rôle émancipateur de la galanterie au XVIIème siècle, porté par des figures inspirantes comme Madeleine de Scudéry. Entre les salons de l’Ancien Régime et les débats post-Me Too, Jennifer Tamas propose une réflexion audacieuse pour réenchanter le rapport entre les sexes

Peut-on encore être galant ? Telle est la question que pose Jennifer Tamas, agrégée de lettres modernes, enseignante de « littérature française de l’Ancien Régime » à Rutgers University (New Jersey, États-Unis), dans son ouvrage paru aux éditions du Seuil. Elle y remet le point sur le « i » du mot galanterie, qui au fil des siècles, a vu son usage glisser jusqu’à s’inverser totalement. Pour toute une nouvelle génération, de nos jours, être galant, c’est être dans une « politesse empressée auprès des femmes », une courtoisie désuète, voire forceuse. À tort. Le concept-même de galanterie s’est perdu. Force est de constater qu’il divise même désormais les hommes et les femmes à l’ère #MeToo. Interview par Bénédicte Martin

Vous revenez aux origines de la galanterie en expliquant que ce terme a été à galvaudé. Il y a l’origine de ce mot, son glissement et la façon actuelle de l’entendre… Expliquez-nous !

Tout a commencé lorsque j’ai été interpellé quand dans ma salle de classe qui est comme un laboratoire où je teste des idées ; c’était au moment où le mouvement #MeToo a éclaté. Je vibrais à l’unisson et étais émerveillée par l’ampleur que cela prenait. Soudainement, il y avait le cœur des femmes, nous étions ensemble et nous osions dire quelque chose qui était profondément tabou. On nous avait toujours dit de ne pas en parler. La parole des femmes était enfin entendue. Le patriarcat sautait aux yeux, les agressions sexuelles et les crimes devenaient un sujet de société. Puis d’un coup, il y a eu ce pas de côté avec cette « Tribune des Catherine », le 9 janvier 2018, qui revendiquait le droit d’être importunées au nom d’une spécificité française et notamment d’une façon de se draguer, de se séduire qui vient de la galanterie. Les signataires sont une centaine de femmes dont Catherine Deneuve, Catherine Millet, Catherine Robbe-Grillet, Ingrid Caven, Brigitte Lahaie, Elisabeth Lévy. À cette époque, j’enseignais déjà aux Etats-Unis et je parlais à mes étudiants du XVIIème siècle qui a plein de surnoms dont « le Grand siècle » ou « le siècle galant » et mes étudiants me répondaient que la galanterie, à ce qu’ils lisaient dans les journaux, était le droit d’être importuné et à ce moment j’ai réalisé qu’il y avait un gros malentendu sur la signification de la galanterie. Cette notion est véritablement galvaudée. Il y a un héritage manqué. Il y a toute une production galante qui a été pensée et écrite par les femmes et, qui est passée totalement à la trappe. De ce fait, quand on y pense aujourd’hui, on pense immédiatement à des relations asymétriques où à une façon de courtiser qui dissimule des intentions mauvaises. Une espèce de politesse de façade pour in fine mettre les femmes dans son lit. J’ai réalisé qu’il y avait un fondement à cette méprise. La galanterie est quelque chose qui a été dévoyé, qui a aussi une existence littéraire qu’on connaît, mais il y a plus que cela. Il y a un champ de bataille que couvre la galanterie car c’est un moment de profond bouleversement culturel où les femmes essaient de réformer les mœurs, de proposer autre chose, et surtout, elles deviennent des sujets conversationnels. Cette idée ne nous effleure pas quand on pense à la galanterie.

Vous expliquez que « face aux guerres de religion, aux combats monstrueux et au comportement bestiaux, la société d’Ancien Régime esquisse les contours d’un homme nouveau ». Le sociologue Norbert Elias a expliqué comment Louis XIV, traumatisé par La Fronde, domestiqua les grands seigneurs et en fit des courtisans. La galanterie est née de cette volonté de « pacification » et du désir que les femmes y jouent un rôle très important. Vous évoquez notamment à maintes reprises la femme de lettres Madeleine de Scudéry et son importance dans cette bataille idéologique.

Effectivement, c’en est une et en même temps, c’est aussi un soft power, une sorte de contre-pouvoir qui est fait tout en nuance et en retenue, mais qui est néanmoins bien présent. Madeleine de Scudéry (1607-1701) et d’autres femmes résistent à leur façon à ce qu’on prévoit pour elles, à leur assignation de sexe, c’est-à-dire pour commencer qu’elles refusent le mariage et ceci au XVIIème siècle est inconcevable. Ne pas se marier, c’est échapper à la domination patriarcale. Par exemple, juste avant Louis XIV, vous avez Henri IV qui dans une déclaration demande à ce qu’aussitôt qu’une femme est enceinte, ceci doit être déclaré. Le roi doit être en maîtrise de ce qu’il se passe chez ses sujets, les femmes appartiennent aux hommes. Il y a interdiction de cacher la grossesse et une exigence de connaître ce qu’il se passe dans le corps des femmes et ceci même avant trois mois de grossesse, même pendant les mois fragiles donc. Elles étaient soupçonnées sinon de tuer leurs enfants. Résister aux grossesses, résister au mariage, et être une femme qui gagne sa vie par sa plume, est une preuve de résistance inouïe. C’est pourquoi la galanterie est un contre-pouvoir car elle facilite l’échange de conversation entre les sexes, à une époque où la mixité n’était pas concevable. Se retrouver dans des salons pour parler avec des hommes de sentiments devant tout le monde, cela est également une grande avancée car à l’époque, dans tous les traités, il est inscrit que les femmes n’ont pas le droit de parler d’amour. Si elles s’aventurent sur ce terrain, on pourra penser qu’elles sont de mauvaises mœurs, de mauvaise vertu ou qu’elles sont des intrigantes. Là, ce qui est très nouveau, c’est qu’on se mélange avec des hommes, mais surtout qu’on peut parler de sujets sentimentaux pour donner son avis. Elles ont enfin leur mot à dire sur le commerce amoureux. Des amitiés homme-femme vont se nouer sachant que l’un des arguments de l’église concernant le mariage est que ce dernier vous donne un ami, et que l’amitié se développe dans la conjugalité. À cela, Madeleine de Scudéry s’oppose.

Ses détracteurs, vous en parlez, sont par exemple Molière et Rousseau !

Molière est compliqué parce que lui se moque de tout le monde. La galanterie essaime des idées. Molière montre bien que les pères sont toujours prêts à marier leurs filles avec des hommes dont les familles sont fortunées, et que les femmes entendent résister à cela. Molière se rend compte de cette résistance et en même temps il est difficile de concevoir pour lui, le bonheur des femmes en dehors du mariage. Cela reste une extravagance pour lui. Les Précieuses Ridicules ou Les Femmes Savantes, c’est ça. Une femme qui se cultive trop, ou qui regarde le ciel pour comprendre les étoiles, fait que son foyer est délaissé et ceci est éminemment condamnable. Donc Molière est ambigu. Il donne la parole à des femmes qui résistent, mais il ne les fait pas sortir du mariage pour autant. On se moque d’elles, car elles souhaitent s’affranchir du joug des pères, des maris.

Et là s’opère le glissement de ce mot, car ce sont les hommes qui écrivent les dictionnaires et qui vont « sexualiser » la galanterie, la réduire à une subjugation douce… C’est cette conception, très réductrice, que l’on retient à présent et qui est celle que défend la « Tribune des Catherine » sur la liberté d’importuner dont vous parliez précédemment. A votre avis, pourquoi ?

Il y a tout un faisceau d’explications. Première raison : à partir du moment où les femmes parlent d’amour, se positionnent dans le jeu amoureux, expliquent leurs attentes, manifestent une aisance conversationnelle, tout de suite, on va pouvoir les incriminer et supposer qu’elles ont des mœurs légères. Par exemple, le cousin de Madame de Sévigné (1626-1696), le courtisan Roger de Bussy-Rabutin va écrire un portrait à charge contre celle-ci, la soupçonnant d’avoir des amants dans Histoire amoureuses des Gaules où il la décrit comme « inégale jusqu’aux paupières et aux prunelles de ses yeux ». Cette galanterie va être purement et simplement retournée contre les femmes. Même si certains hommes comme Paul Pelisson (1624-1693), ou le grammairien Gilles Ménage (1613-1692) acceptent, eux, ce jeu-là, ainsi que l’échange spirituel et intellectuel. Autre exemple: Ménage et Madame de La Fayette (1634-1693) s’échangent des lettres. Elle lui apprend l’italien, lui le latin et cela n’ira jamais plus loin. Elles revendiquent un plaisir qui ne soit pas sexuel.

Deuxième raison: les hommes détracteurs vont sexualiser ce commerce entre sexes puis le glisser du côté du libertinage.

Troisième raison: la Révolution Française va passer par là, cette dernière va dire que les salons sont des divertissements, des loisirs d’aristocrates et que c’est à jeter puisqu’on abolit les privilèges. C’est comme dans le cas #MeToo : c’est quelque chose qui vient d’en haut. Ce sont les plus privilégiées qui ont eu accès à la parole. Il est difficile d’admettre dans notre système républicain égalitaire qu’une forme d’égalité entre les sexes peut venir d’en haut et pas seulement d’en bas. Par exemple, avant l’actrice hollywoodienne Alyssa Milano qui a témoigné en 2011, il y avait la militante Tarana Burke, une noire américaine, mais personne ne l’avait écouté en 2007. On a dressé l’oreille quand on parlé celles qui avaient un peu plus de pouvoir, c’est un fait.

Au XIXème siècle, il y aura un retour de bâton énorme. Les femmes sont renvoyées à la sphère domestique. Elles se retrouvent moins libres que leurs aïeules et quand les anthologies vont apparaître, rédigées par des intellectuels masculins du XIXème siècle, ils vont simplement effacer toute cette production galante. Ils ne retiendront que La Fayette, et Madame de Sévigné, un peu de Scudéry mais la substance de leurs œuvres sera vidée. L’espoir égalitaire par la conversation va s’évaporer.

Vous évoquez aussi le fait qu’on ait fait de la galanterie quelque chose de typiquement français. Lorsque DSK est arrêté le 14 mai 2011, après sa tentative de viol et de séquestration à l’encontre de Nafissatou Diallo, une femme de chambre au Sofitel de New York, son argument de défense sera de dire qu’il s’agissait d’une mauvaise interprétation de la part de la victime, d’une divergence culturelle. Vous expliquez que a galanterie, ce n’est pas franco-français, notamment en évoquant les mœurs espagnoles et italiennes du passé.

En effet, il y avait des arts d’aimer. En Italie, il y avait le sigisbé, cette personne hors mariage qui était toléré par le mari pour accompagner au grand jour la femme noble quand elle le souhaitait. C’est fort pratique de dire qu’il y a une galanterie française car cela fait aussi partie de ce que l’on exporte comme modèle. Pour le coup, ce qui est vraiment français et c’est paradoxal, c’est ce que l’on a effacé. L’invisibilisation des salons des femmes, notamment. C’est en comparaison l’équivalent des podcasteuses d’aujourd’hui qui reçoivent et questionnent des invités. Ce n’était pas seulement des maîtresses de maison, elles avaient l’envergure intellectuelle pour parler avec des gens importants de l’époque, et elles savaient écrire elles aussi. Elles mettent en pratique cette philosophie du lien qu’elles vont développer, et questionner. Elles vont également écrire en collaboration. François de La Rochefoucauld n’a pas écrit ses Réflexions ou sentences et maximes morales tout seul. Et ceci a également été effacé.

Que pensez-vous du cas des « néo-féministes » comme Virginie Despentes qui a décidé de se tourner vers l’homosexualité pour éviter les problèmes avec les hommes, ou de celui d’Ovidie qui, elle, est devenue abstinente?

Ces deux attitudes sont très intéressantes, Despentes ou Ovidie, car c’est ce qu’on reprochait aux Précieuses. Déjà le mot « précieuse », les femmes ne l’emploie jamais car c’était une insulte. Scudéry parle tout le temps de la « femme galante ». Préciosité et galanterie sont les deux faces d’une seule et même chose. Sauf qu’au XVIIème siècle, on va dire : « Tu es une précieuse parce qu’en fait, tu es homosexuelle ou alors tu ne veux pas de sexe. » Il y a plusieurs revendications dans la galanterie, par exemple quand vous lisez des contes de fées, vous avez des jeunes femmes qui soient sont intéressées par d’autres femmes (tous les contes de fées de Madame de Murat, c’est cela) soit sont comme Madeleine de Scudéry et Ovidie qui (face au mauvais sexe) ont plus de plaisir dans l’intellect, la création.

Il est temps d’aborder la « Carte de Tendre » de Mademoiselle de Scudéry dans Clélie, la Romaine qui est l’intellectualisation du sentiment qu’on qualifierait aujourd’hui de métaphore du consentement. Soumissions, petits soins, empressements, grands services, avec les fleuves inclination, reconnaissance, estime, ou encore la « Mer Dangereuse », les terres inconnues… Tout est déjà là. Le cheminement, la conversation. Cette carte est extrêmement visionnaire. Pourquoi on ne l’apprend pas davantage à l’école ?

Dans le Lagarde et Michard, Scudéry est présentée comme une vieille fille, moche et sa « Carte de Tendre » est envisagée comme une espèce de divagation d’une femme qui n’a rien à faire de ses journées alors qu’en réalité, cette « Carte de tendre » émane d’une vraie conversation issue des salons ouverts du 17ème, où quelquefois de nouveaux arrivants rebattaient les cartes de la sociabilité, les rapports de force, les hiérarchies. C’est lors de ces discussions qu’elle va expliquer toute la gamme de liens qui existe entre les gens : les amis d’habitude, les amis de circonstance, les amis occasionnels, les amis de service, les amis du cœur… À partir de cela, elle écrit Clélie, femme courtisée par plusieurs hommes qui devant l’insistance des hommes à vouloir prendre son cœur, va dessiner une carte pour leur expliquer la ramification des liens sentimentaux. Il y a les Terres inconnues bordées par la Mer Dangereuse qui sont très loin, ce sont la passion, l’amour. Et moi, ce qui m’intéresse, c’est d’explorer tout ce qu’il y a avant. Il s’avère que cette carte va être montrée et moquée de manière sexuelle. Roger de Bussy-Rabutin va la pasticher dans La Carte du Pays de Braquerie qui explique crûment comment on saute une nana… On voit cela de nos jours avec la libération des femmes, les bonnes et mauvaises féministes, et la haine suscitée par #MeToo. Tout ce qui représente une forme d’émancipation ou de progrès pour les femmes, on peut toujours soit le sexualiser, soit se l’approprier pour le détourner. Notons que cette fameuse « Carte de tendre » a été réhabilitée par la Maison Gucci sur une robe, il y a neuf ans et portée par Michelle Obama, à la manière d’un statement.

La « Carte de tendre » a été réhabilité par Gucci sur une robe, portée il y a 9 ans par Michelle Obama lors d’une émission de Ellen DeGeneres, célèbre animatrice gay de la télévision américaine

Je vais cite une phrase de votre livre: « La société que nous habitons aujourd’hui a de plus en plus soif de douceur, d’attentions et de soins. Mais surtout, nous avons plus que jamais besoin de vraies conversations, des discussions érotiques comme celles prônées par Manon Garcia pour changer les rapports de domination. » Vous dites également « qu’au lieu de sexualiser la galanterie, il faut galantiser le sexe pour le rendre plus ludique, plus respectueux et plus joyeux. De la chambre à coucher à l’arène politique, un homme ne doit pas nécessairement ouvrir et clore une discussion ou un rapport sexuel. » Et vous finissez pour refermer la parabole avec le conte de fées, en parlant de « réenchanter notre quotidien » qui sont d’ailleurs les derniers mots du livre.

Oui, le mot a été tellement galvaudé qu’on ne peut pas le réhabiliter. Mais ce que l’on peut réhabiliter, c’est ce mouvement culturel comme pratique d’écoute, de communiquer et vivre ensemble. On ne peut pas changer la sédimentation mais nous pouvons renouer avec cette pratique qui a permis d’instaurer une « nouvelle civilité » sexuelle. Continuons à rêver à une forme d’idéal.

Propos recueillis par Bénédicte Martin

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