Dissuasion par la peur et domestication de l’homme : au cœur des répressions contemporaines.

Le 30/12/2022 par Harold Bernat

Dissuasion par la peur et domestication de l’homme : au cœur des répressions contemporaines.

Le contrôle du troupeau humain passe désormais bien davantage aujourd’hui par le travail des âmes, l’instillation constante de la peur et les bénéfices intimes tirés de la soumission, que par la répression brutale dans la rue qui n’en est que la forme spectaculaire. Nul besoin pour comprendre ça de nouveaux concepts anglais tels que le nudge, Baudrillard avait déjà décrit la chose. En régime de capitalisme avancé et de basses énergies politiques, la répression est une ambiance collective où le ludique et le policier s’entremêlent. Une réflexion majeure d’Harold Bernat, à retrouver sur le blog qu’il tient sur QG

« Il y a des gens qui ont peur,

ça c’est de leur faute,

des gens qui ont peur et qui n’assument pas leur peur. »

Jacques Brel

Jean Baudrillard (1929-2007) nous avait pourtant donné, quelques mois après le mouvement social de Mai 68, une petite clé fort utile pour comprendre ce que signifiait désormais la répression dans les sociétés contemporaines. Dans un texte lucide, publié dans la revue Utopie en mai 69, Le ludique et le policier, il écrit: « La répression, en pays civilisé, n’est plus une négation, une agression, c’est une ambiance. C’est la quotidienneté pacifiée, où s’efface la distinction entre le ludique et le policier. Autrement dit encore, la répression généralisée, qui se traduit par l’intériorisation des contraires (intellectuels et sexuels) et où l’instance répressive devient maternelle, est le lieu d’une intense participation. » Devenir le complice consentant de sa propre répression de façon ludique et forcément bienveillante. Nous n’avons pas besoin d’un énième mot anglais (le nudge) pour comprendre ce dispositif extrêmement efficace de dissuasion. Cette répression ne s’exerce pas sur des contenus manifestes potentiellement subversifs, elle les empêche. Ces contenus n’auront plus besoin d’être censurés, ils n’existeront pas. De ce point de vue, les CRS ne sont que la forme spectaculaire et datée de cette répression. Des dispositifs plus puissants, plus intimes, traversent les consciences et font courber l’échine avec une efficacité que n’aura jamais la matraque. Si les fondés de pouvoir du capital se permettent désormais d’éborgner et de mutiler des manifestants sans que cela émeuve plus que ça c’est que la dissuasion a déjà fait son œuvre sur un autre terrain. Une action plus invisible, sur un terrain autrement moins spéculaire : l’intime. Son moyen : une ambiance répressive qui dissuade en injectant quotidiennement une peur diffuse tout en rassurant les consciences ensoleillées. Un mélange de ludique et de policier, le marché de Noël, ses drones de surveillance, son plan Vigipirate et ses fouilles au corps. Bon vin chaud. Alertes gouvernementales, seuils en tous genres, niveaux de sécurité, plans blancs ou écarlates, nouvel ancien virus et huitième vague en attente de la quinzième. Il est d’ailleurs important que l’on ne sache plus du tout de quoi on parle, cela participe de l’ambiance. La menace distillée en pastilles de couleur, vagues et seuils d’alerte est un spectre. Il est partout, vous n’y échapperait pas, y compris avec un surcroît de discernement. Tout est construit pour que la place de la peur soit sans issues.

Neutraliser pour que « ça passe » comme le rappelait Edouard Philippe au mardi de l’ESSEC, ce haut lieu de la pensée critique et politique. Quoi ? Tout. Les rapports bidons des parasites de l’argent public, la corruption des familles, Kohler et Pannier-Runacher, la liste est longue, la litanie des affaires, les réformes qui masquent de plus en plus mal la guerre du capital contre le travail, la nullité intellectuelle et morale de fausses élites, les pornosophes. Tout. Cette nouvelle doctrine du maintien de l’ordre peut compter sur une ingénierie sociale parfaitement rouée. Des cabinets de conseils grassement payés par les deniers publics servent à produire le niveau de répression sociale compatible avec le caractère anti-social de leurs émoluments. La charge policière ou la nasse témoignent de l’échec relatif de cette doctrine quand le manifeste des corps révoltés témoigne bruyamment dans la rue des limites de la dissuasion des esprits. La matraque corrige en bout de course les ratés de l’ingénierie sociale et de la dissuasion médiatique. Rien de plus. Une infime minorité du corps politique aura d’ailleurs droit à la matraque pour avoir défendu les intérêts d’une écrasante majorité. Alors laissons un instant de côté le « folklore obsessionnel inspiré par les CRS, l’objet de consommation n°1 de l’imaginaire révolté » (Le ludique et le policier, op. cit.) pour nous tourner vers cette ingénierie de la peur et de la dissuasion, stupéfiante d’efficacité. La question est au fond très simple : comment ça marche la répression sociale ? Et une autre, aussi simple que la première mais pourtant redoutable à penser : comment tenir les hommes sans raison ?

Tâchons de faire les bons liens entre la peur, l’intime, la dissuasion et la résultante répressive de ce travail des âmes en haut régime de capitalisme avancé et de basses énergies politiques. Commençons par la peur. Les régimes de peur diffuse, parfaitement compatibles avec les sociétés contemporaines, permettent d’organiser le parc humain. Si cette stratégie n’est pas nouvelle, elle est déjà bien présente dans le Léviathan (1651) de Thomas Hobbes (1588-1679), elle a aujourd’hui des outils de dissuasion massive à sa disposition. Le média de masse terrorise et il n’y a de terreur collective qu’à travers lui. Aucune distinction à faire entre le dispositif de communication de masse et la peur qui traverse les masses. L’erreur est certainement d’avoir associé la peur aux régimes les plus manifestement violents, les plus évidemment liberticides. La constante résurgence de l’imaginaire nazi, l’omniprésence de la figure d’Hitler dans les copies de philosophie en terminale atteste de ce fait : nos régimes démocratiques, les droits de l’homme en super héros, sans que l’on se donne la peine d’y regarder de plus près, nous préservent fort heureusement de cette grande peur, du retour de la bête immonde. Tout est là, nous préserve. Nous serions donc collectivement en sursis, toujours sous le coup de la menace, y compris et surtout en temps de paix. Autrement dit, la grande peur, appelons cette peur « la Peur », sert de menace pour distiller une inquiétude constante, au compte-gouttes : la peur de la Peur. La rhétorique anti-totalitaire, car il s’agit avant tout d’un discours, aura servi pendant des décennies à masquer ce poison de la peur de la Peur parfaitement instrumentalisé par des pouvoirs aujourd’hui financiers qui se méfient par-dessus tout de la liberté politique. Qu’elle prenne la forme de la subjectivité révoltée ou de la souveraineté des peuples, la liberté politique doit être tenue en respect au nom de la paix des commerces, des services, des biens et du règne sans partage des banquiers, dits d’affaires pour le sérieux. Nous ne sommes pas à la Poste à vérifier le solde du compte courant. Un peu de sérieux avec François de Rugy, nouveau banquier d’affaire.

Hobbes, dans le Léviathan, ce livre aux fondements de la philosophie politique moderne, a fait de la peur l’élément moteur de la sortie de l’état de nature. Ce serait la peur d’une vie brève, violente, brutale et courte, misérable en un mot, qui aurait poussé les hommes à passer un contrat de soumission légitime. La peur pour sortir de l’état de nature. C’est l’idée centrale du chapitre XIII sur l’état de misère primordial des hommes dans le Léviathan de Thomas Hobbes. Les partisans de cette thèse n’ont évidemment nuls moyens rationnels et encore moins raisonnables de la fonder. Ils nous enseignent par contre leurs peurs qui s’étendra désormais aux confins de l’univers des hommes, qui se cachera derrière chaque commerce comme une menace toujours présente, cette peur, leur peur qu’il faudra impérativement dompter. Pour dompter la peur, il faut dresser l’homme à la logique de peur, exercer la peur. Dominer la peur par la raison, par un surcroît de réflexion ? Non, trop risqué, les ombres pourraient se dissiper en laissant le pouvoir nu. C’est la peur qui corrigera la Peur dans une circularité vertigineuse entre dispositifs pour la susciter et stratégies pour l’apaiser. On monte par la peur et l’on régente en promettant de l’éliminer tout en la maintenant au sommet du narratif politique et de la construction du simulacre.

Un immense dispositif de mise en scène/conjuration de la peur fera office de philosophie politique ou d’opinion commune : il y a toujours pire, plus terrifiant, encore plus menaçant. Ayez peur, on vous protège. Dans cette surenchère, il est possible, sans grande résistance, de repousser très loin les libertés civiles. De les effacer. Un Sénateur ventripotent, macroniste pour l’étiquette qui rend possible la réélection des petits fours, François Patriat, vous explique que ce n’est pas le moment de parler augmentation de salaires car « nous sommes au bord d’une guerre thermonucléaire ». La sottise crasse qui mange bien, à peu de frais pour lui, ne doit pas nous faire oublier ce qu’elle dit de l’ambiance et ça marche. Pour une peur grotesque, mille autres passeront inaperçues. D’autant plus redoutables qu’elles ne heurtent personne. Peur du terrorisme, du Virus, majuscule oblige, de la crise, peur du migrant, figure indiscernable vomie depuis les terres noires, peur du retour de la bête immonde, un classique. Hitler nous est conté. Discours de légitimation sans raisons, plutôt pratique. Il fera justement autorité. Exploitation de la Peur comme une donnée naturelle, ce sur quoi la raison n’aurait aucune prise, ne doit avoir aucune prise. Mais il s’agit là d’un artifice, d’une ruse, d’une stratégie pour domestiquer les âmes, tenir, parquer, dresser, contraindre. Les règles du parc humain supposent un terrain favorable. Il sera enrichi de belles peurs, nourri à cet engrais-là, l’engrais du pire des mondes possibles, catastrophique mais n’ayez crainte, nous allons vous sauver. Des dispositifs sont en place. Le meilleur des mondes possibles attendra. C’est de la mort subite dont nous parle Hobbes quand il évoque l’homme, cet animal mortel. Survivre en donnant au Léviathan de quoi nous guider. Que l’État nous amène à la mort n’est pas exclu si cette mort nous protège collectivement de la grande Peur terminale. Il faudra y croire, nous n’avons pas le choix, tout le reste est bien trop terrifiant.

Étrange fondement politique : fuir la peur à n’importe quel prix. Cette fuite aura évidemment un prix encore plus élevé à savoir l’insécurité, l’angoisse et le refus de ce qui fait de nous des hommes. Car la peur n’est pas simplement à fuir dans une fuite sans fin qui nous rendra toujours plus faibles devant ceux qui nous « protègent ». Elle est aussi une composante essentielle de notre liberté. Ici nous retrouvons la question de l’intime, de ce qui fait de nous des êtres sensibles. Institutionnaliser la gestion des peurs revient à amputer l’homme d’une de ses dimensions affectives, extirper la peur pour mieux aliéner les moyens de lui faire face. Pour affronter mes peurs, je dois en passer par le pouvoir qui aura le monopole de la peur légitime : un gardien de l’ordre, par définition, ne fait jamais peur, il vous évite d’avoir peur. Le visage en sang et un œil en moins, il faudra s’en persuader. Qu’est-ce qui est digne de faire réellement peur ? Ce que je ressens comme menaçant ou l’ennemi officiellement désigné ? Vais-je me faire confiance et écouter mes peurs ou vais-je suivre la peur mise en scène, celle qu’on me propose comme la peur dont il faut avoir peur, la grande Peur ? Dans Conjurer la peur : Sienne, 1338. Essai sur la force politique des images (Seuil, 2013) Patrick Boucheron nous rappelle ce principe de l’art de gouverner : si tu ne peux faire croire, fais peur. « Le mot d’ordre de tous les dirigeants dans l’histoire du monde : faire peur, à défaut de faire croire – sans jamais rien faire comprendre : assurément le meilleur moyen pour se faire obéir ». Faire peur ne suffit pas, il faut d’abord administrer la peur, la manipuler et pour cela l’isoler des autres forces émotionnelles qui lui sont attachées. Que reste-t-il du courage chez celui qui passe son temps à fuir sa peur ? Que reste-t-il de volonté chez cet homme qui préfère ne rien comprendre que d’avoir peur ? La lâcheté vient aussi avec la peur de la Peur. Avec elle l’ignorance et la soumission. Mais le constat est aujourd’hui sans appel : la peur de la Peur sert le maintien d’un ordre qui ne se pense plus. Avoir peur, c’est déjà obéir. Sans raison. Le management autoritaire sait cela très bien. On ne sanctionne pas le fonctionnaire, on ne le mute pas « pour intérêt de service » avec un dossier vide mais pour faire peur à ceux qui auraient, dans leur coin, en dépit de la dépolitisation encouragée, une velléité de révolte forcément illégitime puisqu’elle n’est pas « dans les clous ».

C’est ici qu’entre en jeu le dernier terme du tableau répressif : la dissuasion. L’organisation de la peur, l’affaiblissement de l’intime et l’ambiance de dissuasion. Ne plus censurer, ambiancer, selon la nouvelle terminologie de saison. La mort plane, le Covid est partout, la mort rouge qui accompagne les Érinyes, celle qui frappe au hasard, le vieillard malade et le bambin qui pète la forme. Comment passer sous silence des décennies de destruction de l’hôpital public ? La peur fait son travail d’anesthésie critique, détendez-vous, ça va bien se passer. Vagues de bronchiolites, tsunamis d’oreillons, alertes rubéoles, pour l’oxymore, plans blancs diarrhées. Le ministre de la santé ose : la pénurie de médicament nous contraint à porter le masque et à redoubler de vigilance. C’était le 13 décembre. Le gouvernement ne contraint pas, jamais, il invite. Bienveillance oblige. Mais la peur de la Peur fait son chemin. Pénuries de médicaments comme il y a des averses de grêles ou des orages fin décembre. Loi de nature, fatalité, calamité. Tous aux abris. De politique, de santé publique, de perte de souveraineté économique, de désindustrialisation, de trahisons des intérêts de la nation, il n’est jamais question. On verra plus tard, après, demain, dans dix ans, place à l’urgence et à la conjuration des peurs bien légitimes. Le président tapineur, vautour et pornographe des sentiments spectacles, compatit : les Français ont raison d’avoir peur, c’est la fin de l’abondance, sobriété volontaire. Ou quoi ? Révolte, révolution, justice sociale, reprise en main du commun ? Non, la Peur, tout simplement, la grande, celle qui fait vraiment flipper et qu’il faut absolument éviter au prix de quelques sacrifices, toujours les mêmes d’ailleurs, toujours aux mêmes endroits, toujours sur les mêmes têtes.

Avons-nous besoin d’être rassurés comme des petits enfants à l’heure du coucher ? Avons-nous ce besoin-là ? J’ai beau chercher, je ne trouve en moi rien de tel. La dissuasion répressive suppose toujours l’oubli de soi. Qu’est-ce que je veux, être rassuré ou vivre ? Ne plus avoir peur ou faire de la peur le point d’ancrage de ma révolte ? La peur donne goût à la vie. Non pas la Vie comme principe à défendre, une abstraction, une de plus, mais l’existence située, celle qui pâtit, la mienne. Là est le fond mortifère de nos sociétés contemporaines. Que peuvent les fondés de pouvoir du capital contre ce capitalisme autophage qui me terrifie ? Rien. Alors sortons un instant la tête hors de ces immenses processus de mise en scène / conjuration de la peur. Plus nous intériorisons l’ordre, plus nous craignons la peur et ses artifices, plus nous nous soumettons sans raison, plus nous sommes faibles et dociles, plus notre liberté recule. L’extension du domaine de la peur était là, au commencement de la philosophie politique moderne, avec Thomas Hobbes. Si la raison échoue à fonder l’ordre, il faudra produire l’homme de la peur. « Quelle opinion il a des ses compatriotes, quand il voyage armé ; de ses concitoyens, quand il verrouille ses portes ; de ses enfants et de ses domestiques, quand il ferme ses coffres à clef ». Menace de la guerre civile et de l’absence de propriété privée, insécurité et peur de l’autre, y compris de son frère. Rien ne doit sortir indemne de cette grande contamination par le virus de la peur. Lorsque l’affaire du fondement est en jeu, le philosophe n’hésite pas à faire feu de tout bois. Des sauvages à la guerre civile, en passant par la propriété privée, un seul impératif : faire peur.

En somme, face à des dispositifs dissuasifs qui annihilent toute velléité de révolte, il est urgent de ne pas être prudent pour reprendre le mot de Jacques Brel. Faire l’expérience de son ancrage affectif, de son courage. Aucune peur que je n’ai moi-même évaluée comme fondée dans mon intimité affective n’aura droit au chapitre. Aucun vocabulaire ne peut me nommer sans mon aval. Rien ne m’est étranger de ce qui cherche à me dresser. Je suis l’étalon de mes craintes, de mes angoisses et de mes peurs. La première domestication, celle qui les engendre toutes : l’acceptation d’une dépossession affective. Rester maître de ses peurs pour rester maître de soi et garder ce droit inaliénable de retourner à la face du terrifiant la liberté qui terrifie.

Harold Bernat

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1 Commentaire(s)

  1. Après Accardo voilà un deuxième girondin qui prend le fouet pour fustiger l’ennemi, mis à nu sous les traits de la peur cette fois-ci. Bordeaux ville en pointe d’un verbe sagace en furie ?

    J’ai lu que le Léviathan, ce grand serpent qui se love dans nos profondeurs quand s’invite la peur, sinuait dans ce fil de chenille. Hobbes c’est un peu le loup blanc de la philosophie politique. Difficile en effet de faire sans lui quand on traque les origines du Pouvoir et les chaînes qui nous retiennent. Rappels vivifiants. Merci.

    La peur,
    notre pire ami ou notre meilleure ennemie ?

    À coup sûr le cap à franchir pour entrer en Désobéissance civile voire en résistance quand le pouvoir se fait vil.

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