L’immoralité du confort moral

Le 13/12/2023 par Harold Bernat

L’immoralité du confort moral

Les massacres de populations civiles sont parfois source de délectations pour les personnalités faisant leur show à la télévision. Chaque invité, sur le plateau, est alors sommé de détailler l’horreur du crime en insistant sur les caractéristiques les plus abjectes des atrocités. Une mise en scène écoeurante visant à attirer un maximum de téléspectateurs et à instrumentaliser les morts pour défendre un parti pris, tout en ne manquant pas au passage de diaboliser ceux à qui il reste un brin d’humanité et qui refusent de se prêter à ce jeu macabre

Réflexion sur les profiteurs de guerre et de massacres

Certains faussaires, dans le spectacle médiatique, se sont taillés une petite réputation dans l’art de briller sur la mort des autres. Ces enlumineurs de guerre, ces prosateurs de charniers, ces scribouilleurs de génocides, ces compagnons d’assassinats surgissent comme des champignons après l’orage morbide. Dès que la mort et les massacres font les gros titres, ils se pressent pour la réclame et ont, à leur disposition, les ressources nécessaires d’un ensemble de synonymes pour dire l’horreur, la barbarie, la sauvagerie, l’inhumanité. Ils parlent au nom des peuples ou des familles et  poussent aujourd’hui le vice à venir pleurer à la demande sur des plateaux de télévision. Vous les entendrez aussi se moucher à la radio. Nous avons bien sûr tous en tête BHL, figure anti-nationale incontournable et historique de la logorrhée cadavérique. Ses effets de manches sur le goulag, à la fin des années 70, ont fait de lui un précurseur de cette spécialité pour mauvais comédiens. Inutile de donner des noms moins vintage. Le propre du spectacle, en régime de croisière, est de rendre interchangeables les grandes gueules et les tristes figures. Ces postures, de plus en plus mal jouées quand le spectacle objectivement outrancier ne réclame plus aucune qualité singulièrement subjective mais seulement des postures indiscernables, passent d’un support de causerie à l’autre. La BHLisation a fait des petits, le seul domaine où l’on peut reconnaître au cuistre une certaine fécondité. C’est avec le même air de déploration filmée, avec les mêmes adjectifs accumulés, les mêmes mimiques reproduites, le même timbre dans la voix que l’on passe ainsi d’un crime de guerre à un assassinat, d’un assassinat à un crime contre l’humanité, d’un viol de guerre à un assassinat, d’un assassinat à un meurtre exploitable jusqu’à l’os voire jusqu’au trognon. La justice viendra, plus tard, inaudible, on s’en fout. Mais de quoi s’agit-il au juste ? Qu’est-ce qui est ici en jeu ? Pourquoi ce spectacle quotidien ?

Pour répondre à ces questions sérieuses, décisives pour comprendre la logique des nouvelles soumissions moralisatrices et intimidantes qui accompagnent la dépolitisation généralisée, écartons d’emblée ce qui pourrait relever de l’empathie, d’un sentiment humain de compassion. Cette lecture naïve, à la fois saine et crédule, oublie le dispositif de capture spectaculaire et de mise en scène sans lequel le sentiment éprouvé devant des images de mort ne resterait qu’une affection intime. Qui n’a pas pleuré devant un écran de télévision ou le fil d’information de son téléphone portable ? Devant des images de guerre, devant des images de mort. Mais la distance est incommensurable entre la sensibilité active qui me situe en tant que sujet devant ces images et la représentation pour spectateurs passifs de ces réactions humaines. Dans le premier cas, je suis seul et la souffrance se suffit à elle-même. Triste et silencieuse, elle vient de moi et se cache du monde plutôt qu’elle ne cherche à y faire son petit effet. Là est toute la différence. Solitude éprouvée d’un côté, posture de l’autre ; impuissance vécue d’un côté, contrôle des effets de l’autre.  

J’ai toujours ressenti une gêne devant les effets rhétoriques autour des massacres, un malaise en écoutant des femmes et des hommes, des hommes surtout, accumuler des adjectifs morbides, toujours un œil sur la réaction de l’interlocuteur pour évaluer la profondeur de l’acquiescement immédiat. Surenchère d’horreur accompagnée d’une pénible crispation du visage pour accentuer le pathos. Tout cela au milieu de discours non dénués d’intentions politiques. L’intermède horrifique introduit, c’est le but recherché, une suspension du jugement, un argument sentimental d’autorité. Stratégie efficace quand les outils d’analyse critique sont remisés au garage, quand la bouillie affective se tartine partout. Chez soi, pantoufles aux pieds, bien au chaud, ou entre amis à la télévision, avec une oreillette, toujours au chaud, le spécialiste des effets génocidaires et le scribouilleur de cadavres, encore chauds eux aussi, se donnent sans retenue. Ils touchent, en se touchant l’épithète, la corde dite sensible du spectateur passif, anesthésié le temps de la saillie morbide. Le viol de guerre ne suffit pas. Il faut rentrer dans les détails de l’horreur, parler anatomie. L’assassinat ne suffit pas. Pourquoi laisser à la cour d’assises le monopole de cette violence au combien rentable dans un spectacle ? Autant d’atrocités mises à la disposition exclusive d’un tribunal ? Une perte de capital télévisuel. Je parlais récemment de pornographie horrifique. Le terme est perfectible. Préférons celui, soufflé par quelques bons critiques du spectacle, de pornologie. Quand le discours ne cherche plus à convaincre mais à sidérer, quand l’obscénité abolit le sens et la réflexion, la pornologie s’impose. Il s’agit donc, pour répondre à la première des trois questions posées, d’un dispositif spectaculaire de dissuasion affective. Celui qui conteste, celui qui nuance, celui qui prend le recul minimal d’une mise à distance critique se place d’emblée du côté de ceux qui commettent l’atrocité. Il est atroce de contester la vérité des larmes, terroriste d’interrompre le monologue perché sur un tas de cadavres sans lien de parenté avec la sainte famille médiatique.

Impossible, après de telles sorties, d’exiger quelques nuances sur la proportionnalité des crimes ou d’interroger les motivations réelles du criminel, encore moins son état mental. La narration résume et condense, juge et tranche, extermine le jugement et toute forme de raison distanciée. Pourquoi se donner du mal à discerner ? Pour ce narratif rodé, qui part de « l’ultra racaille » pour finir en « vermine », du terrorisme pour finir chez les animaux qui n’ont rien demandé (ils ne demandent d’ailleurs jamais rien), l’échelle des évidences ne souffre aucune contestation. Nous avons bien affaire à des « chiens de la pire espèce », des « animaux », des « parasites » à exterminer à grands coups de bombes. Quelle autre réponse pourrait d’ailleurs être à la hauteur du narratif morbide, si ce n’est l’extermination. C’est justement cela qui est en jeu  : une forme d’extermination de l’altérité et de la différence de jugement qui précède forcément la justification du crime vengeur. Il ne saurait y avoir désaccord face à des discours qui enferment la raison dans une crypte émotionnelle. La transformation définitive et intentionnelle de tout espace de réflexion contradictoire en une arène moralisatrice sur fond de cadavres est très certainement le phénomène politique le plus inquiétant aujourd’hui. Inutile de vouloir se situer précisément dans ce bourbier. Le choix est binaire : soit vous acquiescez sans nuance, soit vous justifiez l’innommable qui est nommé partout avec les plus grands effets.

Il existe pourtant une véritable immoralité du confort moral et ces dispositifs d’intimidation morbides n’ont rien à voir avec une quelconque recherche de la vertu. Bien au contraire. Ils en sont l’exacte négation. C’est d’ailleurs la raison profonde de ce spectacle quotidien : une vertu à peu de frais, une vertu qui n’engage à rien, une vertu de pacotille, une vertu compatible avec la paresse promue par le spectacle, une fausse vertu. Une vertu qui n’est pas le résultat d’un effort mais qui se gagne bruyamment en alignant des épithètes sur la mort des autres, forcément, n’a plus aucun sens. Fritz Zorn, dans Mars, écrit à ce sujet : « Je crois que ce qu’on appelle vertu n’a de valeur que si on l’acquiert dans les larmes ; tant que la vertu se borne à suivre la voie de moindre résistance, elle appartient au Démon. C’est ainsi que les « choses  élevées » si souvent invoquées peuvent aussi constituer une voie de moindre résistance. »  La voie de la moindre résistance c’est aujourd’hui, encore plus qu’hier, le spectacle émotionnel. Mais il ne faut pas négliger les bénéfices de conformité de ce spectacle, y compris et surtout quand il se fait spectacle de l’horreur et de ses évidences. Que l’on mesure la distance de civilisation entre la pudeur des rescapés du pire et l’emphase imbécile et vulgaire de ceux qui exploitent le pire pour le sombre commerce de leur image. Il n’y a pas seulement de la gêne à entendre quelques bons bourgeois pondérer la vie des enfants martyrisés  ou appeler à l’extermination d’une « racaille », d’une « vermine » indifférenciée. Nous parlons aussi de honte. Honte de devoir supporter cette immoralité là. L’immoralité du confort moral drapée des plus beaux habits de la misère humaine et des atrocités que l’homme peut faire à l’homme. Plus qu’une hypocrisie, une perversion.

Parler au nom des morts et faire carrière sur un tel monologue suppose ce que Gilles Deleuze a parfaitement identifié dans Logique du sens, « Michel Tournier et le monde sans autrui ». Nous touchons ici la raison profonde de ce spectacle quotidien : notre façon de faire avec les autres ou plutôt de ne pas faire. « Le monde du pervers est un monde sans autrui, donc un monde sans possible. […] Toute perversité est un autruicide, un altruicide, donc un meurtre des possibles. Mais l’altruicide n’est pas commis par le comportement pervers, il est supposé dans la structure perverse. » Le pervers se coule dans des structures de perversité qui ne laissent aucune place à l’autre. Combien de fois avons-nous dit que le spectacle fonctionnait comme une machine sans extériorité. Il est à elle-même sa propre référence et il a besoin d’une dose sans cesse augmentée de perversité pour se maintenir en l’état. Autrui ne l’intéresse qu’en tant que réceptacle passif. Le sujet politique, celui qui se situe lui-même, doit disparaître et son autonomie de jugement avec lui. Et c’est ici que le lien se fait entre la pornologie horrifique, sa narration quotidienne, ses mises en récit et la sidération rentable du spectacle. Regardez, chers téléspectateurs, l’horreur absolue en face, plein écran, une horreur renforcée par des discours, des grimaces, des pleurs et quantités d’épithètes.

Avoir honte de parler sur le dos des morts suppose la prise en compte affective de l’autre, un dehors, une extériorité. Une certaine tenue incompatible avec l’obscénité du spectacle quotidien. Telle journaliste intime une députée, supposée féministe, de rendre des comptes sur des viols de guerre que son groupe politique tairait. La logique inquisitrice doit nous faire revivre le viol en direct live pour mieux faire passer en contrebande la saloperie présupposée : féministe, vous ne condamnez pas les viols de guerre ? La messe est dite, le bûcher médiatique est lancé. Un politique, le bord importe peu, dénonce la concentration des médias dans les mains de la finance et le voilà antisémite. Comptable du génocide, au fond. Un troisième parle d’actes terroristes dans une situation de guerre et non de terrorisme. Il est déjà classé porte-parole officiel de l’organisation génocidaire. Inutile de chercher à se défendre, l’évidence du massacre extermine la réflexion.

Voilà où nous en sommes, ce que le spectacle fait de nous, des capsules émotionnelles, des réceptacles à horreur. Mais surtout des moutons en état de sidération. La sidération précède la tonte. Le bon bourgeois poudré, pour faire le malin à la télévision et toucher la prime, se moque éperdument de savoir si une députée déclarée féministe soutient les viols de guerre – ce qui n’a d’ailleurs aucun sens. Non, ce que le bon bourgeois poudré veut, ce à quoi il travaille avec une grande détermination de classe, c’est à l’acceptation non critique de l’ordre intimé. Derrière le charnier, dont il se moque dans son confort moral et sa jouissance affichée, il y a un « ta gueule » ; derrière les effets de manche sur le génocide, se tient un « ferme-la ». C’est ici qu’il faut comprendre l’enjeu politique fondamental des ces procès médiatiques, de cette nouvelle inquisition, cette nouvelle curaille. Oubliez la morale, ces gens n’en ont pas. Oubliez la vertu, ce mot les fait sourire. Oubliez la décence commune, ces gens se croient et se vivent réellement au-dessus du tas. Contre eux, ne choisissez pas la défense mais l’attaque. Il faut leur faire mal moralement pour les battre politiquement. Non pas en leur rappelant quelques principes abstraits que leur cynisme balaie d’un revers de gants mais en les humiliant publiquement, autrement dit en les renvoyant, de force, à l’humilité que l’on se doit d’avoir quand on parle de la mort des autres. Des ventriloques de cadavres humains, voilà ce qu’il reste de cette bourgeoisie décadente et sale prête à exploiter la charogne pour jouir sur le dos des vivants qui souffrent. Ici, là-bas, partout.

Harold Bernat

Photo d’ouverture : Manifestation pour les Enfants de Palestine, samedi 9 décembre 2023, Paris. Serge D’Ignazio

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1 Commentaire(s)

  1. Etrange édito ! Bien rédigé, mais dans un « trop plein » émotionnel qui laisse le sentiment final d’un blockhaus qu’aucun interstice ne laissera pénétrer. L’argumentation consiste surtout en l’expression d’un dégoût de la psychologie, de la moralité et du rang social de l’adversaire. L’aspect politico-philosophique n’est guère présent. Que dire sur de l’émotionnel ?

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