L’inquisition médiatique au service des logiques de guerre

Le 02/12/2023 par Harold Bernat

L’inquisition médiatique au service des logiques de guerre

« Tout ce que vous direz pourra être utilisé contre vous ». Nul besoin de se trouver dans une série policière pour entendre cette phrase, devenue monnaie courante dans nos dites démocraties où la liberté d’expression ne trouve hélas plus sa place. Meir Baruchin, professeur d’histoire en Israël, en a fait les frais pour avoir tenté d’humaniser sur ses réseaux sociaux les victimes de Gaza. Sanction : 4 jours de prison. Sur QG, Harold Bernat livre une analyse d’un monde où tout opposant au régime se voit désormais taxé de terroriste

Un citoyen, Meir Baruchin, professeur d’histoire de son état en Israël, a été arrêté début novembre pour avoir essayé de donner un nom et un visage aux victimes des frappes israéliennes dans la bande de Gaza. Constatant que ces victimes, des chiffres, n’avaient, pour l’écrasante majorité, aucune identité pour ses concitoyens, il tenait, par cet acte de respect, à leur redonner une dignité. Un sentiment humain que l’on peut partager, à condition bien sûr de ne pas voir les victimes de ces massacres comme des « complices », des « terroristes » ou des « animaux ». Ce qui, en passant, en dit long sur la considération des bouchers de la guerre – « chirurgicale » pour ceux qui ne connaissent rien à la chirurgie – pour le vivant dans son ensemble.

Le 9 novembre 2023, suite à ses publications sur Facebook, il reçoit un appel de la police lui intimant de venir au poste pour « sédition ». Ce terme nous rappelle évidemment en France celui de « factieux », abondamment utilisé aujourd’hui dès la moindre contestation sociale. Il prépare l’accusation de « terrorisme » et les dispositions juridiques qui lui sont associées. Meir Baruchin (ici visible dans une vidéo TikToK, NDLR) appelle un avocat qui lui explique que ce chef d’accusation suppose l’approbation du procureur général. Une demande formulée par la police mais rejetée par le procureur. Là encore, nous retrouvons les barbouzeries administratives, les tentatives de passages en force de gouvernements qui usurpent, en pratique, les cadres juridiques qu’ils sont supposés défendre, en théorie, au nom de la démocratie. Pas simplement en Israël mais partout dans le trop fameux « bloc occidental ». La France de Macron et de Darmanin, ces hommes médiocres et violents, qui trahissent l’intérêt supérieur de la nation au profit d’intérêts profondément anti-démocratiques et anti-sociaux, se tient aujourd’hui en tête de pont de ce bloc. Un bloc indivisible sous peine de trahison du Bien. Un bloc hautement militarisé qui, au nom de valeurs indiscutables matraquées comme des évidences anhistoriques, finit par bafouer les droits les plus élémentaires et par faire reculer des libertés politiques que nous tenions, certainement à tort, pour acquises. Il n’y a pas de libertés politiques acquises.

Meir Baruchin ne sera donc pas convoqué sous le chef d’accusation de « sédition » mais pour une supposée intention de commettre un acte de trahison et de troubler l’ordre public. Une fois de plus, nous retrouvons l’idée du crime intentionnel et l’anticipation d’un trouble à l’ordre public non avéré. Cet argumentaire permet de criminaliser avant de recueillir les moindres preuves objectives d’un crime à venir. Nous n’avons pas ici affaire à une police qui enquête sur des faits – que reprocher d’ailleurs pénalement à un homme qui cherche à redonner un peu d’humanité à des cadavres indifférenciés sur sa page Facebook – mais à une police de l’esprit, une inquisition qui va sonder l’invisible pour châtier l’empathie et faire du sentiment d’humanité un crime. Dans l’esprit, de par ses intentions, Meir Baruchin pourra donc être emprisonné, entravé, interrogé pendant des heures, soumis à toutes sortes de pressions physiques et psychologiques. Menottes. Les mains, les jambes et ordre de perquisition. Ravage de l’appartement devant l’intéressé, interrogatoire pendant des heures puis prison en tant que détenu à haut risque. Une fois encore, il suffit de penser, en France, à la qualification « d’écoterrorisme » pour comprendre à quel point le « haut risque » est mesuré en fonction de la volonté des gouvernements de mater toute forme d’opposition politique. Pendant que des professeurs se font assassiner dans ou à la sortie d’établissements scolaires par des individus connus des services, combien de Meir Baruchin sont soumis à des traitements qui en font des dangers pour la sécurité de l’État. Le renversement est complet : préserver l’État et minorer le risque réel pour les populations. Ce qui menace l’État, autrement dit le gouvernement au pouvoir qui se fait passer pour lui, serait-il plus important que la vie des concitoyens ? Qui Meir Baruchin menace-t-il en révélant l’identité de civils massacrés dans des proportions abominables sur internet ? Arguer qu’Israël est en guerre contre le Hamas et que cela justifie des restrictions de libertés invraisemblables ne tient pas une seconde car nous avons, en France, les mêmes logiques d’intimidation qui s’inspirent des mêmes méthodes et depuis longtemps. La tendance ne fait que de s’aggraver. Souvenez-vous de l’affaire Tarnac sous Sarkozy. Celui qui conteste est qualifié de « terroriste ». C’est la logique profonde d’un système autoritaire qui ne souffre plus aucune contestation.

Meir Baruchin , professeur d’histoire israélien, a été interpellé le 9 novembre dernier par la police à Jérusalem pour un post Facebook rendant hommage aux victimes civiles des bombardements à Gaza

Progressivement, les espaces d’expression se réduisent comme peau de chagrin. Dans un contexte de surveillance augmentée, l’objectif militaire et policier est très clair : c’est encore trop. Politiques dites « sanitaires », en réalité administration par des cabinets de conseils du parc humain ; politiques dites « sécuritaires », en réalité régimes d’exceptions durables soustraits au plébiscite démocratique ; politiques dites « d’urgence », en réalité légitimation autoritaire de la destruction méthodique des contre-pouvoirs par des instances de décisions autocratiques.

Meir Baruchin se retrouve donc coupé du monde pendant quatre jours. Combien de prisonniers subissent actuellement le même sort au prétexte qu’il auraient l’intention de commettre un acte de trahison ? Meir Baruchin expliquera à sa sortie de prison, après avoir été libéré par un juge, que les questions posées lors de son second interrogatoire débutaient par cette affirmation : « En tant que personne qui justifie et légitime les viols commis par le Hamas…« . Cette rhétorique de guerre consiste à placer une affirmation dans la question afin de faire avouer celui qui répond et cela quoi qu’il réponde. Vous êtes toujours déjà coupable. Une technique militaire ? Pas seulement. Nous avons droit, en France, aux mêmes dispositifs d’intimidation. Des journalistes ont fait les frais de ces procès d’intention à partir du moment où ils faisaient leur travail dans une prise de distance professionnelle. Non pas simplement accueillir les propos unilatéraux de porte-paroles militaires, mais remettre en perspective ces affirmations face à la réalité des faits. Coupables en cela, intentionnellement, de justifier les crimes abominables du Hamas du 7 octobre 2023. Cette police de la pensée distille la peur et la soumission qui vient avec.

Meir Baruchin se désole, après son arrestation, de voir des collègues lui rappeler que leur soutien ne pourra pas aller très loin. Ils ont des postes, des enfants à nourrir et des crédits à rembourser. Soutenir un homme qui est médiatiquement soupçonné – la parole militaire faisant office de récit national – de soutenir lui-même des individus capables de commettre les pires atrocités fait de vous un suspect. La marque noire est posée, elle est indélébile. La peur de parler accompagne la peur de ressentir la moindre empathie. Si je ne ressens rien, si j’écarte de mon esprit le sentiment d’humanité, je ne risque pas d’être soupçonné de quoi que ce soit. Par contre, ceux qui manifestent le plus petit sentiment de compassion à l’égard de populations écrasées sous les bombes, ceux qui osent parler de « boucherie » et de « crimes contre l’humanité » entrent aussitôt dans une zone grise du droit. Pas vraiment coupables – Meir Baruchin est sorti de prison après ses quatre longues journées d’isolement et de torture psychologique – mais pas non plus innocents. C’est justement dans cette zone grise que la censure avance à grands pas et avec elle l’auto-censure. Tout commence par la révélation publique des propos déviants et la contrition devant des tribunaux médiatiques qui ressemblent, le plastique en plus, à ces dispositifs d’humiliation publique dessinés par Goya dans ses Caprices. On imagine sans mal Meir Baruchin, un coroza sur la tête, ce couvre-chef de papier pointu et coloré, décoré de serpents et de maléfices, que devaient porter les hérétiques en place publique en Espagne à la fin du XVIIIème siècle. Mohamed Kaci, journaliste de TV5 monde, qui a osé renvoyer, à un porte-parole de l’armée israélienne particulièrement violent, l’inhumanité de ses propos, le suivra. Coupable, le journaliste qui ne se contente pas d’ânonner la Lumière contre le Mal.

Le journaliste Mohamed Kaci (à gauche), interviewant en novembre 2023 Olivier Rafowicz, porte-parole de l’armée israélienne sur TV5 Monde. Ses questions jugées trop musclées ont conduit à un désaveu public de sa direction. Le journaliste, connu pour son professionnalisme, est encore en attente d’éventuelles sanctions

Enfin, il n’est pas sans importance de savoir que ce citoyen israélien, maltraité, violenté, livré à la vindicte, est aussi professeur d’histoire. Il a le recul du temps, l’expérience de la durée longue, une mémoire augmentée par le savoir. Son sentiment d’humanité provient aussi de ce recul critique que l’on cherche partout à abolir dans un spectacle obscène fait d’aveux grotesques, de larmes surjouées et d’indignations sélectives, toujours au profit de réactions épidermiques irréfléchies, facilement manipulables. Certains parlent, d’autres se taisent, mais la raison n’a plus sa place. La caverne de Platon reste indépassable. On ne fait qu’acclimater les moyens d’un dispositif halluciné.

À partir du moment où la moindre empathie vis-à-vis des civils palestiniens se traduit par des accusations publiques de haute trahison, des accusations qui resteront et marqueront durablement celui ou celle qui les subit, nous entrons dans des régimes de terreur qui sont autant de crimes contre le sentiment d’humanité. L’inquisition médiatique qui généralise la forme de l’aveu n’est pas simplement au service des logiques de guerre, elle est une forme de la guerre dans nos esprits. Une intimidation à ressentir ou à ne pas ressentir en fonction d’intérêts qui cherchent, non pas simplement à fabriquer du consentement, mais à nous changer nous-mêmes, à nier ce qui fait de nous des hommes. Le sentiment de soutenir l’homme quand il est exterminé dans sa dignité d’homme nous est essentiel. Sans lui, nous disparaissons. Meir Baruchin, pas plus que nous, n’a le pouvoir d’arrêter ce massacre. Il témoigne simplement de l’homme et son témoignage nous oblige en retour. Ce qu’il a vécu, nous le vivrons demain dès que nous nous opposerons aux fauteurs de guerres. Le niveau de violence que nous subirons dépendra de notre résistance aujourd’hui à ne pas céder à ces dispositifs d’humiliation du sentiment que nous avons de notre propre humanité.

Harold Bernat

Image d’ouverture : Veillée étudiante pour la Palestine. Place de la Sorbonne, 29 novembre 2023. / Photographe: Serge D’Ignazio

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