L’ordre pervers ou le tombeau de la liberté politique

Le 21/12/2023 par Harold Bernat

L’ordre pervers ou le tombeau de la liberté politique

Exciter le client du spectacle en dénonçant le vice est devenu un véritable business dans l’espace public. L’ordre pervers jouit de la dénonciation de la perversité qu’il promeut par ailleurs à grands renforts de publicité complaisante. Chérie, regarde… Cyril Hanouna est vraiment un gros porc, révélations garanties! Attends chéri, voilà un autre champion, Pierre Palmade, et juste derrière attends, encore un autre très gros client, Gérard Depardieu. Derrière ce défilé écoeurant, tout un système de capture voyeuriste qui passe pour absolument neutre et objectif alors qu’il est le cœur de ce nouvel ordre pervers. Notre chroniqueur Harold Bernat livre sur QG une réflexion philosophique magistrale sur le fonctionnement moral détraqué de notre temps

Le succès évident de l’appellation « perversion narcissique » cache assez mal la réalité d’une tendance lourde de nos sociétés spectaculaires marchandes. La forme sociale et économique de la perversité. La perversité est aujourd’hui beaucoup plus qu’une antienne psychologique facilement mobilisable. Elle est un système social complet. Mais faire de ce mot éventé, dans les corridors balisés de la condamnation morale de posture, un objet d’analyse suppose de sortir de ce mélange indigeste de puritanisme niais et d’obscénités affichées pour poser en fin de compte la question politique. Pour analyser les puissants ressorts de ce que l’on appelle encore, faute de mieux, la société du spectacle, il est nécessaire de comprendre avec plus de finesse les structures de perversité qui l’accompagnent. Structures car nous avons affaire à des dispositifs, des procédés et des manœuvres qui ne se réduisent pas à quelques traits psychologiques déviants ou à quelques licences individuelles. Nous pouvons même appeler cela un système et une tendance lourde.

Pervertir, pervertere, c’est renverser, retourner. La perversité que je souhaite ici dissocier d’une simple déviance psychologique cherche et parvient à subvertir un ordre de valeurs, non pas simplement par méchanceté, nous y reviendrons, mais pour imposer un autre ordre, un autre pacte plus exactement. Là où le contrat préserve une relation d’obligation réciproque entre les contractants, souvent déséquilibrée d’ailleurs, le pacte suppose lui une conversion soudaine, une adhésion unilatérale, un changement irréversible qui nous introduit, si vous me permettez cette expression, dans autre chose. Goethe fait dire à Méphistophélès : « tout ce qui existe est digne d’être détruit. » Cette puissance de décréaction va de pair avec une perversion fondamentale. Tout ce qui existe, en particulier ce qui a fait ses preuves, mérite d’être subverti, renversé. Ce qui doit être ôté, une fois le pacte conclu, c’est la possibilité d’une échappatoire, d’une sortie ou d’un retour en arrière. La place est sans issue, voilà l’essence du pacte pervers et infernal pour celui qui s’y engage. Le désir même, surtout lui, est affecté par cette transformation. Le renversement est accompli lorsque le désir de retrouver un état initial, une innocence première, s’éteint et avec lui l’espoir.

Capture d’écran du compte X de Gérald Darmanin, futur ministre de l’Intérieur sous Macron, datant de 2013

« Le pacte de prostitution » dont parle Lautréamont à propos de Sade résume bien ce changement d’état. Il n’y a pas de contrat de prostitution car ce qu’il s’agit de subvertir c’est la loi, le droit lui-même en lui substituant un ordre prostitué, renversé, perverti. Traiter les autres en simples instruments de ses besoins, faire de la volonté d’autrui une dépendance de son caprice, voilà bien l’ordre pervers. La loi me situe mais ne cherche pas à me renverser. Elle m’impose un ordre du droit, elle n’a pas pour fonction première de me convertir ou de me changer. Elle se tient face à moi et me laisse par conséquent l’espace du refus, une distance politique, celle de la possible désobéissance ou de la révolte. Les conséquences viendront mais ma liberté politique est sauve. Les structures perverses cherchent au contraire à abolir cette distance, elles conspirent contre la liberté politique. Leur finalité est d’abattre les résistances subjectives de l’être situé. Le pacte de prostitution, celui qui vous conduit à accepter de détruire volontairement le sens de votre métier contre de l’argent, à vous faire injecter un produit dans le sang pour vous divertir ou à aller tapiner dans une émission de télévision obscène, ne vient d’aucune loi. Il ne vous oblige pas légalement, il vous change et cela de façon irréversible. Une fois le travail détruit, l’humiliation consentie, la prostitution consommée, l’ordre pervers est confirmé. D’autant plus puissant qu’il prouve sa capacité à tout renverser, sans reste. Ce qui est encore digne de respect dans l’ordre pervers et ses pactes de prostitution ? Ce qui peut tout frapper du sceau de l’indignité. Régner absolument sur l’autre sans aucune contrepartie et sans espoir de retour, voilà le triomphe des sociétés spectaculaires marchandes, sociétés qui carburent à la perversité du spectacle et aux renversements permanent des valeurs. Ce renversement n’est pas une transvaluation des valeurs pour l’institution d’une nouvelle hiérarchie, ce à quoi s’essaya Nietzsche, mais une indifférenciation, un anéantissement par indifférence. Si tout se vaut pourquoi ne pas remplacer une valeur par une autre. Un temps et puis nous ferons l’inverse un peu plus tard. L’indifférenciation du bien et du mal est une des conditions de l’ordre pervers.

« La nouvelle Justine, ou les malheurs de la vertu », édition illustrée du marquis de Sade, 1799

Les petits cochons pervers ont éclipsé le grand méchant loup. Un solitaire au destin bien trop tragique pour les options réversibles et insignifiantes de l’époque. Le loup des steppes éprouve la grande solitude du méchant qui refuse de jouer le jeu. Il casse l’ambiance. Les petits cochons pervers s’alignent au contraire sur le jeu ambiant, ils se reniflent la masse. Ils « ambiancent » pour faire droit à cet affreux néologisme qui court partout comme un furet. Mauvaise odeur en prime. En guise de pédagogie corrective, les cochons truffiers reniflent le scoop obscène et se présentent les uns aux autres les dernières perversions de l’époque et du 7ème arrondissement. Regarder en prime comme c’est mal. Audience garantie. Instruire de toutes les perversions possibles, histoire de jouir du narratif, en bonne conscience, dans une complicité cochonne. L’ordre pervers jouit de la dénonciation de la perversité qu’il promeut à grands renforts de publicité complaisante. Dénoncer, mettre en scène, exciter, condamner et ça recommence. Surtout pour ceux qui n’en ont pas encore idée, un nouveau public à conquérir. Chérie, regarde, il y a ça aussi. Oh, mais chéri, c’est vraiment dégueulasse. Une glace ? Ce soir, tous devant vos écrans, Cyril Hanouna est vraiment un gros porc, révélations garanties. Exciter le client du spectacle en dénonçant le vice. Un très gros client, Gérard Depardieu, un véritable champion, Pierre Palmade. Mais derrière eux, tout un système de capture voyeuriste qui passe pour absolument neutre et objectif alors qu’il est le cœur du nouvel ordre pervers. Qui filme ? Dans quel but ? Pour quelle médiatisation ? A destination de quel public ? Encore, la suite. Les divagations du pédo saison II, on en veut. Si vous vous ennuyez dans l’honnêteté d’une vie décente rythmée par le travail routinier, la famille aimante et quelques plaisirs accessibles, apprenez du spectacle les plaisirs défendues et les transgressions anti-sociales et délictueuses de la haute. Depuis quand, pour apprendre à vivre de façon décente, il est nécessaire d’avoir sous les yeux h24 le manuel du parfait salopard mondain, du maître harceleur ou du prédateur sexuel qui fait la une de télé 7 jours depuis des années ? Jean-Jacques Rousseau l’écrivait en son temps dans sa réponse faite à son Discours sur les Sciences et les Arts : « Il n’est pas certain que pour apprendre à bien faire, on soit obligé de savoir en combien de manières on peut faire le mal. ». Sauf quand la finalité n’est pas l’apprentissage mais le dressage, la dénonciation faisant indirectement partie du processus de valorisation par saturation de l’espace médiatique. On en parle donc ça jouit. Créez l’image mentale matraquée toute la journée, celle du petit cochon pervers et de sa meute de photographes, il en restera toujours quelque chose en termes de part de marché. Car la perversité, cette appétence à la transgression – humaine, trop humaine – n’est pas simplement en nous comme une potentialité naturelle qui ne demande qu’à s’exprimer. La corruption du coeur, pour reprendre les mots des Ecritures, ne suffit pas. Il faut lui donner un contenu et une forme. Les sociétés spectaculaires marchandes s’y entendent côté emballage. Elles ne proposent d’ailleurs que cela, des paquets cadeaux sur des produits salement périmés. Si pour vendre l’ordre pervers et faire gonfler l’audimat, il faut rejouer les bûchers de l’inquisition, aucun problème. A la fin du programme tout le monde aura désormais en tête que le chemsex est partout, y compris chez le boucher-charcutier du village.

Complément d’Enquête sur Gérard Depardieu, 7 décembre 2023, il révèle notamment des propos tenus face caméra par l’acteur lors d’un voyage en Corée du Nord en 2018 (capture d’écran France 2)

Pour abattre le spectacle, faire au moins un premier effort dans ce sens, soyons très au clair sur ses ressorts. La perversité est une de ses courroies centrales. Tout y est contrefaçon. Est pervers ce qui fait le mal sous couvert du bien. L’Empire du bien va de pair avec la meute des petits cochons pervers, missionnaires cathodiques, qui se cachent, en pleine lumière et une fois l’an, derrière des Téléthon de vertus. On finirait presque par croire que sortir des obscénités sur les femmes en toute impunité face caméra, dans une relation de pouvoir et de subordination, fait partie du bel esprit français. Rabelais n’était-il pas aussi un petit cochon pervers derrière ses airs de haute culture populaire ? L’ordre pervers avale tout, c’est aussi à cela qu’on le reconnaît. Impunité totale de ces repas filmés, service à table, avec le très courtisé Ardisson et son club de drogués, de pédocriminels et de partouzeurs sado-maso du tout Paris. Il va de soi que ce « tout » ironique fait aussi partie du jeu pervers. Entre deux leçons de morale sur le peuple qui vote mal, le populisme d’en-bas et l’intolérance étriquée des péquenots, ce club fait de l’oeil à tous les petits cochons. Voyeurisme et étalage de gueules, toujours les mêmes depuis quarante ans. Franz-Olivier Gisbert, potentat de l’édition et d’un journalisme de copinage, a son anecdote sur chaque drogue. Il faisait déjà parti du film réalisé par Brigitte Cornand, « Guy Debord, son art, son temps », où se poursuivait, juste après la mort de Guy Debord, sa réflexion essentielle sur « la société du spectacle ». On peut y entendre le gros petit cochon déblatérer des sottises infectées de morgue sur Les commentaires de la société du spectacle, probablement le plus grand livre de Guy Debord, le plus lucide, le mieux ciselé. Le même qui étale ses perversions en cadrage gros plan entre deux coupes de champagne et trois rails de coke sur Paris première ose critiquer une œuvre qui assigne les gens de son espèce à ce qu’ils sont : des petits cochons truffiers de l’ordre pervers dans le spectacle. Des êtres vils qui ont besoin d’avilir pour continuer de régner sur un cénacle indigent de jouisseurs cyniques. L’ordre pervers, profondément stérile quant à ses œuvres, complaisant avec soi-même jusqu’à la nausée, utilise également à bon escient le commerce de l’insignifiance. Le spectateur anesthésié est alors prêt à avaler les restes spectaculaires de ces cochonneries servis avec des clins d’œil de connivence. Après tout, pourquoi pas, ce spectacle en vaut un autre et aussi un troisième. Cette extermination fait partie intégrante de la logique du renversement pervers qui se donne pour tâche, dans une cascade de sidérations, de faire accepter comme acceptables ce qui détruit le sens commun et la décence la plus élémentaire. Autant de conditions du politique. Encore une fois, c’est de la construction d’un nouvel ordre dont il est question. Cet ordre rendra inopérante toute critique jugée réactionnaire ou rétrograde, moralisatrice ou excessivement puritaine. L’ordre pervers assigne la décence commune à n’être qu’une dépendance de l’ennui et du ressentiment de ceux qui n’osent pas ou qui ne se donnent pas, par impuissance réactive et conformisme moutonnier, les vrais moyens de jouir de la vie.

« La Société du Spectacle », livre culte de Guy Debord, 1973

Dans son excellent livre, tristement réaliste, Baise ton prochain, Une histoire souterraine du capitalisme, Dany-Robert Dufour alourdit le trait : « le pervers capitaliste cache le trou du monde – son manque, la pénurie permanente – en y posant le super-fétiche argent et ce faisant, il couvre le monde de merde. » Salir, toujours. C’est justement ici qu’une confusion doit être levée. Parler de liberté pour défendre ce cloaque n’a aucun sens ou alors un sens lui-même perverti. Un sens privé de sens, un devenir néant de la signification. La montée de l’insignifiance s’accompagne d’une consommation perverse de vide qui se veut vérité ultime de la condition humaine. Libre pour rien. Mais dans ce rien, nous allons enfin vous révéler tous les petits secrets. Derrière eux le plus enfoui au fond du feu tube cathodique devenu écran plat : oui, c’est vrai, c’est de la merde mais c’est bon et ça rapporte. La perversité comme vérité nue privée de sens. Irreprésentable, brutale, odieuse. Ce triptyque merde – spectacle – argent est au centre de l’analyse de Dany-Robert Dufour dans ce qu’il nomme justement un « devenir cloaque » du capitalisme. De quel droit la distinction entre ce qui est décent et ce qui ne l’est pas viendrait-elle mettre un frein à l’ordre pervers qui carbure à l’indistinction ? L’ordre pervers n’est-il pas aussi le plus rentable et par conséquent le meilleur de tous ? Alors que nous sommes en passe de réaliser humainement le pire des mondes possibles, pour l’être humain, certes, pour le vivant avec lui, jamais la promotion de ce monde n’a été aussi forte. Que cette promotion obscène se fasse au détriment de la santé psychique et de l’équilibre social, contre les solidarités les plus élémentaires ou les équilibres vitaux les plus fragiles, n’a pas de quoi déranger la perversité ambiante et sa mise en spectacle. Bien au contraire. Si la machine s’emballe et que personne ne peut en enrayer sa croissance tératologique mieux vaut en jouir ou faire, sur cette cancérisation terminale et généralisée, un ultime profit. Le plus délirant dans cette histoire sordide reste de voir à quel point la liberté est devenue le prétexte de cet ordre pervers qui aura fini par pervertir jusqu’à l’idée même que l’on peut justement se faire d’un homme libre.

Emil Cioran écrit dans son Précis de décomposition : « La liberté est un principe éthique d’essence démoniaque » Il est certain que la perversité est la maladie de l’homme libre et la marque irréductible de la condition humaine. Voilà pour l’essence démoniaque. L’homme peut faire le mal car il peut toujours mal vouloir. Mais est-ce le destin de la liberté de se vouloir suicidaire ? Somme-nous, en toute liberté de faire le pire, condamnés au néant et à ce vide de signification pervers ? N’oublions pas ici la prémisse retenue, « la liberté est un principe éthique ». Mais qu’est-ce que rester fidèle à ce principe éthique sans tomber dans le puritanisme niais ou les postures morales de principe, cette moraline dont parlait si justement Nietzsche. Le fil est très étroit. La résistance à l’ordre pervers procède du refus d’être libre pour rien, d’être libre n’importe comment. La liberté doit pouvoir faire sens. Là se tient justement le principe éthique. Il ne s’agit pas de dire qu’elle doit toujours faire sens, ce qui serait probablement une contradiction dans le principe, mais qu’elle doit le pouvoir. L’ordre pervers conspire contre toutes fins éthiques de la liberté. Il cherche à précipiter dans le vide ce qui pourrait encore donner un sens à la liberté humaine, il oscille entre la licence et la répression dans une débandade de la responsabilité qui n’excite, en fin de compte, que les impuissants et les lâches.

Harold Bernat

Photo d’ouverture : Le Monde Moderne, illustration de 1895, university of Ottawa pour la version digitale

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1 Commentaire(s)

  1. Bon, là, je crois pouvoir dire que, sur le fond, c’est vraiment excellent.

    Mais ça n’a pas été évident pour moi, d’entrer dans ce texte de « philosophe », très dense, très tassé. J’ai sans doute un problème personnel avec la philosophie que je qualifie de philosophante, celle, par exemple, qui convoque l’ Homme en général, ainsi que la Perversité comme attribut d’icelui. Qu’est-ce que la perversité ou le narcissisme ont à voir là-dedans ? C’est de la psychologie, non ? L’aphorisme « le bonheur des uns fait le malheur des autres » (ou réciproquement) va bien pour montrer les contradictions de classe; « 1 tiens vaut mieux que 2 tu l’auras » pour fustiger les promesses électorales ».

    Mais j’admets adorer « les » traiter (les capitalistes) de « pourris » (qui me parait plus parlant que « pervers »).

    Tiens, voici un lien sur la conférence d’une enseignante en philosophie qui s’insurge contre les orientations de l’éducation nationale prescrivant aux enseignants de « séduire » leurs élèves, et faisant de cette séduction un critère d’évaluation de l’enseignant concernant sa stratégie pédagogique. Hallucinant !
    https://www.initiative-communiste.fr/articles/luttes/cafemarxiste-comment-reconstruire-leducation-nationale-une-conference-de-catherine-cazenave/
    Cette enseignante présente aussi brièvement deux ouvrages de Michel Clouscard qui, le premier il y a 40 ans, a fustigé la séduction comme arme centrale du capitalisme pour parvenir à ses fins commerciales et politiques (« le capitalisme de la séduction » et aussi « néofascisme et libéralisme libertaire »).

    Joyeux Noël à toutes et tous !

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