Violences: une série de faits divers ne constitue pas une tendance de la société

Le 10/04/2024 par Laurent Mucchielli

Violences: une série de faits divers ne constitue pas une tendance de la société

Un adolescent est victime d’une vengeance à Viry-Châtillon. Un autre est tué quelques jours plus tard à Romans-sur-Isère et ça y est, l’incendie médiatique repart comme à l’accoutumée. On croit diagnostiquer une tendance de fond, l’augmentation de la violence est sur toutes les lèvres et on cherche des explications, voire des boucs émissaires. Pourtant, ce ne sont pas les données qui manquent, permettant d’objectiver un peu les choses, et de sortir du registre sensationnaliste, rappelle Laurent Mucchielli, sociologue

Les faits divers criminels sont quotidiens. Dans une société de 68 millions d’habitants où l’on compte environ un millier d’homicides par an, il s’en produit donc entre 2 et 3 par jour en moyenne. La plupart sont chroniqués localement et ne suscitent pas d’émoi national. Mais avec ce réservoir à disposition, il suffit de braquer soudainement les projecteurs médiatiques et politiques sur ces faits divers et de les mettre en série pour donner l’impression d’une accumulation inédite et crier de nouveau à l’augmentation de la violence. Le mécanisme, qui s’institue dans la presse dès la fin du 19ème siècle, est bien huilé. Il se répète chaque année, souvent même plusieurs fois dans l’année. Cela dépend du reste de « l’actualité », des choix et de la hiérarchie des sujets qu’opèrent les rédactions en chef des médias, et des réactions politiques qui s’en emparent ou non en fonction de leurs propres intérêts.

Pourtant, il existe de nombreux outils permettant sinon de mesurer parfaitement la réalité, du moins d’en objectiver les contours et les tendances d’évolution. Et, invariablement, ces outils démentent les réactions émotionnelles naïves ou intéressées qui inondent le débat public.

La violence physique a toujours été une affaire de jeunes hommes

La violence physique est une affaire de jeunes hommes (15-30 ans), et il en est ainsi depuis des siècles, si ce n’est depuis toujours. De nos jours, les homicides commencent à augmenter à partir de l’âge de 15 ans et le pic est atteint chez les 25-30 ans. Cette structure n’a pas varié. Dans les statistiques de police et de gendarmerie, sur la période 2016-2021, 13% des auteurs d’homicides ont entre 15 et 19 ans et près de la moitié (47 %) ont entre 15 et 29 ans (figure 1). Les adolescents de 15 à 19 ans représentent par ailleurs 23% des mis en cause pour coups et blessures non mortels.

Figure 1 : répartition des mis en cause pour homicide selon le sexe et l’âge, sur la période 2016-2021

Champ: Mis en cause pour homicides commis en France. Source: SSMSI, base des mis en cause pour crimes et délits enregistrés par la police et la gendarmerie de 2016 à 2021.

Cette surreprésentation des adolescents et des jeunes adultes parmi les auteurs de violences physiques est constante. On ne peut pas s’en étonner. Et surtout, ce n’est pas une raison pour imaginer que ces phénomènes tiennent une place importante dans la vie quotidienne. Ils restent marginaux dans le monde adolescent et les discours apeurés sur la vie des collégiens et des lycéens, qui fleurissent de nouveau, n’ont pas de fondement. D’autres indicateurs en témoignent, comme ceux de l’enquête nationale sur le climat scolaire et la victimation réalisée tous les 4 ans par le ministère de l’Éducation nationale. La dernière enquête publiée concerne l’année scolaire 2021-2022. 94% des collégiens déclarent se sentir bien ou très bien dans leur collège. A l’extérieur de l’établissement (abords, transports, etc.), ils déclarent surtout des vols et des insultes. Ces vols sont en augmentation. Par contre, en 2021-22 il y a moins d’insultes (qui portent principalement sur le corps et la tenue vestimentaire) et moins de violences physiques qu’en 2017-18 et qu’en 2013-14. Ces phénomènes sont plus marqués en milieu pauvre (REP+). Le harcèlement est également à peu près stable. Seule la cyberviolence se développe réellement ces dernières années (insultes, injures, moqueries, humiliations), elle concerne un gros quart des collégiens. Certes, ceci ne présume pas de la qualité de vie et de la santé globale des adolescents. On sait grâce aux Baromètres Santé qu’ils sont davantage anxieux et nerveux depuis la crise du Covid. La gestion de cette crise a provoqué une augmentation des idées suicidaires et des tentatives de suicide chez les adolescents, mais elle ne s’est pas traduite dans un surcroît de violences dirigées conter les autres.

Une tendance générale stable voire en légère baisse

Ainsi qu’on l’a déjà expliqué à plusieurs reprises (par exemple ici), pour mesurer l’évolution des phénomènes de violences, les statistiques de police et de gendarmerie ne sont pas l’outil le plus fiable. Elles dépendent trop de l’évolution législative et des politiques de sécurité du moment, qui déterminent des évolutions statistiques sans rapport avec les évolutions comportementales. De là un véritable cercle vicieux : plus de lois répressives ˃ plus d’interpellations ˃ plus de réponse judiciaire ˃ des statistiques d’activité policière et judiciaire qui augmentent fatalement ˃ on crie alors à l’« explosion de la violence » et on réclame des lois plus répressives, etcétéra.

Pour échapper à ces biais de la statistique publique, il faut se tourner vers les enquêtes en population générale. Les chercheurs ont créé il y a quelques années un Observatoire Scientifique du Crime et de la Justice qui compile et sérialise les données disponibles. Leur conclusion au chapitre des agressions est qu’« aucun indicateur crédible ne plaide en faveur d’une croissance significative des violences physiques, en tous cas depuis le milieu des années 1990 ».

Une des enquêtes de victimation les plus solides est celle réalisée tous les 3 ans par la Région Ile-de-France. Les premiers résultats de l’enquête 2023 sont parus récemment. On y lit que « l’amélioration qui ressortait en 2021 se confirme, 43 % des personnes interrogées déclarant avoir été victimes d’atteintes personnelles (vols ou agressions) ou d’atteintes visant des biens appartenant à leur ménage (logement ou véhicules) au cours des trois années précédant cette enquête, alors que ce taux était de 50,9 % en 2019. Il s’agit du plus bas niveau observé depuis le début de la mesure de cet indicateur en 2001 ». Sur 3 ans, environ 10% de la population francilienne déclare avoir été victime au moins une fois d’une agression, toutes violences confondues. Proportion identique à celle de l’enquête précédente. La seule évolution franche depuis le début du 21ème siècle concerne les agressions sexuelles. Mais en ce qui concerne les agressions physiques hors cadre familial, les résultats de 2023 (6,8 %) sont identiques à ceux obtenus vingt ans plus tôt lors de la première enquête (6,7 % en 2001). Il s’agit majoritairement de vols avec violence, qui surviennent pour la plupart dans l’espace public ou dans les transports en commun. La tendance récente (2019-2023) est à la baisse, sur fond d’une double décennie qui indique donc une stabilité globale (figure 2).

Figure 2 : Évolution du taux de victimes d’agressions tout venant lors des trois années précédant l’enquête

Sources : Institut Paris Région, enquêtes Victimation et sentiment d’insécurité en Île-de-France 2001 à 2023

Les faits divers font diversion

« Contrairement aux informations courantes, pour lesquelles sont mobilisées la pensée logique et la réflexion, le fait divers suscite un mode d’appréhension irrationnel et épidermique, où des considérations psychologiques gouvernent », écrit Annik Dubied. Le fait divers est cathartique lors même qu’il « répète inlassablement la même chose » constatait déjà Georges Auclair en 1970 (Le mana quotidien. Structures et fonctions de la chronique des faits divers). En effet, le fait divers criminel n’est jamais réellement analysé dans sa signification intrinsèque, les commentaires s’énonçant dans les heures et les jours qui suivent des événements dont on ignore encore la genèse précise et impliquant des protagonistes dont on ne sait quasiment rien. Et il est très rare que les médias s’intéressent encore à l’affaire lorsqu’elle arrive en justice des mois ou des années après, et qu’émergent enfin le récit (au moins policier et judiciaire) de ce qui s’est réellement passé ainsi que l’analyse des raisons d’une violence que d’aucuns qualifient d’autant plus volontiers de « gratuite » qu’ils ne connaissent pas le dossier. Exit les personnes réelles, dont l’histoire sociale, familiale et scolaire reste inconnue (lors même que ces dimensions sont déterminantes dans la compréhension de la délinquance à l’adolescence). Le fait divers nourrit seulement l’étalage de tout ce qu’il permet de fantasmer ou de « dénoncer » à peu de frais.

Pour finir, le fait divers criminel met en scène la transgression d’une norme sociale majeure, il solidarise dans la réprobation morale, il met tout le monde d’accord dans une indignation qui permet en retour la projection de toutes les peurs, sincères ou feintes, et la mise en scène des commentateurs de tout type. Il permet aussi aux politiciens de continuer à surfer sur le thème de l’insécurité et à empiler les lois toujours plus extensives et plus répressives, qui remplissent les prisons comme jamais sans que cela transforme la vie quotidienne de la population. En enfermant l’intelligence dans l’indignation morale, le fait divers criminel nourrit enfin la fabrique des boucs-émissaires (le jeune, l’étranger, l’immigré, etc.) et des pseudo-explications sociétales (la « crise de l’autorité », les jeux vidéo, Internet, etc.). Ainsi, loin de « dévoiler » le réel, le fait divers nous éloigne au contraire de sa bonne compréhension. Pierre Bourdieu (Sur la télévision, 1996) disait que « le fait divers fait diversion », en ce sens qu’il « détourne les individus-citoyens de ce qui compte vraiment ». La formule demeure fort pertinente.

Laurent Mucchielli

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1 Commentaire(s)

  1. Plutôt intéressant.
    Les délits de drogue ne sont pas cités.
    Le cas du cyber-harcèlement me semble « à prendre au sérieux » car il débouche sur des morts « volontaires » ce qui témoigne de la souffrance psychique qui les a précédées.
    Quant aux faits divers qui font diversion, c’est évident. Mais au-delà du fait divers, tous les divertissements (non-faits divers) dont le nombre se multiplie à l’envie sur tous les médias sont conçus pour faire diversion aussi. Et au-delà du divertissement, la multiplication et l’émergence de nouveaux thèmes sociétaux de revendication, visent aussi à faire diversion. C’est la grande affaire de ce siècle : « ils » ont mis le paquet là ! Divertissements et sociétalisme sont en tête de gondole pour longtemps. On va en bouffer … jusqu’à la lie.

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