CONTRE-POUVOIR: « Quand le président se soustrait à tout débat démocratique » par Alphée Roche-Noël

Le 09/03/2022 par Alphée Roche-Noël

CONTRE-POUVOIR: « Quand le président se soustrait à tout débat démocratique » par Alphée Roche-Noël

Le dégagisme n’est pas qu’une mode: c’est une disposition de l’esprit démocratique. À quelques semaines d’une élection qui excite surtout les journalistes et les ambitieux, alors qu’Emmanuel Macron s’est lui-même exempté de la campagne, tout semble annoncer la dissipation des antiques croyances en la royauté présidentielle chez le peuple. On peut même imaginer vivre bientôt un « choc d’abstention », selon le mot d’Alphée Roche-Noël qui livre sa nouvelle chronique « Contre-Pouvoir » sur QG

J’ai conclu ma dernière livraison de « Contre-pouvoir » par ces mots : « plus encore que la contestation – par le vote ou par la manifestation –, qui comporte toujours une part de reconnaissance, c’est peut-être l’incrédulité, manifestée notamment par l’abstention croissante, par l’espèce de sécession démocratique à l’œuvre dans la société politique, qui finira par venir à bout de l’invraisemblable idée qu’un individu supposément extraordinaire puisse incarner le politique, tout en étant largement soustrait au débat démocratique. » Alors que l’« élection reine » de la Ve République approche à grands pas, je voudrais y revenir ; je voudrais tenter de lever un coin de voile sur ce processus en cours en arrière-plan de la campagne électorale, et qui pourrait déterminer bien des choses.

Pour commencer cette exploration, il me semble utile de partir d’un constat relevant, pourrait-on dire, de la sociologie de comptoir, à savoir qu’il n’y a pas de société politique viable ni durable sans croyance partagée dans l’efficace de ses institutions – à travers des gestes, des mots, des rites, des formules sacramentelles, comportant en eux-mêmes un caractère d’effectivité, c’est-à-dire indépendamment de la contrainte susceptible de s’exercer pour assurer la réalisation des buts auxquels ils tendent. Aux fondements de toute communauté politique, il y a donc un enjeu non seulement de confiance, mais de croyance, et même de foi, plus ou moins axial selon les cas. Cette sorte de religion sociale est du reste pratiquée par toutes et tous ; ainsi dominants comme dominés croient, ou sont censés croire, dans la société au sens large comme dans chaque sous-sphère de la société, au récit et aux valeurs qui déterminent et justifient le rôle de chacun, selon sa classe et son groupe social. Ainsi, par conséquent, ceux qui exercent le pouvoir et ceux qui le subissent croient, ou sont réputés croire, dans ce pouvoir, dans son dogme, dans ses manifestations et dans son caractère indépassable. Ici l’on pressent qu’une société qui, un beau matin, se réveillerait incrédule, serait vouée, tôt ou tard, à transformer d’elle-même ses institutions, à en sécréter de nouvelles.

« En France, après Louis XV, on commença à cesser de croire au roi, on commence de nos jours à cesser de croire au président. »

Après ces considérations générales, venons-en au cas qui nous obsède : à la sorte de pouvoir – et à la sorte de foi dans le pouvoir – qui fonde notre Ve République. C’est un sujet que nous avons peu abordé de front que celui de la nature profonde du régime gaullien. Jusqu’à présent, nous nous sommes contentés de tourner autour, et cependant il y a là la clef de bien des secrets. Dans le dernier épisode de cette chronique, renvoyant à Dumézil, j’ai parlé de nos représentations de la figure du chef de l’État comme étant façonnées par de très anciennes croyances ; j’ai parlé de l’anax mycénien, de l’empereur de Rome, des anciens rois de France. Il me semble acquis que ces sortes de « souverains » ont en partage d’avoir incarné, à des époques différentes et dans des aires géographiques différentes, une même « conception bipartite de la toute-puissance », pour reprendre les mots de l’auteur de Jupiter, Mars, Quirinus : « à la fois magique et juridique ». Et il me semble acquis également que la manière dont de Gaulle a conçu le chef de l’État, en empruntant à la tradition monarchique des Capétiens, à la tradition consulaire des Bonaparte, a revivifié et perpétué ce mystère auquel la IIIe République, furieusement rationaliste, avait largement fait pièce, du monarque-magicien.

Dans l’ancien temps – du moins y a-t-on cru pendant près de huit cents ans – les rois de France guérissaient les écrouelles. Charles X, le dernier, s’y essaya, et son sacre ridicule perdit, bien avant les ordonnances de Juin, les ultimes rêves d’une royauté de droit divin. Née dans l’impossibilité de la restauration, élevée dans le refus de la monarchie, la IIIRépublique ne reconnut guère à ses présidents d’autre pouvoir – au sens de pouvoir « magique » – que celui, purement symbolique, selon le mot moqueur de De Gaulle, d’« inaugurer les chrysanthèmes ». À maints égards, la Ve a restitué l’efficace magique du chef de l’État, c’est-à-dire sa capacité à agir sur le réel hors des mécanismes institutionnels que la « modernité » politique s’était efforcée d’élaborer : par son verbe et par ses gestes, par sa présence… et peut-être même par sa seule pensée, que les commentateurs du petit théâtre politique s’ingénient à décrypter comme faisaient les prêtres de Delphes avec les oracles de la Pythie.

Parmi les nombreuses manifestations de cette forme de magie, de cette forme d’échappement de l’action publique à la rationalité démocratique, je n’en citerai qu’une, terriblement actuelle et significative, qui m’a frappé ces dernières semaines : la capacité quasi miraculeuse, tacitement reconnue aux présidents, de prodiguer à la nation l’énergie dont celle-ci a besoin pour vivre et prospérer. Il est entendu depuis le milieu des années 1960 que le nucléaire militaire est, en droit, le « pré carré » des présidents. Mais dans les faits, le nucléaire civil a également été soustrait aux citoyens et même aux assemblées parlementaires, pour devenir la chose de l’exécutif, c’est-à-dire du chef de l’État – et, bien sûr, du lobby qui met en œuvre cette énergie. Ainsi, le 10 février 2022, dans un discours consacré à la présentation des orientations de la politique énergétique de la France, Macron a-t-il pu souverainement affirmer : « Je souhaite que six EPR2 soient construits et que nous lancions les études sur la construction de 8 EPR2 additionnels. » Fiat lux ! En quelques mots – on pourrait dire, « d’un coup de baguette magique » –, le pays s’est illuminé, que menaçaient d’un côté l’obscurité des énergies fossiles, d’un autre, les ténèbres de la décroissance1.

Bien au-delà de cet exemple, c’est toute la geste présidentielle qui est nimbée d’un halo magique. La conquête de l’opinion, l’onction du suffrage, la défaite ou la retraite finales, et tous les actes qui ponctuent l’épopée sont autant de signes jetés en pâture à un imaginaire collectif très profondément, très anciennement construit autour d’une idée royale où le rationnel voisine toujours avec le surnaturel. En théorie du moins !, car l’histoire politique de la France, cousue d’illusions et de décillements, semble vouée à défaire le lien sacral jadis noué entre la société et ses monarques. On se rappelle comment les républicains du XIXe siècle étaient enfin parvenus à se débarrasser des rois et autres césars, après bien des luttes, bien des désappointements. On sait aussi que, sans éteindre complètement les préventions démocratiques nées de la « Grande Révolution », la Ve République a néanmoins rallumé la flamme monarchique en la personne de De Gaulle, qui « au fond du désastre », s’était cru « investi » de « l’autorité suprême » « reçue et perdue » dans la guerre par « les Mérovingiens, les Carolingiens, les Capétiens, les Bonaparte, la IIIe République »2. Ce que l’on commence seulement à mesurer, c’est à quel point ce lien renoué dans la peur de la guerre – Seconde Guerre mondiale, puis guerre froide et guerres coloniales –, n’a cessé depuis lors de s’effilocher. Jusqu’au point de non-retour ?

Le candidat à la présidentielle et député Jean-Lassalle dénonce la qualité des débats et discours politiques de la campagne présidentielle 2022, le 23 février 2022

Plusieurs signes sont là qui ne peuvent nous tromper – bien qu’il faille, comme pour toute chose, les lire avec prudence. Ainsi de la lente érosion du score des présidents au premier tour de la présidentielle, de De Gaulle, qui avait rassemblé sur son nom 37 % du corps électoral en 1965, à Macron, qui en rassembla 18 % en 2017, en passant par l’étiage de Chirac, dont la candidature en 2002 n’avait réuni que 16 % des inscrits, dans une configuration exceptionnelle d’abstention et de démultiplication des candidatures, permettant incidemment à Le Pen père d’atteindre le second tour. Plus du reste que les scores, pris « brut de fonderie », ces éléments de contexte sont particulièrement éclairants : l’éclatement des candidatures, le fléchissement de la participation… sans parler du formidable désintérêt de pans entiers des jeunes générations pour la politique institutionnelle, qui n’a d’égal que leur formidable engagement dans toutes les causes qui doivent faire du monde de demain un monde plus juste et plus vivable.

Aujourd’hui encore, des candidats, des mouvements, des franges de l’« électorat » tenants d’une conception plus ou moins archaïque, plus ou moins monocratique, plus ou moins à droite du pouvoir, attribuent cette évolution à l’absence de candidat « naturel », à une prétendue crise du leadership. En d’autres termes, pour plagier Chateaubriand, il n’y aurait plus de main assez vertueuse pour guérir les écrouelles3. Le doute, ou du moins le flottement perceptible dans l’opinion, la défiance sensible, croissante, envers les institutions et la politique, auraient ainsi pour cause unique l’absence de « chef véritable », pour reprendre une expression gaullienne. Qu’un vrai chef (un « vrai mec » ?) se présente, et nous verrons ce que nous allons voir. Voilà, en somme, la société retournée en enfance, condamnée à attendre, pour parler avec les mots de Tolkien, le « retour du roi ».

À rebours de cette explication, j’incline à croire que ces phénomènes ne sont pas le fruit du désamour, mais de l’incroyance ; qu’ils annoncent moins une rupture passagère qu’ils ne témoignent d’une incrédulité profonde, potentiellement constructive, et, en tout état de cause, profitable. Le dégagisme n’est pas une mode : c’est une disposition profonde de l’esprit démocratique. Et en France, cette disposition se manifeste singulièrement, parce que le type de pouvoir, formellement démocratique, factuellement plébiscitaire, qui organise l’essentiel de sa vie politique officielle, est passé au crible du doute et de la critique ; parce que, de la même façon que, après Louis XV, on commença à cesser de croire au roi, on commence de nos jours à cesser de croire au président. « C’est […] l’opinion qui crée le magicien et les influences qu’il dégage. C’est grâce à l’opinion qu’il sait tout, qu’il peut tout », a écrit Marcel Mauss4. Tout en se gardant de « transporter les Antipodes à Paris », pour reprendre une expression de Marc Bloch, tout en faisant donc le départ entre la « magie », au sens propre, telle que l’a mise en évidence l’anthropologie dans des sociétés très différentes des nôtres, et la coloration « magique » de notre régime constitutionnel, on peut tirer de cette observation un enseignement pour le présent. On peut ainsi supposer que l’opinion est en train, sinon de détruire le magicien qu’elle avait créé en acceptant les augures de la Constitution de 1958, du moins de se déprendre de ses influences. 

À quelques semaines de la présidentielle – qui excita par le passé tant d’ambitions, qui suscita tant de débats – et au cœur, si l’on peut dire, d’une campagne atone, anémiée, hantée par tant de spectres, tout semble annoncer la dissipation des antiques croyances. Un « choc d’abstention » aura-t-il lieu, par lequel la société affirmerait, négativement, toutes les ressources qu’elle porte en positif pour se déterminer elle-même ? Peut-être d’autres événements interviendront, peut-être d’autres magiciens faillis, d’autres inquiétants prestidigitateurs seront nécessaires, hélas !, pour venir à bout des vieilles lunes. Mais à l’échelle de l’histoire, nous approchons du but.

Alphée Roche-Noël

1Je n’en dirai pas plus ici sur cette décision gravissime, emblématique entre toutes de l’hubris présidentiel, de la confiance folle dans la pérennité de l’État, qui mériterait cependant des océans d’encre indignée, des tombereaux de plume protestataire, tant elle aura pour effet d’exposer les populations des siècles à venir, qui vivront sur « notre » territoire, à une situation de grand danger.

2. Charles de Gaulle, Mémoires d’espoir, Paris, Plon, 1970.

3. Cité par Marc Bloch dans Les Rois thaumaturges, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des histoires », [1924], 1983, p. 404.

4Esquisse d’une théorie générale de la magie, extrait de l’Année sociologique, 1902-1903, en collaboration avec H. Hubert, in Sociologie et anthropologie, Paris, PUF, « Quadrige », [1950] 2003, p. 33.

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