« Face au Macro-lepénisme » par Yoan Gwilman

03/12/2020

La conception du pouvoir d’Emmanuel Macron se distinguant désormais à grand peine de ce qu’aurait été sa pratique par Madame Le Pen, il est permis de s’interroger sur le devenir de la notion de « front républicain », qui avait permis au candidat d’En Marche de se faire élire. Le concept de « Macro-lepénisme », inventé par Emmanuel Todd, permet de penser le désastre que le pays est en train de vivre

 

Est-il une menace plus déroutante pour les libertés en France (d’information, d’opinion, de croyance, d’éducation, d’association, de manifestation et de contestation) que le mandat actuel d’Emmanuel Macron ?

En mai 2017, à la veille du second tour de la présidentielle opposant Emmanuel Macron à Marine Le Pen, l’historien Emmanuel Todd s’étonnait : « Quand même, vous allez un peu vite en besogne. Vous semblez partir du principe que Macron n’est pas une menace pour la démocratie. Il y a un risque pour la démocratie avec le Front National, et je pense tout à fait qu’il y a un risque pour la démocratie avec Macron, parce que si Macron… si les gens d’en haut arrivent à faire élire leur chose à eux, ils vont avoir une tête comme un chou-fleur ! Tout va être permis !  » (1).

En mai 2017, voter Macron au deuxième tour de l’élection présidentielle avait effectivement pu apparaître à bon nombre d’observateurs comme suffisamment « rassurant » pour appeler avec aplomb à « faire barrage à Marine Le Pen » (2). Trois ans plus tard, nous ne connaissons encore précisément ni le programme ni la liste des candidats à l’élection présidentielle de 2022, qu’avant même le premier tour la menace de voir Marine Le Pen accéder au pouvoir semble déjà devoir céder le pas devant une menace d’un genre nouveau : le « Macro-lepénisme ».

Ce concept, avancé par Todd à la suite du mouvement des Gilets jaunes, selon lequel « la police cogne pour Macron et vote pour Le Pen » (3), a certes valu à son auteur d’être immédiatement qualifié de « connard » par Bruno Questel, député En Marche (4). Il n’est pourtant pas besoin de faire référence à l’affaire Michel Zecler et aux terribles révélations récentes de Loopsider, pour estimer que la loi « Sécurité globale » défendue par le gouvernement avec l’assentiment du Rassemblement national, parmi d’autres mesures, n’est pas sans évoquer cette hypothèse d’un axe « Macron-Le Pen », dont la collaboration apparaît de plus en plus clairement dirigée contre la population. (5)

Emmanuel Todd, historien et démographe

Quand Macron parle de « Grand remplacement »

Avant de discuter de la menace que ferait peser le couple Macron-Le Pen sur la société française, il convient de revenir sur l’idée d’un Macron, par définition, opposé à Marine Le Pen. (6)

Dans un entretien accordé à QG, le journaliste Marc Endeweld, auteur du Grand manipulateur, enquête sur les réseaux secrets de Macron, rappelle que, pour qui a, comme lui, travaillé sur l’ascension du Président « le virage autoritaire de Macron n’est pas une surprise ». (7) Plus surprenant, peut-être, pour qui croyait à l’argument d’un Macron « multiculturaliste » opposé à une Le Pen « xénophobe », Marc Endeweld révèle durant cet entretien quelques confidences sans doute plus inattendues :

« Des collaborateurs de l’Elysée ont confié à plusieurs de mes sources que ces derniers mois, notamment sur la question de l’immigration, Emmanuel Macron n’hésitait pas, devant ses collaborateurs à reprendre des formules d’Eric Zemmour ou de Renaud Camus pour parler de la formule du « grand remplacement »’. Emmanuel Macron, auprès de ses collaborateurs, ne cesse semble-t-il d’être obsédé par ce qu’il appelle lui-même le grand remplacement.« 

Que cet usage présidentiel de la rhétorique d’Eric Zemmour et Renaud Camus corresponde à une conviction intime, ou vise seulement à « draguer » un électorat de la droite la plus extrême, le point important à relever est que nous nous trouvons loin ici du narratif de mai 2017. Non, Emmanuel Macron n’est pas le visage inversé de Marine Le Pen. Qu’en est-il de la réciproque ?

Le Pen valide les mesures du gouvernement

Un autre lieu commun hérité de la campagne présidentielle de 2017, serait que Marine Le Pen serait elle aussi le négatif absolu d’Emmanuel Macron. Pourtant, n’est-ce pas le Rassemblement national qui vient de se montrer favorable à l’Assemblée nationale au projet pourtant plus que controversé de loi dite de « Sécurité globale » ? (8)

Selon Sébastian Roché, directeur de recherche au CNRS et spécialiste des relations entre police et population : « La plus grande révolution dans le mécanisme de contrôle de la police et de la gendarmerie, c’est l’introduction des téléphones mobiles, et donc le fait que tout un chacun puisse à chaque moment filmer ce qui se passe autour de lui. En Belgique, aux Pays-Bas, en Finlande, au Danemark, ou en Allemagne, ce droit n’est pas limité. (…) La qualité de la police dans un pays démocratique digne de ce nom passe par un meilleur contrôle de son action par les citoyens. C’est tout l’inverse que propose la loi dite de Sécurité globale.  ». (9) Ce constat, empirique et documenté, n’a pourtant pas empêché le Rassemblement national de voter cette disposition. Au contraire, Marine Le Pen salue un projet qui « va dans le bon sens » et ne mérite « ni excès d’opprobre » et « ni excès d’honneur ». (10)

Ce genre de convergence de vues entre le gouvernement et les députés frontistes sur des questions pourtant extrêmement polarisantes a de quoi interroger sur l’efficacité du « front républicain » de mai 2017, tant la conception du pouvoir du chef de l’Etat peine de plus en plus à se distinguer des craintes de ce qu’aurait été une pratique du pouvoir par madame Le Pen. (11)

Le 22 novembre, dans un appel confié à Mediapart, trente-trois personnalités de la société civile ayant voté pour Emmanuel Macron en 2017, au premier ou au second tour, lui demandent le retrait des projets de loi dites « Sécurité globale » et de « Séparatisme » (devenue « Loi confortant les principes républicains »). Selon les signataires, parmi lesquels on trouve des gens aussi différents que la dramaturge Ariane Mnouchkine, le politologue Olivier Roy, le député et mathématicien Cédric Villani ou encore l’ex-footballeur Lilian Thuram, ces lois installent « ce dont l’extrême-droite néo-fasciste rêve : un État autoritaire où l’État de droit devient un État de police, criminalisant les mobilisations de la société et certaines revendications populaires. ». (12)

Nous savions qu’un policier sur deux se rangeait du côté de la candidate malheureuse au second tour de la présidentielle de 2017, tout le monde sait désormais qu’entre la police et la société civile, le Rassemblement national se range du côté des forces de police… et du gouvernement. (13)

De nouveau, nous voilà bien loin des évidences du « front républicain ».

Projection du vote Macron sur France 2 au soir de son élection en 2017

Le « Macro-lepénisme », enjeu tragique du premier tour de l’élection présidentielle

Ce que semblent craindre les signataires de l’appel publié par Mediapart aussi bien que les manifestants, souvent jeunes et d’origine sociale manifestement variée, de la « Marche des libertés » du 28 novembre dernier, c’est la menace d’une transformation de la France en un système autoritaire. Dans ce contexte d’inquiétude croissante, si les récentes mesures défendues par le gouvernement relèvent du « Macro-lepénisme », collaboration entre une force publique en roue libre et « une haute bureaucratie, incompétente, un peu folle, et sadique » (14), comment envisager 2022 ?

Certes, beaucoup de ceux qui ont élu Emmanuel Macron en mai 2017 n’y croient plus. La preuve, son électorat a changé, a vieilli, s’est droitisé. (15) Macron a perdu jusqu’aux jeunes diplômés qui avaient pu trouver en lui un candidat séduisant, et qui ont cru bon – non sans illusions – devoir se réfugier dans le vote EELV aux dernières européennes, suite à la répression ultraviolente du mouvement des Gilets jaunes. (16)

Mais ces signes d’agitation nouvelle ne sont pas franchement rassurants. Car, si même des gens qui sont pourtant loin d’être des « gauchistes » et qui ont voté pour Emmanuel Macron au premier, ou au second tour, pour faire « barrage à l’extrême-droite » se mettent aujourd’hui à écrire que ce que fait le gouvernement revient à instaurer « ce dont l’extrême-droite néo-fasciste rêve », on mesure par l’absurde combien la situation n’a eu de cesse depuis – et ne cesse encore aujourd’hui – de se dégrader.

Pureté idéologique, abstention massive, engagement désabusé ? En 2022, il ne faudra pas se tromper de priorité. Pour un grand nombre d’électeurs, il sera sans doute difficile de se montrer trop exigeant au premier tour de la prochaine présidentielle. Le choix qui semble devoir se dessiner pour ceux qui ne veulent ni de Macron, ni de Le Pen, oriente vers un « dégagisme » sans illusion au bénéfice d’un candidat présidentiable qui ne fait pas rêver, ou bien à devoir à se préparer à subir avec résignation une nouvelle séquence de « Macro-lepénisme » qui confine au cauchemar.

Autant il apparaîtrait audacieux de prédire ce que choisiront les Français, autant il est difficile de connaître quelle sera la candidature qui retiendra l’attention, autant il apparaît tristement prévisible qu’à la différence d’avril 2017, l’élection présidentielle de 2022 ne laissera le choix, dès le premier tour, qu’entre un mauvais choix, et une catastrophe.

Yoan Gwilman

Yoan Gwilman est chercheur-enseignant, et animateur sur QG

[1] Arrêt sur images, 28 avril 2017, « Todd : je prends le risque je vais m’abstenir dans la joie »

[2] Mediapart, 5 mai 2017, « Battre Le Pen, et ensuite? Vendredi, soirée spéciale avec Emmanuel Macron »

[3] https://www.france.tv/france-5/c-politique/c-politique-saison-11/1160123-c-politique.html ; https://www.france.tv/france-2/on-n-est-pas-couche/on-n-est-pas-couche-saison-14/1151777-on-n-est-pas-couche.html

[4] https://twitter.com/FallaitPasSuppr/status/1224371986077491203?s=20

[5] Loopsider, 26 novembre 2020, « Cette folle scène de violences policières aurait pu rester cachée »

[6] France info, 26 juin 2017, « La Macronmania à Bruxelles »

[7] QG, 23 novembre 2020, Marc Endeweld, « Le virage autoritaire de Macron n’est pas une surprise »

[8] Basta mag, 23 novembre 2020, « Loi sécurité globale : la droite et l’extrême droite accompagnent le gouvernement dans sa dérive autoritaire »

[9] Sebastian Roche (sociologue de la police): «plus la police est contrôlée, meilleure est la police»

[10] Le Monde, 20 novembre 2020, « Diffusion des images des forces de l’ordre : l’article 24 de la loi « sécurité globale » adopté par l’Assemblée nationale »

[11] Libération, 6 et 7 mai 2017, « Faites ce que vous voulez mais votez Macron »

[12] Les invités de Mediapart, 22 novembre 2020, « Monsieur le Président, nous n’avons pas voté pour ça »

[13] IFOP – Jérôme Fourquet, 16 juillet 2019, « Pour qui votent les casernes ? »

[14] TV5 Monde, L’invité, 23 juillet 2020, Emmanuel Todd publie « Les Luttes de classes en France au XXIe siècle »

[15] Europe 1, 23 août 2020, Jérôme Fourquet, « Les soutiens d’Emmanuel Macron ne sont plus les mêmes qu’il y a trois ans »

[16] Ifop, 19 septembre 2019, Jérôme Fourquet, « Les ressorts du vote écologiste aux européennes »

3 Commentaire(s)

  1. D’accord avec ainuage la fin est quasiment la défaite annoncée…. Le choix ne sera pas mauvais mais bon !, qui « dégagera » les présents.

    D’autre part, je cite l’article :  » ces lois installent « ce dont l’extrême-droite néo-fasciste rêve : un État autoritaire où l’État de droit devient un État de police, criminalisant les mobilisations de la société et certaines revendications populaires. » Ceux qui fabriquent ces lois iniques et les font voter par leurs troupes aux ordres, sont tout autant ( responsables et coupables puisqu’ils ont les leviers ) ceux qui en en ont rêvé.
    Maintenir l’opposition Macron/Lepen, c’est faire le lit de la rivière à castors pour 2022…

    D’où la nécessité de choisir résolument notre candidat et de voter pour lui, et pas à reculons.

    p.-s. et bon rappel de Todd.

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