En l’espace d’un an, la dette de l’Etat a augmenté de près de 400 milliards d’euros, soit plus de 21% du PIB environ. Elle devrait encore augmenter au minimum de 280 milliards d’euros, selon les prévisions de la loi de finances pour 2021. Encore ne s’agit-il ici que de la dette de l’Etat, et non de la dette publique au sens large, c’est-à-dire de l’ensemble des administrations publiques (Sécurité sociale et collectivités locales notamment). Cette augmentation spectaculaire a relancé le débat sur son annulation ou son « allongement » avec d’autant plus de force que la Banque centrale européenne (BCE) a racheté massivement des titres de dette publique auprès de ses détenteurs privés en échange d’argent frais, de liquidités.
Des économistes ont récemment signé une pétition appelant à l’annulation de la dette publique rachetée par la BCE qui en détiendrait près de 30%. Des voix aussi inattendues que celle de M. Alain Minc se sont jointes à cet appel en proposant de transformer cette dette en dette « perpétuelle », c’est-à-dire sans échéance et avec des taux d’intérêt faibles, voire négatifs. Comme depuis des décennies, bien que les lignes de fracture politique tendent à se brouiller, le débat oppose donc à nouveau, d’une part, les économistes « orthodoxes », classés plutôt à droite, et partisans du remboursement de la dette par une réduction des dépenses publiques, aux économistes plutôt marqués à gauche, d’autre part, pour la plupart de tradition « keynésienne », suggérant de continuer à s’endetter auprès de la BCE et d’annuler la dette qu’elle détient.
Les premiers expliquent que la dette publique est une mauvaise chose et qu’il faut désendetter le pays (en privatisant et en diminuant les dépenses publiques), quand les seconds relativisent sa gravité : il suffirait, en somme, que la BCE annule cette dette et continue à en racheter pour financer les « investissements d’avenir ». Pour les premiers, elle est un boulet ; pour les seconds une opportunité. Par-delà les fausses oppositions, les deux camps s’entendent pour faire de ce débat un problème quasi moral, aux accents pseudo techniques, qui nous fait pourtant passer à côté de l’essentiel : la dette publique n’est ni un mal ni un bien en soi. Son existence même et son augmentation continue depuis quarante ans sont consubstantielles à l’essor des marchés financiers. S’attaquer vraiment à la dette publique exige donc de s’attaquer directement aux fondations de l’ordre financier capitaliste. Il faut bien comprendre ce point très important et, pour cela, articuler notre raisonnement autour de quatre questions avant d’en tirer toutes les conclusions : 1/ Pourquoi la dette publique ne cesse-t-elle d’augmenter depuis quarante ans dans de telles proportions ? 2/ La France est-elle le seul pays à être si endetté ? 3/ Pourquoi les gouvernements successifs n’ont-ils jamais eu l’intention de diminuer le montant de la dette ? 4/ Pourquoi le débat sur l’annulation de la dette publique est-il insuffisant ?

1/ Pourquoi la dette publique ne cesse-t-elle d’augmenter depuis quarante ans dans de telles proportions ?
En l’espace de quarante ans, l’encours (le stock) de dette publique est passé de 20 à 120% du PIB. Depuis 1976, le Parlement (en réalité, le gouvernement et son administration) n’a plus adopté un budget à l’équilibre, preuve, selon les néolibéraux, de l’incurie de l’Etat et de l’augmentation incontrôlée des dépenses.
A/ Il est vrai que les dépenses publiques ont augmenté, d’environ + de 10% depuis quarante ans : de 1982 à 2019, leur part dans le PIB est passé de 50 à 55%. Cette hausse est en grande partie liée aux mesures destinées à amortir les effets des crises successives du capitalisme (chômage de masse, précarité, etc.) à travers le développement des « plans d’aide » et autres « minima sociaux » (RMI/ RSA, allocations diverses), mais aussi à accompagner l’augmentation des dépenses de la Sécurité sociale liées au vieillissement et à la hausse des coûts de soins médicaux notamment.
La hausse de la dette publique s’est accélérée lors des épisodes de crise du capitalisme (début des années 1990, 2008-2010 et 2020) pour amortir les chocs mais elle n’a jamais vraiment diminué, sauf au tournant du siècle dernier grâce à une croissance exogène essentiellement portée par le développement des nouvelles technologies de la communication (les fameuses « années Zidane ») et des mesures dites « procycliques », notamment à travers la réduction du temps de travail qui, conjuguée à son annualisation, a permis au patronat d’augmenter la productivité du travail.
Sur la même période (1982-2019), le taux de prélèvements obligatoires (rapport impôts et cotisations sociales/ PIB) n’a guère augmenté (+ 2% de PIB), et a même diminué s’agissant des recettes de l’Etat, sous l’effet de la multiplication des « niches » fiscales et du transfert de compétences et de fiscalité aux collectivités locales. C’est ce qu’on appelle « l’effet-ciseau » : lorsque les recettes sont continuellement inférieures aux dépenses, des déficits s’accumulent chaque année qu’il faut financer par de l’endettement. Les plus récentes baisses d’impôt (2017) ont clairement pour objectif de diminuer l’imposition du capital pour attirer des capitaux en France, à la suite du Brexit notamment. Petite parenthèse : le taux de prélèvements obligatoires ne reflète pas tant la « pression fiscale » – celle-ci se calcule différemment – que le degré de « socialisation » d’une économie. En France, ce taux est plus élevé qu’aux Etats-Unis car nous nous sommes dotés à la Libération d’organismes de Sécurité sociale (22% du PIB) assis sur un système par répartition, contrairement aux Etats-Unis. Les Américains ont certes moins de prélèvements obligatoires mais doivent souscrire, pour financer leurs dépenses de santé et leurs retraites, des contrats d’assurance privés dont les « cotisations », par la magie de la rhétorique, ne sont pas considérées comme « obligatoires ». C’est vrai, rien ne vous interdit de vouloir mourir plus jeune… Au passage, vous noterez qu’on ne parle jamais de « charges » s’agissant des assurances privées, mais bien de « cotisations ».
B/ Structurellement, la dette publique a augmenté mécaniquement en raison de ses intérêts cumulés. Il s’agit de « l’effet boule de neige », bien connu des étudiants en économie : quand les taux d’intérêt réels (les taux auxquels la dette est émise, pondérés de l’inflation) sont supérieurs au taux de croissance, le « service de la dette » augmente mécaniquement. L’inflation, ici, est une donnée importante. Après la guerre, la dette publique a fondu comme neige au soleil car l’inflation était supérieure aux taux d’intérêt nominaux. En clair, pour reprendre la célèbre expression de Keynes, les rentiers – ici, les créanciers de l’Etat – se sont fait « euthanasier ». Or, à partir des années 1980, sous l’effet de la concurrence que les Etats se livraient pour attirer les capitaux dans leurs pays, ces derniers poursuivirent des politiques réglementaires, fiscales et monétaires visant, pour l’essentiel, à offrir un bon rendement aux capitaux investis en maîtrisant l’inflation, au moyen notamment de la désindexation des salaires et surtout de l’indépendance des banques centrales qui se voyaient fixer comme objectif principal, sinon exclusif, la maîtrise de l’inflation. Pour s’assurer que les créanciers de l’Etat ne seraient pas spoliés, des titres de dette publique (obligations) indexés sur l’inflation ont même été créés, tels que les OATi (Obligations Assimilables du Trésor indexées) mises sur le marché par l’ancien ministre de l’Economie et des Finances, M. Dominique Strauss-Kahn, sous le gouvernement Jospin.

2/ La France est-elle le seul pays à être si endetté ?
L’endettement de la France est souvent pointé du doigt et on se souvient qu’en 2009 notre pays n’était pas loin de rejoindre le club des « PIGS » désignant les pays « impécunieux » d’Europe du Sud. Dans d’autres pays, comme le Royaume-Uni ou les Pays-Bas, la dette publique n’a certes pas augmenté dans de telles proportions, mais là encore, attention aux apparences. Si la dette publique est relativement moins élevée dans ces pays, leur taux d’endettement privé (ménages et entreprises) est, lui, bien plus élevé qu’en France. Or, une partie de cette dette privée est « titrisée », c’est-à-dire transformée en actifs financiers négociables sur les places financières (Cf la crise des crédits hypothécaires dits « subprime », à l’origine de la déflagration de 2008). Ainsi, en France ou au Japon, l’Etat s’endette pour amortir le choc des crises alors qu’au Royaume-Uni ou aux Pays-Bas, ce sont davantage les ménages et les entreprises qui s’endettent, mais, au fond, cela revient au même : tout le monde est endetté. Or, pour les détenteurs de capitaux, la crise de l’endettement, qu’il soit privé ou public, constitue une formidable opportunité pour accroître, avec le soutien des Etats, leur emprise sur nos sociétés.
En caricaturant à peine, on pourrait dire que, lorsqu’un Américain se retrouve au chômage, il hypothèque sa maison ou contracte auprès d’une banque un prêt qu’il devra rembourser. Un chômeur en fin de droits en France touche, lui, des minima sociaux mais, contrairement à une idée répandue, il devra, lui aussi rembourser ce qui n’est au fond qu’un prêt de l’Etat, puisqu’il devra s’acquitter de la TVA ou des droits sur le tabac et l’alcool. En France, si les plus modestes ne paient pas d’impôt sur le revenu, ils versent bien des impôts à la consommation qui représentent plus de la moitié des recettes fiscales de l’Etat. Rapporté à leurs « capacités contributives », le taux d’impôts dont s’acquittent les ménages les plus modestes est en réalité d’autant plus élevé qu’ils ne bénéficient pas dans les mêmes proportions que les plus riches, de cadeaux fiscaux destinés, comme chacun sait, à « faire ruisseler » l’argent. C’est pourquoi on parle en France d’un système d’imposition « régressif », par opposition à la « progressivité » de l’impôt.
Dans ce tableau, un cas particulier doit être relevé, l’Allemagne, dont les taux d’endettement privé et public sont relativement plus faibles, car ce pays retire, grâce à une politique mercantiliste rendue possible par l’euro, d’énormes excédents sur ses voisins (comme la France), un peu comme la Chine avec le reste du monde : elle comprime la demande interne en finançant son industrie exportatrice par une compression des coûts dans les services et l’investissement public. Ne nous étendons pas sur ce sujet très documenté qui fait désormais l’objet d’un relatif consensus entre économistes et interroge les fondations bancales de la zone euro qui, en l’absence de changements profonds mais peu probables, est condamnée.

Autre cas particulier, les Etats-Unis qui, grâce à la puissance du dollar (principale monnaie de réserve et d’échange dans le monde), peut se permettre de s’endetter sans trop se soucier de son niveau d’endettement grâce à un énorme chantage sur les détenteurs de sa dette, les Chinois notamment, mais pas seulement. L’Irlande, par exemple, achète beaucoup de dette américaine car les GAFAM qui y ont installé leur siège pour des raisons d’optimisation fiscale placent une partie de leurs excédents en bons du Trésor américain. Les Etats-Unis ont même intérêt, en un sens, à continuer à s’endetter car c’est ce qui leur permet, en arrosant les principales économies en bons du Trésor, de maintenir la puissance de leur monnaie et de contraindre ainsi le monde entier, y compris leurs « alliés » (tels que la France), à se ranger sous la contrainte derrière les sanctions qu’ils imposent aux pays qu’ils veulent soumettre (Cuba, Venezuela, Iran, Russie, et bientôt Chine).
La façon la plus efficace pour les Européens de contrer la puissance du dollar consisterait à constituer un vrai marché d’« eurobonds », c’est-à-dire des titres de dette publique émis au nom et pour le compte de l’Union européenne. Pour y parvenir, encore faut-il approfondir, comme le souhaitent la Commission européenne et la France en particulier, le marché européen de capitaux, c’est-à-dire l’unifier, l’harmoniser, mais surtout surmonter l’opposition de l’Allemagne qui ne veut pas mutualiser sa dette avec celle d’Etats plus endettés, comme l’Italie, même si ses épargnants tirent profit des taux plus élevés des dette italienne ou espagnole (les fameux « spreads ») pour tirer un meilleur rendement de leur épargne. Dans ce domaine, le gouvernement hollandais, confronté à une baisse du rendement des retraites servies par les fonds de pension aux retraités néerlandais en raison de la baisse des taux, brille par sa duplicité.
Alors même que les gouvernements rabâchent sur tous les tons depuis trente ans qu’il faut désendetter le pays, pourquoi la dette publique n’a-t-elle en réalité jamais diminué? Parce qu’il n’a jamais été dans leur intention de diminuer le montant de la dette ; et là, nous entrons dans le vif du sujet.
À suivre…
Marc de Sovakhine
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Marc de Sovakhine est le pseudonyme d’un haut fonctionnaire
Merci pour vos différentes vidéos et publications. Bonne continuation, bonne résistance. Face à TOUS ces neoliberaux, introduits en France par, certes la droite, mais surtout par qqs dirigeants du PS, masqués par l’étiquette « socialiste ». Dont à la fin, leur prétendu engagement n’aurai été qu’un besoin de réussir une carrière exclusivement personnelle. Cela a appauvrit en final les citoyen.nes au profit de qqs milliardaires, ou très gros gestionnaires de fonds financiers privés, defiscalises délocalisées mondialisés optimisés carbonés. Que des destructeurs des institutions et des COMMUNS, durement acquis historiquement par les luttes citoyennes et democratiques. Et dire que celà est le résultat d’une manipulation diabolique de qqs hauts fonctionnaires Énarques politisés et instrumentalisés par les neoliberaux, des milliardaires contrôlant les principaux médias mainstream … dont les richesses n’ont été que des détournements des ressources publiques. Politique qui a aggravé les masses des DETTES (1/3 publiques et 2/3 privées), prétendant financées la croissance, jamais revue depuis près de quarante ans.
Avez-vous vu la vidéo dans la chaîne de Thinkerview, avec l’entretien RAPHAËL ROSSELLO, ex banquier d’affaires qui donne qqs informations utiles sur la situation actuelle, et qu’il observe depuis près d’un demi-siècle, tant en France que dans le monde. Ils également publié un livre.
Et ne sais pas si QG pourrait l’inviter pour le confronter à qqs économistes ou autres. Car il affirme avec forces et arguments construits que la croissance depuis la fin des années 70 a été financée que par les dettes, ouvrant la voie à une économie financiarisee, de plus en plus HORS sol, accélérant les DETTES et gravement les inégalités sociales et mêmes politiques….
A la fin il redit qu’il ne croit pas à la croissance et qu’il ne travaille à la recherche et à l’établissement d’indicateurs liés à la PÉRENNITÉ.
Aimerais connaître vos avis si possible après avoir pris connaissance de son livre et de la vidéo, en libre accès à Thinkerview.
Merci par avance.
Bonne continuation.