CONTRE-POUVOIR: « Une vie politique violente », par Alphée Roche-Noël

29/06/2021

Après quatre années d’un macronisme marqué par la répression des populations, la violence physique et symbolique a fait irruption dans la campagne des régionales. La centralité même de la présidentielle dans la 5ème République actuelle, dont le principe repose sur la désignation d’un César et l’écrasement des contre-poids à son pouvoir, fait de notre vie politique une vie violente. Tel est le sujet de chronique « Contre-Pouvoir » d’Alphée Roche-Noël cette semaine sur QG

Dans son roman Une vie violente, Pasolini raconte l’existence brève et brutale de Tommaso, jeune des quartiers populaires de Rome, né dans l’après-guerre. Confronté à la pauvreté, au désœuvrement qui corrompt, Tommaso entraperçoit la politique, de loin en loin. De sa fascination affichée pour Mussolini à son adhésion au Parti communiste, elle lui apparaît successivement comme un moyen de s’affirmer dans sa bande et de s’élever dans la société. Elle dessine aussi un chemin de progression personnelle, de la violence intrinsèque du fascisme à la recherche d’une action solidaire, porteuse de sens. Si la politique est ici un élément de contexte, on peut aussi y voir une mise en abîme de la « vie violente » du protagoniste. Certainement, la vie des bas-fonds romains est violente… mais l’État, mais les partis ne le sont-ils pas également ? 

Justement, après quatre années d’un mandat présidentiel marqué par une répression cruelle des populations (classes populaires, Gilets jaunes, manifestants en général), la violence, symbolique et physique, a fait irruption dans la campagne des régionales. Il y a eu l’épouvantable vidéo du YouTubeur fascisant Papacito ; il y a eu la gifle de Damien Tarel au président de la République. L’un s’attaquait aux « gauchistes », l’autre souffletait les institutions, au cri réactionnaire de « Montjoie, Saint-Denis ». Dans l’épisode de la gifle, de nombreux observateurs ont décrit un symptôme de la violence que l’on croit voir partout dans la société et que l’on dit, probablement à raison, amplifiée par les réseaux sociaux (1). C’était dédouaner un peu vite la politique elle-même – dans son acception politicienne, électoraliste, virile et brutale – de sa responsabilité dans l’exacerbation des tensions sociales. 

Arrestation de Damien Tarel, auteur de la gifle à Macron, le 8 juin 2021

Il peut certes paraître déplacé d’affirmer que la politique, dans une démocratie formelle, peut générer de la violence, lorsque le droit de vote est menacé en de si nombreux endroits du monde. Songeons au Mexique, où les scrutins du printemps ont été précédés par l’assassinat d’une centaine de candidats. Ceci n’est qu’un exemple parmi beaucoup d’autres, si bien qu’au total, les pays dans lesquels le processus électoral se déroule dans des conditions apparentes de liberté et de sincérité sont la minorité. Sur ce sujet, il faut donc avancer avec nuance, en gardant à l’esprit que si le mieux existe sans doute, le pire, lui, est partout autour de nous. Cette prudence ne saurait cependant nous empêcher de réfléchir, en commençant par considérer que, rien de ce qui touche au pouvoir n’échappant à la violence – physique ou verbale ; comme fin, comme moyen ou comme effet –, l’élection, en tant que compétition pour le pouvoir, comporte nécessairement sa part inhérente de violence.

Bien sûr, il serait utopique, voire contreproductif, d’imaginer une collectivité humaine où les idées s’échangeraient dans des débats constamment pacifiques. Lorsque les intérêts sont divergents ou antagoniques, les conflits – comme luttes de classes – ne sont jamais loin ; et ils peuvent être sains, pour autant qu’ils ne soient pas créés artificiellement. En restant pragmatique, il paraît toutefois possible d’imaginer toute une gamme de mécanismes, dans les registres de la démocratie directe comme représentative, qui laissent les conflits nécessaires faire leur œuvre, tout en prévenant les formes discursives inutilement virulentes et polarisantes. Ces mécanismes, dont le point commun est de décorréler le plus possible les choix communs des enjeux de pouvoir, ont toujours avantage à être articulés ensemble, à s’équilibrer les uns les autres. Je n’en ferai pas ici le catalogue et renverrai aux récents mouvements sociaux qui, ces dernières années, les ont revendiqués face à une « démocratie » de plus en plus oligarchique, face à une « élite » dont les vues n’ont guère évolué depuis le XIXe siècle.  

Alliance politique d’Audrey Pulvar (PS), Julien Bayou (EELV), et Clémentine Autain (LFI) en Île-de-France au second tour des régionales en juin 2021

Ceci dit, j’en reviens au caractère hautement polarisant de la politique, en formulant cette hypothèse qu’il tient moins au principe de l’élection qu’à sa centralité. De fait, sous nos latitudes, tout ou presque est réglé par des compétitions entre des partis et des individus dont la principale raison d’être est d’accéder au pouvoir. Ceci ne peut pas être sans conséquence sur nos propres manières de voir, a fortiori lorsque le « jeu politique » est à ce point perturbé que les formations en lice n’hésitent pas à développer des stratégies de plus en plus cyniques en pensant ainsi séduire les électeurs. Dans ce miroir déformant, la société ne peut pas se voir telle qu’elle est : elle ne peut se voir que telle qu’elle est grimée, contrefaite par des discours dont la logique se déploie selon un rythme qui ne lui est pas naturel – le calendrier électoral. 

Reposant entièrement sur la désignation du « César », notre régime constitutionnel fait jouer à plein ce ressort. Le « président arbitre », « au-dessus des partis », était déjà un mythe du temps de De Gaulle, de l’UNR et du SAC ;  il l’est plus encore depuis que le quinquennat et l’inversion du calendrier électoral ont fait de ce monarque républicain un véritable chef de clan. Or, si l’élection est violente à la mesure de ses enjeux, à la mesure de sa charge symbolique, à la mesure des forces et des ambitions qui s’y confrontent, alors, il n’est pas surprenant que l’élection présidentielle, la seule qui compte, la seule qui affiche des taux de participation relativement considérables (mais jusqu’à quand ?), soit devenue une sorte de culmination de la violence politique. Les régionales ont du reste été totalement aspirées dans ce maelström ; on en a vu le résultat. 

Une abstention massive a marqué les élections régionales 2021 avec un taux de 65,7% au second tour. Source : Ipsos

À ce stade de mon raisonnement, je sens qu’il serait profitable de donner, en peu de mot, un exemple concret du phénomène que j’essaie de décrire. Je prendrai le plus emblématique : celui de l’émergence, dans le débat public, du registre fantasmatique de la guerre civile, comme une sorte d’exutoire démentiel aux tensions qui traversent la société. Jusqu’à une période relativement récente, ce registre était essentiellement mobilisé par les idéologues d’extrême droite. Très loin de la réalité vécue, la pré-campagne présidentielle a contribué à en valider certains thèmes, de façon plus ou moins subliminale. Sans que Le Pen eût eu besoin de trop en faire, sa présence quasi certaine au second tour de la présidentielle avait déplacé la focale sur ses sujets de prédilection ; engagé dans la compétition pour sa reconduction, le pouvoir en place, pourtant élu sur une promesse de libéralisme bon teint, a jugé électoralement opportun de puiser aux mêmes sources. Ainsi, pour éviter le procès du système économique et politique injuste dont il était devenu le meilleur représentant, il a agité le spectre de la guerre de tous contre tous. En lâchant, à l’été 2020, les mots de « séparatisme » et d’« ensauvagement », en en faisant un axe important de ses discours et de sa politique – avec, au passage, des conséquences graves pour les libertés publiques –, il a payé son écot à la brutalisation du vocabulaire et des esprits. Voilà qui nous autorise à nous demander où s’arrêtent les pathologies sociales, et où commencent les prophéties autoréalisatrices. 

Dans cette même veine, on pourrait multiplier les exemples, élargir le regard à l’ensemble des candidats à l’Élysée. Considérer qu’il suffirait d’adopter une posture de modération pour conjurer les effets néfastes de la compétition serait surévaluer le poids des acteurs, sous-évaluer celui des structures ; or, c’est sur ces dernières que l’époque nous invite à réfléchir. 

Il me vient dès lors à l’idée qu’il pourrait être profitable de se donner le temps de penser, à distance raisonnable de ce trou noir de l’intelligence collective qu’est l’élection présidentielle. Le temps d’expérimenter, au plus proche de soi et des autres, une « vie politique » qui soit, le moins possible, une « vie violente », c’est-à-dire qui soit réencastrée dans la vie sociale. Sans doute, en grande partie, l’abstention massive aux régionales a exprimé ce besoin de prendre du recul par rapport à un spectacle aussi délétère que peu ragoûtant. 

Alphée Roche-Noël

(1) Certains ont cru y déceler un caractère propre à la société française, faisant par trop commodément remonter la généalogie de la violence politique à la Révolution, sans voir les siècles de brutalité monarchique qui lui avaient servi de modèle.

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