« Ne pas hurler avec les loups de la démocratie libérale, ni avec l’idéologie bêtifiante du vivre-ensemble »

12/07/2021

La philosophe et poète Odile Nguyen-Schoendorff, directrice de publication de la nouvelle revue l’Ouroboros, répond aux questions d’Aude Lancelin sur la dépolitisation du champ culturel français, les moyens de mener le combat face aux machines à décérébrer, et de faire vivre la beauté et la radicalité dans un monde où tout conspire à les étouffer

Cette semaine, QG rend hommage à L’Ouroboros, merveilleuse nouvelle revue de poésie, de métaphysique et de combat, fondée à l’automne 2020 par Odile Nguyen-Schoendorff et ses proches. Alors que le deuxième numéro vient de paraître, la philosophe et poète, soeur de l’artiste Max Schoendorff (1934-2012), répond aux questions d’Aude Lancelin sur la dépolitisation du champ culturel français, les moyens de mener encore le combat face aux machines à décérébrer, et de faire vivre la beauté et la radicalité dans un monde où tout conspire à les étouffer.

Odile Nguyen-Schoendorff, philosophe et poète, est directrice de publication de l’Ouroboros

QG : Peu de revues tentent aujourd’hui d’allier philosophie, politique et poésie, comme vous le faites, un triptyque autrefois courant, lorsque des revues telles que « l’Internationale situationniste » de Debord, ou même « Tel Quel » existaient. Que s’est-il passé en trente ans pour que l’on assiste à une telle dépolitisation du champ culturel en France ?

Odile Nguyen-Schoendorff : En effet, je viens de le vérifier dans la liste des revues actuelles publiées par « Ent’revues», cette association philosophie, poésie et politique est, hélas, devenue rare, ce que je ne peux que mettre en relation avec un phénomène de dépolitisation, c’est-à-dire de « droitisation » quasi-généralisée. La chute du Mur a consacré « la fin de l’homme rouge », le livre noir du communisme en 1997 a célébré à sa façon les 80 ans de la Révolution russe de 1917, dans notre pays « le programme commun », puis le virage de 1983, et surtout le second mandat de Mitterrand avec la cohabitation, avaient déjà mis fin à l’espérance d’un réel changement, c’est-à-dire à la crédibilité d’un idéal révolutionnaire. On pourrait sans doute remonter beaucoup plus loin pour trouver les causes multiples et complexes de ce phénomène… peut-être aussi une certaine frilosité du parti communiste en Mai 68.

Ce phénomène de dépolitisation s’est accompagné d’un rejet des intellectuels, toujours suspects d’avoir des idées, voire une « idéologie », de « se prendre la tête » avec des idées de « gôche ». Place à la futilité, déjà annoncée par Tocqueville comme un des dangers de la démocratie dans « De la démocratie en Amérique », et auparavant par Jean-Jacques Rousseau dans « Du Contrat social ».

La philosophie s’est autonomisée par force (d’un côté les philosophes engagés « purs et durs », plus ou moins accusés d’être incompréhensibles, les Derrida, les Rancière, les Althusser (dans une moindre mesure Deleuze et Foucault) de l’autre les « nouveaux » philosophes, en fait des pleurnicheurs on ne peut plus ringards. (Glucksmann, Finkielkraut, Bruckner…). La poésie a fui, elle aussi, elle est devenue quelque chose de plus éthéré, de même que la chanson engagée, marginalisée depuis la mort de Ferrat et Ferré. (En poésie, je pense à Yves Bonnefoy, à Jacottet… Exception faite de gens comme Bernard Noël.)

Les seules revues « engagées » me paraissent engagées dans le « sociétal », lié bien sûr avec le social, par exemple ce sont les revues féministes, comme la belle revue récente « La Déferlante ».

Le numéro 2 de l’Ouroboros dans l’atelier de Max Schoendorff à Lyon en 2021

QG : Pourquoi avoir choisi de placer votre revue sous le signe de l’Ouroboros, serpent qui se mord la queue, un symbole que l’on retrouve dans de nombreux univers culturels ?

Le choix de L’Ouroboros s’est imposé à la fois pour son côté esthétique (présent dans de nombreuses et belles représentations médiévales et dans la barbare musicalité du mot), sa richesse magique et sa symbolique universelle. Il traverse quasiment toutes les mythologies et toutes les cultures, où il est un signe d’éternité, non de cercle vicieux. Il signifie pour moi une sorte d’éternel retour fécond, selon l’interprétation que donne Deleuze de « l’Éternel Retour » nietzschéen. Je n’ai réalisé qu’après que c’était un symbole maçonnique. Mais c’est aussi un symbole égyptien, maya, nordique, alchimique, etc.

En outre, en tant qu’animal fabuleux, l’Ouroboros a à voir avec le monstre légendaire et mythologique qu’est le Minotaure, et l’animal étrange qu’est l’Hippocampe (figures éponymes de deux prestigieuses revues pluridisciplinaires avec lesquelles la nôtre souhaite et revendique une parenté.)

QG : Votre revue fait revenir à la lumière des noms confirmés du surréalisme, comme Jean-Claude Silbermann, et tout à l’autre bout du spectre générationnel, elle fait aussi découvrir de jeunes poètes. Quel sens cela revêt pour vous, et comment avez-vous découvert des signatures comme celles Simon Johannin ou des Martin Tronchon ?

Outre la frilosité universitaire et la rigidité idéologique, deux écueils guettent les faiseurs d’associations culturelles et de revues : le vieillisme et le jeunisme. Je déteste les deux : le côté anciens combattants post-soixante-huitards repentis ou nostalgiques, comme l’ouverture niaise et démagogique à tout ce qui est jeune, nouveau, pimpant. Mon seul critère est la qualité de ce qui est proposé, quels que soient le style et le genre. Le mélange des générations, comme le mélange des cultures, me paraît salubre et fécond. Mémoire et inventivité, richesse des rencontres et des métissages.

J’ai connu Simon Johannin grâce à ma fréquentation des librairies : « L’été des charognes », et surtout « Nino dans la nuit » ayant représenté de spectaculaires événements de librairie. La couverture et un grand article de Télérama ont opéré une piqûre de rappel. En outre, le fait que Simon Johannin soit publié par les éditions Allia plaidait en sa faveur. Je venais de faire la rencontre de Gérard Berréby, directeur et fondateur de cette maison à la librairie Michel Descours, où il présentait une exposition de ses « libri feriti, dont certains figurent d’ailleurs dans le numéro 2 de la revue. Contacté, Simon Johannin nous a donné gracieusement des poèmes et textes dramatiques inédits, ainsi que des photos de lui prises par sa femme Capucine.

Le cas de Martin Tronchon est différent. Il était le fils et le petit-fils (très doué en peinture, poésie et musique) d’amis que nous connaissions. Son talent et son destin tragique (le jeune homme est décédé lors d’un accident d’escalade, NDLR) nous ont paru légitimer amplement sa présence dans nos pages. Depuis, un recueil lui a été consacré.

Quant au surréalisme, sa présence s’imposait car j’ai baigné dans cet univers culturel par le biais de mon frère Max Schoendorff, et de l’URDLA, atelier de lithographie et d’édition qu’il a fondé, dans lequel l’influence surréaliste, sans être totalitaire, était bien présente. Mes goûts me portent assez naturellement vers cet univers baroque, subversif, tragique, érotique, onirique, plein d’imagination et d’humour, qui ne saurait se démoder, comme nous tenterons de le montrer dans notre numéro 3 en octobre prochain, et qu’incarne encore, par exemple Jean-Claude Silbermann, dont l’inventivité ne cesse d’être juvénile… Le mélange surréalisme et jeunesse me paraît aller de soi.

Illustration de Fabio Viscogliosi pour l’Ouroboros

QG : Diriez-vous qu’il existe encore une élite culturelle dans ce pays ? Vous citez, dans votre premier éditorial, l’historien et démographe Emmanuel Todd, qui affirme que tandis que la cour jupitérienne se crétinise, le peuple, lui, acquiert toujours plus d’intelligence collective. C’est très juste et néanmoins la question se pose: comment réussir à s’adresser à tous ?

Heureusement, il existe encore une élite culturelle dans ce pays, même si elle apparaît un peu morcelée et que sa visibilité n’est peut-être pas suffisante, au regard de la pseudo-élite que les puissances de la finance et des médias tentent de nous imposer. Emmanuel Todd fait partie de cette vraie élite, lui qui, précisément, a beaucoup réfléchi sur la notion et montre avec pertinence combien les personnalités que l’on nous propose comme charismatiques sont plutôt décérébrées. Il a osé enfreindre un tabou en déclarant qu’Emmanuel Macron n’était « pas très futé« , sans parler de la cour qui le sert.

Les élites de la finance ne sont pas celles de l’esprit, mais elles verrouillent tout de plus en plus. C’est monstrueux dans le domaine des médias. Heureusement, il y a encore d’intéressantes publications, deux ou trois journaux d’opinion et des médias alternatifs, tels QG. Mais il leur faut se faire connaître et entendre, persister et tenir bon, face aux grosses machines dominantes que sont BFM ou CNews.

Publier des livres, des revues comme l’Ouroboros, faire des films, la tâche est rude. Là aussi, c’est le combat du pot de terre contre le pot de fer. Les réseaux sociaux permettent aussi d’élever une petite voix dans le tumulte… Les associations, auxquelles j’appartiens (et je persiste dans cette participation), comme L’Improbable, l’URDLA, les Amis de Roger Vailland etc. déploient aussi courageusement leur activité, même si elle peut paraître microscopique.

Le numéro 2 de L’Ouroboros rend hommage à la philosophe Simone Weil

QG : Max Schoendorff, votre frère, se réclamait d’une espèce de communisme par « anti-anti-communisme ». Est-ce qu’il y a une ligne politique de la revue l’Ouroboros ?

Effectivement, j’aime bien reprendre la proclamation de mon frère Max, qui se disait « communiste par anti-anti-communisme ». Je suis exactement sur la même ligne, l’anti-communisme étant devenu viral, cela me paraît plus que jamais une urgence de résister à ce poison de la pseudo « haine des extrêmes ». S’il y a une ligne politique de l’Ouroboros, c’est bien celle-la. Nous ne hurlerons jamais avec les loups (ou nous ne bêlerons pas avec les moutons) de la démocratie libérale, ni avec l’idéologie bêtifiante et centriste du « vivre-ensemble ». Mais Max se réclamait d’un communisme bien particulier, à la fois aristocratique et libertaire, jamais encarté dans aucun parti. « Il est libre, Max » titrait un journaliste bien inspiré… Il y a à l’Ouroboros une ligne « de gauche », humaniste, progressiste, donc résolument anti-capitaliste et, c’est un pléonasme, anti-macronienne. Pas de sectarisme en revanche. Si la droite et l’extrême-droite n’y sont pas les bienvenues, certains auteurs « roses » plus ou moins pâles peuvent y figurer, et y ont déjà figuré, pourvu qu’ils y apportent un propos ou un talent plastique intéressant. Beaucoup de rubriques ne sont pas directement politiques, même si, bien sûr, tout est politique. Notre système de cooptation fait par ailleurs qu’il y a de fait une sorte d’unité, ou de quasi-unité, dans la révolte et l’envie radicale de changement.

QG: Le combat des Gilets jaunes est bien présent dans ces deux premiers numéros de la revue – fièrement affiché même. En quoi vous a t-il touché ? Qu’en retenez-vous ? L’envisagez-vous comme une authentique insurrection, au même titre que les journées de juin 1848, ou la Commune?

Le combat des Gilets Jaunes ne pouvait dans ce contexte que me toucher, par son côté radical, insurrectionnel, rappelant en effet 1848 ou la Commune. Je reconnais volontiers que cette adhésion m’a pris quelques jours. Mais moins qu’à beaucoup de gens « de gauche », notamment dans les milieux « culturels », pour qui ce mouvement avait une apparence ambigüe… et peu distinguée. S’il n’avait fallu que ce signe, l’incroyable violence policière, les yeux et les mains arrachés, ont confirmé qu’il s’agissait d’une lutte classe contre classe…

Cela dit, pour transformer l’essai, pour prolonger cette énergie révolutionnaire, il aurait fallu un relai politique, au risque bien sûr, de voir le mouvement récupéré. Bref, pour ma part, je continue à croire aux syndicats et aux partis, quelles que soient leurs limites, car sans eux, les mouvements de masse sont vulnérables, infiltrables, massacrables et désarmés. Avec eux, cela dit, on n’a pas non plus grand-chose… voir les récentes élections !

La couverture du numéro 1 de l’Ouroboros, automne 2020

QG : Vous êtes philosophe, spécialiste de Rousseau, et vous êtes aussi poète, ainsi qu’on le découvre dans l’Ouroboros, à travers plusieurs poèmes très émouvants. Établissez-vous, une hiérarchie entre ces deux modes d’accès à la vérité ?

Vous avez donné la clef en mentionnant mon indéfectible amour pour Rousseau, philosophe et poète (en prose et en vers, quoique plus rares). Je place « La Nouvelle Héloïse » aussi haut que « Du Contrat social ». Je ne sépare pas, au contraire de Kant, l’intelligence et l’émotion. « Seule la froide raison n’a jamais rien créé d’illustre » ou encore : « Tous les établissements humains naissent des passions. » (« Essai sur l’origine des langues humaines ») Hegel, comme je ne vous l’apprends pas, lui fait écho : « Rien de grand dans le monde ne s’est fait sans passion ».

La poésie, l’art restent des moteurs, et la raison est plutôt un frein. Nietzsche faisait ce reproche à Socrate d’être « une vieille fille stérile » ou un « homme à l’envers », bref, d’avoir tout inversé en rendant l’instinct stérile et la conscience créatrice. Mais évidemment les deux sont indissociables : les concepts ont besoin des percepts, etc.

Pour ma part, si je penche plus spontanément vers la poésie, j’aimerais que philosophie et poésie s’unissent à travers une véritable démarche de libération de l’humanité. Comme le disait Roger Vailland dans son « Éloge de la politique »: « Qu’est-ce que vous faites, les philosophes, les professeurs, les écrivains, moi-même, les intellectuels, comme on dit ? Les praticiens ne manquent pas, ce monde en est plein. Mais les penseurs politiques ? En attendant que revienne le temps de l’action, des actions politiques, une bonne, belle, grande utopie, ce ne serait peut-être déjà pas si mal. »

Propos recueillis par Aude Lancelin

Pour commander la revue l’Ouroboros et suivre son actualité, c’est ici : www.revuelouroboros.fr

Agrégée de philosophie et poète, Odile Nguyen-Schoendorff a enseigné à Villeurbanne et Lyon, notamment à l’Université Jean-Moulin. Elle est l’auteur de nombreux livres, parmi lesquels « Je suis… Jean-Jacques Rousseau » (Jacques André éditeur, 2012), et « Une année sans Martin » (éditions Éclipses, 2018). Elle est directrice de publication et présidente de la revue « l’Ouroboros ».

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3 Commentaire(s)

  1. Initiative très intéressante.

    Il y a des chants révolutionnaires très beaux, mais ce genre est un peu passé de mode. Ferrat avait trouvé un beau moyen terme dans le chant politique populaire ; mais dans une revue la musique ne passe pas. Cependant on peut analyser le poème support.

    J’apprends qu’un démographe diplômé – sans doute révolutionnaire – a osé dire que Macron « n’était pas très futé » : waouh, quelle audace ! carrément « lèse majesté ». A côté de ça, un artiste non diplômé a récemment affirmé qu’il rêvait de « foutre son poing dans la gueule à Macron » ! Là, c’est vulgaire !

    Longue vie à l’Ouroboros !

    Nb : ça aurait été intéressant de connaitre le prix de la revue, de l’abonnement …

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