« Les directions des grandes écoles ont une vraie responsabilité dans le fait que les femmes soient harcelées au travail » par Iban Raïs

13/08/2021

Humiliations sexistes, bizutages douteux, ou même abus sexuels, les grandes écoles de commerce cachent des pratiques odieuses que leurs directions ne prennent en charge que timidement, quand elles ne les dissimulent pas. Le journaliste Iban Raïs a enquêté sur elles et recueilli de nombreux témoignages glaçants qu’il expose dans un livre intitulé « La fabrique des élites déraille ». Interview pour QG

HEC, ESSEC, EDHEC: trois grandes écoles de commerce qui incarnent l’excellence à la française. Derrière cette façade clinquante, se trouve pourtant un univers sans foi ni loi, où l’impunité de harcèlements en tout genre, notamment sexuels, est trop souvent la règle. À l’occasion de la parution de son livre-enquête « La fabrique des élites déraille », le journaliste Iban Raïs raconte pour QG l’envers sordide de ces écoles, à travers les témoignages qu’il a pu recueillir sur les exactions commises par certains étudiants (bizutage, agressions sexuelles, ou même viols). Autant de faits souvent couverts par des directions d’écoles qui craignent le scandale, et qui ont des conséquences véritables sur le monde du travail où certains de ces délinquants formés dans les hautes sphères sévissent. Interview par Jonatan Baudoin

Iban Raïs, journaliste sur France 5 à partir de la rentrée 2021

QG : Avez-vous été surpris par les témoignages que vous avez recueillis pour votre livre-enquête sur ces grandes écoles de commerce ? Imaginiez-vous un tel envers de leur décor ?

Iban Raïs : J’étais un petit peu surpris par la violence de leurs pratiques puisque lorsqu’on est extérieur à ce monde-là, – je n’ai pas fait d’école de commerce, j’ai fait la fac, un peu de sciences politiques et une école de journalisme -, je ne pensais pas que des écoles aussi dures d’accès, avec deux ou trois ans de prépa à un rythme assez inhumain pour les intégrer, qu’il y aurait encore aujourd’hui des choses aussi violentes qui pouvaient blesser à vie, ruiner des scolarités, briser des carrières, provoquer à des choses très graves. Donc, oui au départ j’ai été surpris et même horrifié par tout ce folklore. La surprise initiale est ensuite passée, j’ai réalisé une enquête sur le sujet pour Mediapart, celle-ci est sortie (« Humiliations sexuelles, homophobie, sexisme: voyage au sein des grandes écoles de commerce françaises », 6 janvier 2020). Pour écrire par la suite ce livre, je vous avouerais que j’étais donc assez rôdé à toute la violence, à toute l’horreur de ces pratiques-là. On s’habitue vite à recevoir des témoignages tous les jours d’étudiantes violées qui nous appellent, d’étudiants bizutés qu’on a forcé à boire, qu’on a frappé, qu’on a harcelé.

Le bizutage est considéré comme un délit par la justice française avec des peines allant jusqu’à 6 mois d’emprisonnement et 7 500 euros d’amende

QG : Parmi les centaines de témoignages que vous avez reçus, quels sont ceux qui sont les plus révélateurs d’un schéma d’oppression systémique selon vous ?

Je vous parlerais de l’histoire de Manuel, cet étudiant qui a essayé d’intégrer la Course croisière EDHEC, qui est l’association étudiante la plus puissante d’Europe. Manuel a suivi tous les rites d’initiation – et Dieu sait qu’il y en a ! –, pour finalement être forcé à boire une bouteille, tomber de 10 mètres. C’est symbolique de toute la puissance toxique de l’association, de tout le folklore négatif d’un système résumé en un accident, en une soirée, sachant qu’après celle-ci, se met en place un schéma de silence, une omerta très organisée, notamment par les dirigeants de la Course croisière EDHEC mais aussi par la direction de l’EDHEC à l’époque, c’était en 2013.

Pour évoquer d’un autre sujet récurrent dans mon livre, à savoir les violences sexistes et sexuelles, je pense que les cas des deux étudiantes violées à l’ESSEC et HEC sont très emblématiques. Ils démontrent que les directions ne peuvent pas se permettre d’agir contre ces violences sexuelles, car ce serait admettre qu’elles existent. Là encore, les directions de l’ESSEC et d’HEC ont essayé d’étouffer l’affaire, sans prendre de mesures envers les présumés violeurs et agresseurs sexuels, sans prendre en charge les victimes. Les directions ont une passivité – et encore, je suis gentil – coupable dans ces affaires-là.

Il faut aussi mentionner le terme répugnant de « chatte fraîche » à HEC, utilisé par les membres du club de football, du club de rugby et du Zinc, qui était le bar de HEC jusqu’à sa fermeture [juin 2020, NDLR], pour faire un classement de filles où ils élisaient avant une soirée une « chatte fraîche », une étudiante qui ignorait totalement avoir ce titre-là. Et si vous voulez, un étudiant gagnait en points de respectabilité et de popularité s’il arrivait à l’embrasser ou à coucher avec elle. Il y a ainsi un témoignage d’une « chatte fraîche » dans le livre, me racontant qu’elle ne savait pas qu’elle était une « chatte fraîche » et qu’elle avait dû repousser des assauts physiques répétés d’étudiants en soirée qui voulaient l’embrasser de force, pour certains. Elle s’est même retrouvée entourée d’une dizaine de garçons de ces trois associations. L’un d’entre eux s’est rué vers elle, essayant de l’embrasser de force. C’est un exemple d’agression sexuelle, de culture viol, qui se voit toléré au sein de HEC.

QG : Quel rôle ont joué les médias étudiants dans ces grandes écoles, ceux que vous qualifiez de « médias orduriers » dans votre livre ?

Dans chacune de ces trois écoles, il a existé un média ordurier qui a terrifié des promotions entières, ruiné des scolarités, des vies étudiantes. Il y a un point commun : c’est que les directions ont mis énormément de temps entre le moment où elles ont été alertées sur ces médias et le moment où ces médias ont disparu. Il s’est parfois passé des mois, voire des années. Notamment à l’EDHEC avec Headache, média étudiant de l’EDHEC, lancé en 1978 et fermé en 2017. Il y a pourtant eu énormément de promotions qui ont alerté la direction, et sans le courage d’un prof de droit qui a pourchassé les auteurs anonymes de ce torchon, on aurait encore Headache dans le campus de l’EDHEC. Ce sont des médias qui perpétuent des rapports de domination, de soumission, que les étudiants experimentent déjà dans les soirées, ou dans les associations. On n’est jamais à l’abri de rien ! Tout le monde peut pratiquer la délation et on peut se prendre un tir à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit par le site Sortie Vauhallan, le média ordurier de HEC, ou bien se prendre une caricature antisémite ou révisionniste à l’ESSEC, sous le mandat de Jean-Michel Blanquer, quand il était à la direction de cette école.

Comme pour la soirée Lady first, qui était commune aux trois écoles, on a un média sur ces trois campus qui est là pour asseoir la domination des plus forts, des plus populaires, aux détriments d’élèves qui veulent juste étudier et qui passer des années de campus paisibles. Or les directions savent très bien qui rédige ces médias orduriers. Ces choses très toxiques a-ont mis beaucoup trop de temps à s’arrêter. Une ancienne étudiante m’a raconté que plusieurs années après sa sortie d’école, on lui a rappelé qu’elle avait été la « pute du mois » dans Headache. Ce sont des choses qui restent gravées.

QG : Est-ce la peur du scandale pour l’image de marque qui rend si frileuses ces directions, ou y a-t-il encore d’autres raisons ?

La raison principale est la peur du scandale, la peur de la médiatisation, la peur d’un procès. Ce que j’ai découvert, c’est que ces écoles-là ne peuvent pas se permettre de virer un étudiant, ou même de le suspendre car elles ont peur de perdre un procès contre un étudiant. Précisons que les directions sont obsédées par la réputation des diplômes puisqu’une année dans ces écoles-là, c’est 15.000 euros. Quand je dis cela, je prends en compte les différents classements internationaux. Celui de Shanghaï, et surtout celui du Financial Times. Je me suis rendu compte que dans les critères de sélection des écoles par le Financial Times, il n’y avait pas du tout de critères liés, soit au bien-être des étudiants, soit à l’ambiance du campus, etc. Il n’y a que des valeurs très capitalistes, à savoir la productivité, et le salaire en sortie d’école. Des choses très matérielles, très néolibérales. Je pense que c’est un problème. Les directions sont obsédées par le scandale et quand elles bougent, c’est seulement quand on leur force la main. Honnêtement, quand HEC, deux semaines avant la sortie de mon livre, communique sur le fait qu’ils vont bosser avec le cabinet Egaé, fondé par Caroline De Haas, spécialisé dans les violences sexistes et sexuelles, je m’interroge a minima sur le timing. Ça fait quand même un an et demi que je parle avec HEC, avec différents membres de l’administration en off, en on, et jamais il ne m’avait été fait part de prendre ainsi les violences sexuelles à bras le corps. Deux semaines avant la publication, il y a quand même manifestement de l’opportunisme. C’est bien d’annoncer de travailler avec, par ailleurs. Mais ce serait mieux de communiquer sur les choses qui ont déjà été commises. Je me mets à la place des étudiantes qui préfèreraient que la direction communique sur le fait qu’il y a moins d’agressions sexuelles, moins de viols, plus de pression sur les agresseurs sexuels et violeurs. La peur de la médiatisation font que les écoles bougent désormais un petit peu, mais cela reste encore très timoré.

Une des salles du campus d’HEC, s’étendant sur 138 hectares et abritant pas moins de 4500 étudiants chaque année

QG : À travers les témoignages recueillis, on sent l’atmosphère d’impunité pour les agresseurs au sein des grandes écoles, avec très peu de sanctions disciplinaires appliquées. Est-ce que les directions craignent de perdre des étudiants qui sont en fait aussi des vaches à lait, et font vivre financièrement leurs écoles?

Clairement ! Comme je l’ai dit auparavant, un an d’études coûte 15.000 euros. Avant d’être des étudiants, ce sont des clients ! En fait, on va tout leur passer sur le campus. Un exemple que je n’ai pas mis dans le livre: une source m’a appris que parfois, cela arrive qu’en sortant en soirée sur le campus, des étudiants partent en voiture et commettent des dégradations. Des lampadaires sont défoncés par des pare-chocs de voiture. Il y a aussi des étudiants qui se ont retrouvés dans un fossé avec une voiture. Mais comment voulez-vous sanctionner des clients ? Les Américains ont l’habitude de dire: « Le client est roi ». C’est ce qui se passe dans ces écoles-là. Ces étudiants vont participer au rayonnement international de l’école, car la plupart vont être engagés dans des associations d’alumni, les associations d’anciens élèves. On ne peut pas se les mettre à dos ! C’est pour ça qu’il n’y a pas de sanction, pas de punition. En accord avec ce qu’on me dit depuis deux ans, la charte « Respect d’autrui » de l’ESSEC ne figure même pas dans le règlement intérieur. C’est bien de la recevoir dans son petit pupitre quand on arrive en première année, mais si on ne la respecte pas, on ne sera pas sanctionné puisque légalement, elle n’est pas applicable. C’est une énorme hypocrisie de la part de la direction de dire qu’elle prend à bras le corps toutes les dérives. Le reproche que je reçois depuis la sortie de mon livre, ce sont des trolls sur Twitter qui me disent : « Ce sont des actes isolés, et c’était il y a longtemps ». C’est entièrement faux ! Ces dérives sont provoquées par les associations les plus populaires et les plus riches de ces écoles. Et ce n’est pas terminé, loin de là, car aujourd’hui encore, des étudiantes violées n’ont toujours pas obtenu réparation de la part du campus.

QG : Depuis la parution de votre livre, est-ce que les grandes écoles ont enfin répondu plus clairement aux questions que vous leur aviez posé auparavant ?

Non, pas du tout ! Ces trois grandes écoles ont très peu répondu à mes questions. Ou en tout cas pas plus de trois lignes, alors que j’avais des pages word noires de questions ! Mais il y a eu des signaux: notamment ce contrat d’HEC signé avec Egaé. À l’ESSEC, Vivianne de Beaufort, prof de droit qui était responsable des questions d’égalité hommes-femmes, a aussi été destituée avant la parution de mon livre (1). Un timing une fois de plus très opportuniste, car ça fait cinq-six ans qu’elle s’occupe de ces questions-là. À l’EDHEC, rien. Après, les problèmes y portaient surtout sur le bizutage, et je crois que ça va désormais dans le bon sens. Les directions ont pris conscience que ce n’était pas tenable. Mais il n’y a pas d’engagement fort de la part des écoles et le fait que le nouveau directeur général d’HEC communique sur le contrat signé avec Egaé, ce n’est pas ce que les étudiantes veulent entendre. Imaginez la rage de ma source, qui est une étudiante de HEC violée, voyant tous les tambours sortis pour communiquer sur ce contrat alors que son affaire de viol n’est toujours pas réglée, et que le violeur n’a toujours pas été entendu par la direction. Imaginez sa colère ! Cela revient à récupérer ces questions-là pour faire du « femwashing » (Utilisation du féminisme à des fins commerciales, NDLR).

« Je me mets à la place des étudiantes qui préfèreraient que la direction communique sur le fait qu’il y ait moins d’agressions sexuelles, plus de pression sur les agresseurs sexuels et violeurs. La peur de la médiatisation fait que les écoles bougent désormais un petit peu, mais cela reste encore très timoré »

QG : Quelles sont les conséquences de ces violences infligées ou subies au moment où ces étudiants et ces étudiantes entrent sur le marché du travail ?

C’est une question très intéressante que je n’ai pas forcément abordée dans le livre. Je suis bien content d’en parler avec vous. Il y a deux choses. La première, c’est que du côté des bizuteurs, harceleurs, violeurs, statistiquement parlant, ce sont des gens qui ont de grandes responsabilités par la suite, y compris parfois au niveau politique. On le voit de plus en plus dans des grandes boîtes, des start-ups ou des cabinets ministériels. Donc, comment voulez-vous qu’ils soient éduqués au consentement et qu’ils préparent un monde du travail plus sain quand, durant leurs années campus, ils n’ont pas été punis et ont joui d’une totale impunité quand ils ont harcelé, pratiqué un sexisme ordinaire, une sexualisation permanente des étudiantes, quand ils ont agressé ou violé ? On ne les prépare pas sainement durant leurs années campus, qui sont des années primordiales où on devrait les former à endosser des responsabilités aussi dans ce domaine. Pas étonnant que le monde du travail derrière soit la jungle. Il y a un reportage de « Cash investigation » sur le harcèlement dans les grandes banques qui est juste ahurissant.

De l’autre côté, toutes les étudiantes qui ont été sexualisées en permanence, dès le premier jour de leur arrivée sur le campus, dès les admissions où elles doivent chanter des chants sexistes, porter des t-shirts avec des inscriptions sexistes, ont normalisé ces violences sexistes et continuent à les normaliser dans le monde du travail. D’ailleurs, elles vont rigoler à la blague sexiste du patron, elles ne réagiront pas quand un collègue, ou leur patron, leur mettra une main aux fesses. Ça prépare un monde du travail flippant, dans lequel il n’y a pas de limite, d’un côté comme de l’autre. Du côté des bourreaux et des victimes.

Propos recueillis par Jonathan Baudoin

Iban Raïs est journaliste

(1) Mme Viviane de Beaufort a contacté la rédaction de QG pour contester les manquements qui lui sont imputés dans cette interview et la perte de sa charge de référente égalité homme-femme. Nous relatons sa version des faits. Elle affirme demeurer adviser auprès du directeur général de l’ESSEC sur ces questions d’égalité, même si elle est « soulagée de l’opérationnel qui exige quasiment un temps plein ». A ce titre, elle affirme avoir, en septembre dernier, validé la nouvelle Charte avec les associations étudiantes pour la rentrée 2021-2022. Celle-ci aurait une portée juridique et permettrait des sanctions.

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2 Commentaire(s)

  1. bonjour,
    ces « pratiques » sont d’évidence indéfendables. il faudrait néanmoins se poser la question de l’intérêt que présentent ces « grandes écoles » pour des générations de « cerveaux bien faits ». Pourquoi se tournent ils vers des formations à 90% inutiles vu le contexte économique et les résultats désastreux, au plan social et entrepreunarial, générés par des promotions entières d’anciens étudiants sortis du moule. Mais il est vrai que compétent ou pas, imaginatif ou pas, sortir diplômé d’HEC (ce n’est qu’un exemple) vous assure un avenir « professionnel » sans nuage ou presque.

  2. Bonjour de la plage ! connexion difficile.

    Très bon article.
    C’est vrai, les directions d’école sont tenues par la loi du marché !
    Mais cette explication ne peut certainement pas être retenue comme la seule, ou comme une « excuse ». Quand un directeur d’école comme Olivier Duhamel s’avère être un pédophile violeur, il n’est pas dirigé, là, par la loi du marché ; seulement par son obsession sexuelle et par la loi du plus fort ; plus fort par voie physique et plus fort par ascendance morale. Pour faire bref, ces directions sont autant de simples pourris que de simples agents du marché, soumis à une loi qui les obligerait ! Les bizuteurs ne valent pas mieux, et heureusement qu’ils ne sont pas tous comme cela. La loi du plus fort, c’est aussi, reconnaissons-le, la coutume, cad « l’approbation sociale » pour reprendre une expression de Durkheim (qui ne raisonnait pas en termes de classes ni d’acteurs, mais qui avait bien repéré la loi du nombre).

    Les femmes maintenant ! Dans mes études supérieures j’ai été bizuté (il y a plus de 40 ans). J’ai du « poser » nu en enlaçant une statue de femme nue. Les photos ont ensuite circulé lors d’un réunion de bizutage ; certains « anciens » (les bizuteurs) avaient convié leurs compagnes à cette séance ; comme les autres, comme les hommes, elles ont bien rigolé en regardant les photos et ma tronche dans la salle, ainsi qu’en regardant les diverses demandes vexatoires imposées aux autres bizutés.

    Entre loi du marché, pression de la coutume, bêtise et obsession sexuelle, je suppose que les femmes (très rares) qui participent à ça -et qui sont par ailleurs des victimes faciles- se situent plutôt sur la coutume, le suivisme social.

    NB : il y avait deux femmes dans la promo ; elles n’ont pas été soumises au bizutage. Personne n’a dénoncé l’inégalité hommes/femmes !!!!! Que faut-il en penser ?

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