« La taxation des surprofits liés à la crise serait une bonne mesure » par Dominique Plihon

08/07/2022

Le scénario d’une inflation à la fois forte et durable se précise désormais. L’économiste Dominique Plihon, membre du conseil scientifique d’ATTAC, expose les mécanismes d’une hausse des prix qui nous promet un automne extrêmement difficile, dans le sillage de la pandémie et des secousses géopolitiques. Une commission d’enquête et une taxation des surprofits s’imposent selon lui. Entretien sur QG

Le 1er juillet dernier, la Banque centrale européenne a fait relever son taux directeur pour la première fois depuis plus de 10 ans, sachant qu’une nouvelle hausse de ce même taux est prévue pour le mois de septembre, afin de lutter contre l’inflation qui s’accroît dans les pays de la zone euro, notamment en France. Selon Dominique Plihon, membre du conseil scientifique d’ATTAC et du collectif les Économistes Atterrés, cette réponse monétaire ne permettra cependant pas de lutter contre l’inflation, et il faudrait plutôt privilégier la fiscalité ou le contrôle des prix. En outre, il estime que la crainte d’une boucle prix-salaires en France est infondée (1), en raison notamment du rapport de force favorable au patronat. L’économiste appuie également la proposition d’une commission d’enquête parlementaire sur les origines de l’inflation que nous subissons actuellement et une surtaxation des « profiteurs de guerre ». Interview par Jonathan Baudoin

Dominique Plihon est économiste, professeur émérite à l’Université Sorbonne Paris Nord, membre du conseil scientifique d’ATTAC, membre du collectif les Économistes atterrés

QG: Selon une note de l’Insee, le taux d’inflation, enregistré à 5,8% en juin, pourrait atteindre 7% en septembre et se stabiliser entre 6,5% et 7% sur le dernier trimestre. Peut-on considérer ce scénario comme crédible ?

Dominique Plihon: Rien n’est encore écrit. En France, on sait que la raison pour laquelle l’inflation est moins forte que dans le reste de la zone euro, où on est à 10% et plus en moyenne, c’est qu’on a mis en place des dispositifs pour bloquer les prix, notamment ceux de l’énergie. Si le nouveau gouvernement maintient ces mesures-là, on peut très bien imaginer que d’ici la fin de l’année, on ait un niveau d’inflation proche de ceux indiqués par l’Insee. Cela dépend de la politique qui va être décidée.

QG : En ce mois de juillet, la Banque centrale européenne a relevé son taux directeur, sachant qu’une hausse supplémentaire est prévue pour septembre prochain. Quel regard portez-vous sur cette décision de la BCE ? N’est-ce pas trop tardif, sachant que la FED américaine et la Banque d’Angleterre ont déjà relevé leur taux directeur depuis plusieurs semaines ?

C’est assez complexe comme situation parce que l’inflation que nous avons maintenant peut difficilement être combattue par la politique monétaire. Elle a une origine qui n’a rien à voir avec un excédent de création monétaire ou une demande qui serait excessive. Elle est liée à des pénuries, de matériaux ou de main-d’œuvre, à un effondrement de l’offre dans un certain nombre de domaines. Donc, la politique monétaire n’est pas efficace face à ce genre d’inflation. C’est une inflation particulière, liée à l’offre et aux pénuries.

Que la BCE tarde à monter ses taux d’intérêt, de ce point de vue-là, n’est pas dramatique parce que ce n’est pas l’instrument principal à utiliser. C’est soit le contrôle des prix, soit une introduction d’instruments comme la fiscalité, etc. La BCE a commencé et va continuer à faire monter ses taux pour suivre le mouvement, parce qu’elle y est obligée, puisque les autres grandes banques centrales le font, pour qu’il n’y ait pas un écart de différentiel d’intérêt trop important entre les principales monnaies. Mais pour moi, ce n’est pas un problème, d’autant plus que si on veut limiter le ralentissement de l’activité, il faut absolument que le coût du crédit n’augmente pas trop. Or si la BCE augmentait sensiblement ses taux d’intérêt directeurs, ça aurait un impact sur les taux du crédit. Ce qui n’est pas forcément une bonne chose pour l’économie. Je suis souvent très critique à l’égard de la BCE, mais là, je pense que sa prudence quant à la hausse des taux d’intérêt est compréhensible.

QG : Le 22 juin dernier, François Villeroy de Galhau, gouverneur de la Banque de France, a déclaré que « l’inflation devrait revenir à 2% en 2024 » et qu’un scénario de récession n’était pas certain. Mais peut-on faire fi d’un scénario similaire à celui de la stagflation des années 1970, selon vous ?

Quand François Villeroy de Galhau dit qu’on va revenir à une inflation à 2% en 2024, je pense qu’il est extrêmement optimiste, pour ne pas dire assez irréaliste. Évidemment, c’est le rôle d’un banquier central, qui est supposé veiller à l’inflation, que d’essayer de faire croire aux acteurs économiques et sociaux que l’inflation va baisser fortement. Mais cette prédiction-là n’est pas du tout crédible. Quand il affirme que la récession n’est pas d’actualité, c’est pareil. Malheureusement, on peut craindre que non seulement l’impact de la pandémie, mais aussi celui de la situation politique internationale, affectent grandement l’activité et qu’on ait un ralentissement marqué de l’activité économique. Le scénario de stagflation, en effet, me paraît tout à fait probable.

François Villeroy de Galhau, gouverneur de la Banque de France, sur BFM Business à l’été 2021

QG: N’y a-t-il pas eu une erreur d’appréciation des économistes, orthodoxes comme hétérodoxes, sur la durabilité de la spirale inflationniste dans laquelle nous sommes, liée aux effets économiques de la crise sanitaire et de la guerre russo-ukrainienne ?

On pouvait difficilement prévoir, par exemple, que la pandémie en serait à sa septième vague, et qu’il y aurait l’invasion de l’Ukraine. On ne peut pas reprocher aux économistes de ne pas avoir anticipé cette guerre, même si certains politistes disent que c’était tout à fait prévisible.

Je pense que l’une des raisons pour laquelle ils pensaient que l’inflation ne durerait pas, c’est qu’ils comparaient la situation dans l’Union européenne, et dans la zone euro en particulier, à celle des États-Unis. Outre-Atlantique, l’inflation est beaucoup plus forte parce qu’il y a eu des hausses de salaires plus importantes et par conséquent, une spirale prix-salaires qui a joué sensiblement. Alors qu’en Europe, je dirais, malheureusement, l’austérité salariale s’est maintenue. Il y a eu quelques hausses de salaires, des coups de pouce qui ont été donnés à des salaires minimaux. Mais cela n’a rien à voir avec ce qui s’est passé aux États-Unis. On peut penser qu’on ne retrouvera pas les niveaux d’inflation de 15% et plus enregistrés au moment des deux chocs pétroliers des années 1970. Mais il est certain que la majorité des économistes s’est trompée sur la durabilité de l’inflation.

On peut craindre désormais une inflation durable, avec les informations dont on dispose, tant sur le front de la pandémie que sur le front géopolitique.

QG: Le 28 juin dernier, Geoffroy Roux de Bézieux, président du Medef, a affirmé que « si on augmente les salaires au niveau de l’inflation, on nourrit l’inflation », craignant ainsi la fameuse boucle prix-salaires que vous évoquiez. Qu’en dites-vous dans le contexte actuel en Europe, et plus précisément en France ?

Ce n’est pas une crainte fondée aujourd’hui, à mon avis. La détermination des salaires est extrêmement différente aux États-Unis et en Europe. Outre-Atlantique, le salaire est à la fois le revenu et la protection sociale. Les salaires sont beaucoup plus volatiles. Les salariés sont plus précaires, en moyenne, qu’en Europe. Notamment en France. Je crois qu’en France, aujourd’hui, la boucle prix-salaires est pour le moment très improbable, compte tenu, hélas, du rapport de force qui existe entre les salariés, leurs représentations, notamment les syndicats, et d’autre part, le patronat, soutenu par Macron. Le rapport de force est défavorable aux salariés. Mais cela pourrait changer, du fait de la pénurie de main d’œuvre dans de nombreux secteurs, liée notamment à la faiblesse des rémunérations. Le phénomène de « grande démission » des travailleurs, observé aux Etats-Unis, de véritable contagion de départs, pourrait se produire de ce côté-ci de l’Atlantique

QG: Le 30 juin dernier, Michel-Édouard Leclerc, président de l’entreprise de grande distribution Leclerc, a demandé à ce que soit établie une commission d’enquête parlementaire sur les origines de l’inflation actuelle, la considérant comme « suspecte ». Souscrivez-vous à cette démarche et considérez-vous qu’elle pourrait aboutir à quelque chose par rapport aux origines de l’inflation ?

Vous avez peut-être remarqué que la Nupes a également demandé l’ouverture d’une commission d’enquête parlementaire sur l’inflation, à laquelle le gouvernement actuel ne serait pas opposé, à l’heure où nous parlons. Le pouvoir sent la pression parce qu’on sait qu’il y a des entreprises, dans la distribution, mais aussi dans d’autres secteurs comme l’énergie ou l’alimentaire, par exemple, qui profitent de la situation de pénurie, qui empochent des profits tout à fait considérables. Sachant qu’il y a en particulier des comportements spéculatifs. Il y a des opérateurs qui stockent, par exemple, des produits énergétiques et alimentaires, pour faire monter les prix afin de les revendre à des prix plus intéressants. Il y a des comportements à éclaircir. Je crois que c’est important de le faire.

Manifestation en réaction à la hausse des prix de l’énergie, octobre 2021

QG: Soutenez-vous également l’idée de surtaxer les « profiteurs de guerre », à commencer par les compagnies pétrolières dont les profits augmentent avec la guerre russo-ukrainienne ? Faut-il même aller plus loin ?

Je n’emploierai pas le terme « profiteur de guerre », même s’il n’est pas totalement faux. Quand on regarde les données, les courbes, on voit que les prix de l’énergie, en particulier le pétrole et le gaz, avaient sensiblement augmenté avant la guerre en Ukraine. Déjà, il y avait des comportements des multinationales du pétrole et de l’énergie qui donnaient à penser qu’elles profitaient clairement de cette situation. Je crois d’ailleurs que cette enquête, qu’il est nécessaire de faire sur l’inflation et ses origines, permettrait d’éclaircir cela. Une des conclusions auxquelles elle pourrait aboutir cette enquête serait de taxer les surprofits réalisés par un certain nombre d’acteurs à l’occasion de la crise actuelle. Il n’y a pas que la guerre: il y a eu également la pandémie. Ce qui a entraîné des phénomènes de ruptures de chaînes valeur et de pénuries qui ont conduit à des hausses de prix, dont un certain nombre d’entreprises ont profité.

Je suis favorable à cette mesure de surtaxation. Je suis également pour la politique suivante, très simple et qui serait approuvée par l’ensemble de la population : d’une part, taxer tous ces superprofits, et d’autre part, que le gouvernement s’engage à redistribuer les recettes fiscales ainsi collectées pour aider les populations les plus touchées par ces hausses de prix, dans l’énergie et l’agroalimentaire en particulier. Faire une sorte de redistribution entre les profiteurs et ceux qui sont les plus défavorisés, c’est-à-dire les populations qui sont en bas de l’échelle des revenus, qui sont les plus fragilisées par les hausses de prix sur les biens essentiels. Je sais que Macron est opposé à cette surtaxation, alors que même qu’elle a été mise en œuvre par d’autres gouvernements libéraux, par exemple au Royaume-Uni, dirigé il y a quelques jours encore par le conservateur Boris Johnson.

QG: Peut-on dire que si la spirale inflationniste perdure, voire même se renforce, ce sont les classes populaires et les petites entreprises qui en subiront le plus les conséquences ? Si oui, quels en seront les effets économiques et sociaux ?

Il y a déjà eu, depuis la crise financière de 2008, une augmentation des inégalités, notamment les inégalités de revenu. Il y en a qui se sont enrichis, en haut de la pyramide. Mais il y en a beaucoup qui, au contraire, ont été précarisés, qui sont dans des métiers très difficiles et peu rémunérateurs. Ces gens-là sont extrêmement précaires parce qu’au minimum neuf millions d’entre eux sont en-dessous du seuil de pauvreté. C’est-à-dire que si les prix continuent de monter fortement, ce qui est très probable, les gens qui vivent difficilement aujourd’hui tomberont dans une trappe à pauvreté. Il y aura des conséquences dramatiques pour ces populations-là.

Il peut aussi y avoir des conséquences politiques. On aura, peut-être, des nouveaux mouvements du type Gilets jaunes. C’est-à-dire des populations précarisées, en grande souffrance, qui se révolteront dans la rue. On aura, peut-être, des mouvements sociaux importants et politiquement. Ce qui est à craindre aussi, c’est que tout cela soit favorable à certains partis comme le Rassemblement National, qui a axé une grande partie de sa stratégie, ces derniers mois, pendant la présidentielle et les législatives, sur la question du pouvoir d’achat. Politiquement, ceci peut être très dangereux. Ça peut donner encore plus de poids à ce parti extrêmement dangereux pour la démocratie.

Propos recueillis par Jonathan Baudoin

(1) Le mécanisme de la « boucle prix-salaires » est en gros le suivant: une hausse des salaires pour suivre la montée des prix, qui conduirait à une nouvelle hausse des prix, le tout en entraînant une spirale inflationniste sans fin.

Dominique Plihon est économiste, professeur émérite à l’Université Sorbonne Paris Nord, membre du conseil scientifique d’ATTAC, membre du collectif les Économistes atterrés. Il est notamment l’auteur de: Le nouveau capitalisme (La Découverte, 2016), Les taux de change (La Découverte, 2017), ou encore La monnaie et ses mécanismes (La Découverte, 2022)

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