« Après le choc d’inflation, le spectre de la récession » par Jonathan Marie

11/05/2022

Alors que la France connaît une explosion des prix à la pompe et une inflation qui monte en flèche, l’économiste Jonathan Marie a répondu aux questions de QG. Trop forte dépendance de notre activité aux importations, revenus du travail cloués au sol, la situation est extrêmement difficile. Si la Banque centrale européenne décidait de remonter ses taux directeurs, tout pourrait bientôt s’enflammer. Interview par Jonathan Baudoin

L’inflation et le ralentissement de l’activité économique sont en train d’obscurcir fortement l’avenir français, si on se réfère aux publications faites par l’Insee, fin avril 2022, avec un taux d’inflation à 4,8 % et une croissance nulle au premier trimestre. De quoi recommander des hausses de salaires indexées sur l’inflation aux dires de l’économiste Jonathan Marie, membre des Économistes Atterrés, pour qui l’inflation actuelle tend à perdurer en raison d’une incertitude globale, accentuée par la guerre russo-ukrainienne. Cette guerre doit pour lui être l’occasion d’une réflexion sur la question de la dépendance énergétique, autant pour réduire la pression sur les ménages que pour répondre à un « impératif écologique ». Interview par Jonathan Baudoin

Jonathan Marie est maître de conférences en économie à l’Université Sorbonne Paris Nord, membre du collectif les Économistes Atterrés.

QG: Selon l’Insee, le taux d’inflation en France a été de 4,8% sur un an au mois d’avril. Dans quelle mesure ce taux d’inflation pèse sur la croissance économique, sachant qu’elle a été nulle au premier trimestre 2022 ?

Jonathan Marie : L’inflation risque de grever l’activité par deux vecteurs principaux : le principal, c’est l’évolution des revenus réels des travailleurs. Les salaires ne progressent pas au même rythme que les prix et cette perte de revenu réel des travailleurs va freiner la consommation, et donc l’activité économique. Le second vecteur, c’est l’attitude des entreprises. Il est probable que l’activité anticipée par les entrepreneurs soit revue à la baisse, en particulier parce que la demande liée à la consommation des ménages baisse, et donc que l’investissement soit finalement moins important qu’attendu. Ce mécanisme serait encore accru si les taux d’intérêt devaient augmenter suite aux décisions de la BCE (Banque Centrale Européenne). Tout cela nourrit le spectre de la récession.

QG : Dans nos colonnes, l’ancien trader Anice Lajnef indiquait récemment que la spirale inflationniste actuelle desservait les travailleurs, les épargnants, tandis que les « possédants » en tirait profit. Partagez-vous ce point de vue ?

Oui, complètement. C’est ce que nous avions indiqué dans une note des Économistes atterrés que j’ai écrite avec Virginie Monvoisin en février dernier. Nous indiquions que les coûts des entreprises, autres que le coût salarial, s’élevaient actuellement, en particulier par la hausse des matières premières et de l’énergie. Mais l’augmentation de l’inflation est aussi la preuve que, globalement, les entreprises sont dans la capacité de répercuter ces hausses de coûts dans les prix finaux. Bien sûr, ce sont les plus grandes entreprises qui parviennent ainsi à maintenir leurs marges, voire même à les augmenter. Mais in fine, ce sont bien les salariés qui eux voient leurs revenus réels diminuer car les salaires n’augmentent pas. Les épargnants sont perdants aussi, en tous cas ceux qui épargnent à taux fixes. De plus, ce choc inflationniste intervient alors que la part des revenus du travail dans le PIB était déjà historiquement faible. Il est donc nécessaire de répartir le coût de l’inflation, et de soutenir les revenus du travail.

Jerome Hayden Powell, président de la FED (Federal Reserve System), la Réserve fédérale des États-Unis, a lancé une politique anti-inflation agressive depuis le printemps 2022

QG : Doit-on s’attendre à une amplification de l’inflation au fur et à mesure que la guerre russo-ukrainienne perdurera ? Si oui, est-ce qu’une bascule dans l’hyperinflation est à envisager ?

L’inflation peut être amenée à perdurer effectivement, on est vraiment dans une incertitude radicale. Les chaînes globales de production sont encore susceptibles de subir des ruptures et un tel contexte géopolitique favorise toujours la hausse des prix. En revanche, la crainte de l’hyperinflation est absolument injustifiée. L’hyperinflation, c’est le rejet de la monnaie domestique, son remplacement par une autre monnaie (par exemple le dollar) qui concurrence petit à petit la monnaie officielle. Dans les économies qui ont vécu des hyperinflations et donc l’effondrement complet de la monnaie, il y a systématiquement eu un processus dans lequel la hausse des prix qui précédait l’hyperinflation allait de pair avec le développement de l’indexation des contrats sur le taux de change, et le développement de l’endettement dans la devise plutôt que dans la monnaie domestique. Ces phénomènes ne sont absolument pas observés aujourd’hui dans l’UE, ni de manière générale dans les économies dites avancées.

QG : La Réserve fédérale américaine (Fed) a relevé ses taux directeurs pour faire face à l’inflation, ce mercredi 4 mai. Est-ce que la Banque centrale européenne (BCE) va lui emboîter le pas ou temporiser, craignant de générer un effet récessif sur l’économie réelle, selon vous ?

Vous avez raison, la Fed ou la Banque d’Angleterre ont durci leurs politiques monétaires et relèvent leurs taux d’intérêt directeurs, c’est-à-dire le taux d’intérêt auquel les banques commerciales obtiennent la liquidité auprès de la banque centrale. Par effet de répercussion, ces augmentations de taux vont élever le coût de l’endettement pour les agents non financiers. C’est par ce mécanisme qu’on freine l’inflation : en agissant ainsi, on freine l’activité économique et on décourage les entreprises d’élever leurs prix car elles craignent alors de perdre encore plus de débouchés au profit de leurs concurrents. Mais l’inflation actuelle est provoquée par des hausses de coûts importés ; si la BCE augmente ses taux, on va certes faire baisser l’inflation, mais en générant de la baisse d’activité et en provoquant du chômage, en décourageant l’investissement, y compris l’investissement dans la transition écologique. Il y a donc un risque récessif important à relever les taux. Par ailleurs, une remontée des taux directeurs provoquerait une baisse des cours des obligations émises à faibles taux ces dernières années. La BCE craint aussi cet effet.

Pour le moment, la BCE a eu une communication prudente et ne s’est pas engagée dans la remontée des taux. Mais je crains que l’été soit marqué par des remontées de taux, qui seront décidées lors des réunions de juillet prochain, car de plus en plus de voix en faveur de ces mesures se font entendre.

« Le choc inflationniste est provoqué par la trop forte dépendance de nos économies aux importations, parfois depuis des pays peu recommandables. Il faut donc revoir nos modes de production et de consommation »

QG : Est-ce qu’on assiste à un retour de la stagflation, telle qu’elle fut observée dans les années 1970 ?

La situation actuelle n’est pas la même que celle des années 70. La stagflation de ces années-là était marquée par des fortes augmentations du chômage, de l’inflation et une baisse de l’activité économique, mais on partait d’une situation de plein emploi. Pour le moment on a la hausse des prix et un ralentissement de la croissance, mais il y a trois différences clés : le sous-emploi aujourd’hui, en particulier en France et en Europe, est beaucoup plus important qu’il ne l’était quand le choc pétrolier de 1973 est survenu ; les salariés ne parviennent pas aujourd’hui à obtenir des hausses de salaires ; et le choc inflationniste actuel, qui suscite une baisse de la part des salaires dans le PIB, survient alors que la part des salaires dans le PIB a déjà baissé de 10 points environ depuis les années 1970 ! Si la stagflation des années 1970 provoquait une forte restriction des profits des entreprises (on parlait parfois même de profit squeeze), les salaires étant indexés et régulièrement réévalués, les choses se sont inversées aujourd’hui. Les salariés sont étouffés. Certains signaux sont un peu encourageants de ce point de vue : le syndicat allemand IG Metal a entamé des négociations pour obtenir une hausse des salaires de plus de 8% dans la sidérurgie ; si les hausses étaient de cet ordre cela aurait des effets sur l’ensemble des revendications syndicales en Europe. Aux États-Unis les salaires tendent déjà à augmenter depuis plusieurs mois. Il faut que cela soit aussi le cas en France ! L’État a un rôle à jouer en déclenchant des négociations tripartites (gouvernement, syndicats de travailleurs, représentants des entreprises) et bien sûr en réévaluant le point d’indice qui sert de base au calcul des rémunérations des fonctionnaires.

Le gouvernement doit aussi tirer la leçon de la situation actuelle : le choc inflationniste est provoqué par la trop forte dépendance de nos économies aux importations, parfois lointaines, parfois depuis des pays peu recommandables. Il faut donc revoir nos modes de production et de consommation pour atténuer notre dépendance à ces biens importés. C’est aussi un impératif écologique ! Et tant que cela n’est pas fait, il faut limiter l’inflation par des contrôles de prix quand c’est nécessaire et limiter les effets de l’inflation sur les salaires réels, par exemple en réinstaurant des mécanismes d’indexation automatique pour tous.

Propos recueillis par Jonathan Baudoin

Jonathan Marie est maître de conférences en économie à l’Université Sorbonne Paris Nord, membre du collectif les Économistes Atterrés. Il est coauteur de La dette publique, Précis d’économie citoyenne (avec Eric Berr, Léo Charles, Arthur Jatteau et Alban Pellegris, éditions du Seuil, 2021)

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3 Commentaire(s)

  1. Voici venir Jancovici, le Cyrulnik de l’écologie.

    https://www.lejdd.fr/Politique/jancovici-cyrulnik-dion-ludosky-17-personnalites-appellent-les-ministres-a-se-former-a-lecologie-4110040

    Ici je vais quelque peu étriller Jancovici qui présente pourtant l’intérêt d’être une des seules stars du PAF à mettre en avant la question de la décroissance (qui me semble incontournable).

    Jancovici (bientôt sur QG) vient de passer « la surmultipliée » et, à cette occasion fait étalage de sa vision petite bourgeoise de la société et du management : tout aussi affligeant que la résilience de Cyrulnik. (agir sur la personne en agissant par la formation ou par la thérapie ou crypto-thérapie = le degré zéro de la politique).

    Vision étriquée, tout à fait similaire aussi à celle qui s’exprime dans les entreprises ordinaires (formation, coaching etc …).

    Soyons clair : que QG invite Jancovici est une très bonne chose ; ça permet d’initier un débat autour de la décroissance et, partant de là, de réagir, chacun selon ses convictions.

    Ici j’anticipe ! La tribune proposée par cet écologique trio de petit-bourgeois est un modèle du genre. Présentation :
    – au centre, le technocrate Jancovici, ingénieur ; ingénieur paré des tares ordinaires de l’ingénieur moyen : efficace dans la résolution technique des problèmes, mais nul quant à la saisie de la dimension socio-politique qui baigne ces problèmes.
    – A sa droite un individu nommé Cyril Dion, artiste en vue parait-il, et bien évidemment pacifiste et écologiste cad bobo (et donc adepte de l’éternelle « parole », moteur du changement).
    – A sa gauche l’inénarrable Priscilla Ludowsky, entrepreneuse libérale, un temps égérie des Gilets Jaunes, mais toujours très conservatrice politiquement parlant : pas touche au libéralisme !

    Concernant l’écologie, ce trio propose une idée « politique » géniale, fondée sur un diagnostic « politique » génial (génial est ici ironique).

    (mais préalablement, notons que le diagnostic « technique » de Jancovici sur la question écologique est plutôt bon, car corroboré par de nombreuses autres autorités scientifiques. Mais la sensibilité socio-politique est de façon récurrente absente de la réflexion écologique meanstream française (EELV). Par exemple, la mesure sociale centrale destinée à limiter la pollution « carbone » consiste à augmenter le prix du carburant (Jancovici dans ses vidéos, et Sandrine Rousseau dans ses propositions politiques). Cette mesure constitue, en lousdé, un certificat d’encouragement décerné de façon subliminale et parfaitement indécente à Macron quant à la crise des GJ. Souvenons-nous aussi des embrassades révélatrices entre l’écologiste libéral-libertaire Cohn Bendit et Macron, au début de son premier mandat https://www.lejdd.fr/Politique/emmanuel-macron-sera-a-cannes-dans-un-documentaire-de-daniel-cohn-bendit-3647621 )

    Revenons à l’idée géniale du trio écolo en question. Ce trio nous dit :

    « nous refusons l’idée que les politiques écologistes absentes du quinquennat précédent relèvent d’un manque de courage et de conviction … ».

    Et la suite du diagnostic consiste donc à déclarer que ce qui n’est pas un problème de courage et de conviction est simplement

    « un problème de formation » car il est évident que « savoir c’est pouvoir ».

    Waouh ! A se taper le cul par terre ! « Quand on sait, on peut » ! Voilà, voilà, retour à l’idée, retour à l’idéelisme. Et il suffit de le dire pour que ça fonctionne auprès des masses ! Retour à Lacan, à la parole magique !

    Bien évidemment, idée fausse car elle réduit le « pouvoir » au « savoir » cad à la connaissance. L’immobilisme écologique de Macron, non, ce n’était pas une question d’enjeu financier d’une classe sociale qui freine des quatre fers ; pas une question de « qu’est-ce que je gagne ou qu’est-ce que je perds dans telle ou telle orientation politique ? » ; non, c’est juste une question de connaissance, de savoir, de formation.

    Cette approche bien connue de type « un problème social –> une formation » est le letmotiv du management technocratique qui sévit dans les entreprises. La forme rudimentaire de la formation évoquée consiste, en première étape dans l’entreprise, en « explications ». Quand ça coince, quand ça freine du côté des salariés lors d’un changement, il faut leur « expliquer » le changement, le pourquoi, cad « le justifier ». Nanti de « ce savoir », les salariés accepteront, « voudront » ce changement ; tout est une question de « savoir » ; savoir c’est vouloir, pense la direction d’entreprise ; pourtant, à l’inverse, quand les salariés expliquent à la direction pourquoi ils ne veulent pas du changement, là, la direction refuse de comprendre, de changer d’idée : c’est la direction qui résiste au changement que proposent les salariés.

    Mais du côté de Jancovici and Co, on fait encore mieux, bien mieux. L’entreprise ordinaire dit « savoir c’est vouloir », Jancovici dit « savoir, c’est pouvoir » !

    Carrément ! La question de la « volonté » (le vouloir) qui précède toujours l’action volontaire (cad action non pas « réflexe », mais action « stratégique », « intentionnelle ») est court-circuitée chez les 3 pieds nickelés. Le discernement avant l’action, qui s’exprime dans la volonté, la décision d’y aller ou pas, suite à une analyse des forces (pouvoirs d’agir) en présence, et d’une balance des pertes et des gains escomptables, ce discernement n’est pas convoqué par Jancovici : « quand on sait, on peut » nous dit-il. Carrément. Toujours le même problème de confusion entre :
    « infrastructure, matérialité (pouvoir) », et
    « superstructure, idéologie (savoir) ».

    C’est mal barré leur affaire. En tout cas c’est barré sur des bases erronées !

    Sauf à ce que ça serve de prétexte pour une sortie honorable de la politique écologiste lamentable du gouvernement, ou pour justifier des mesures antisociales futures au nom de l’écologie, je ne vois pas comment une formation à l’écologie pourrait changer des politiciens ; les politiciens sont en contact permanent avec le monde scientifique mondial ; les rapports technico-scientifiques existent, nombreux et connus. Déjà des mesures, des projets écolos non « décroissantistes » extrêmement couteux ont été lancés (la fusion nucléaire : Iter). Les politiciens n’ont pas besoin de formation, car ce n’est pas une question de « savoirs », mais de « vouloirs ».

    En gros, c’est du rêve ou de l’esbrouffe que nous propose le trio technico-poético-libéral. Ils prennent les politiciens (mais peut-être avec leur accord) et la population (sans son accord) pour des cons en corrélant causalement les propositions du grand débat écologique avec la formation écologiste de 20h qui a précédé ce débat. Et même si la corrélation était fondée, croire que ce qui a marché avec le peuple marchera avec des politiciens est naïf ou plus vraisemblablement manipulatoire.

  2. Selon Wikipédia : Aux États-Unis, la récession est définie comme « une baisse significative répandue dans l’ensemble de l’économie qui dure plus que quelques mois et qui affecte à la fois le PIB, les revenus, la production industrielle, l’emploi et le commerce de gros et de détail ».

    Du coup ça ressemble fortement à la « décroissance » qui vise bien à la baisse du PIB, de la production industrielle, du commerce !

    Du coup l’expression « spectre de la récession » pourrait signifier « spectre de la décroissance » cad « décroissance = caca » !

    Or, la décroissance est incontournable écologiquement parlant. Il n’y a pas d’autres solutions.

    Le PIB consiste en la somme nationale des rémunérations du travail (salaires) et des rémunérations du capital (profits). Pour rémunérer le capital il faut de la consommation (la consommation est la condition du profit). Pour booster la consommation, tout est bon : création de nouveaux besoins (offre), obsolescence programmée, obsolescence provoquée, développement monopolistique, extractivisme …, Par ailleurs il faut maintenir les salaires le plus bas possible : concurrence, chômage, etc …

    Seule une société communiste non basée sur le profit privatisé et sur la concurrence de production, peut permettre une décroissance vivable en matière de niveau de vie décent.

    La solution de Sandrine Rousseau d’augmenter le prix du carburant, par exemple, pour faire baisser la consommation est complétement idiote : c’est du capitalisme de gauche. Ca ampute le pouvoir d’achat des seuls plus pauvres et ça enrichit les plus riches. En régime communiste, l’activité industrielle est naturellement plus faible sans perte de pouvoir d’achat puisque dans le PIB il n’y a plus la rémunération du capital (seulement le remplacement du capital).

    1. L’argument du développement monopolistique est à double tranchant :
      – dans un sens il laisse la liberté des prix (forcément hauts pour faire du profit) au capitaliste monopolistique. C’est le consommateur qui trinque mauvais.
      – dans un autre sens, il évite la concurrence industrielle féroce sur les prix, concurrence qui fait baisser les salaires. C’est le salarié qui trinque mauvais.

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