« Soit on se résigne, soit on affronte le capital »

09/06/2023

Alors que le mouvement contre la réforme des retraites s’achève par un nouvel échec du camp social, il est urgent de penser à un vrai plan pour la suite afin de ne pas se laisser envahir par le découragement. Ludivine Bantigny, historienne et maîtresse de conférences à l’université de Rouen, examine les possibles alternatives à notre système dans un entretien exclusif pour QG. Quel cap se fixer pour des luttes sociales enfin victorieuses? Comment mettre en place dès maintenant des pratiques d’autogestion pour changer les mentalités face au pouvoir et au travail? Autant de questions abordées dans son nouveau livre, « Que faire? »

« Que faire ? » Une question que posait déjà Lénine en 1901 et qui est aujourd’hui le titre du nouveau livre de Ludivine Bantigny. Pour QG, l’historienne, spécialiste de l’histoire des mouvements sociaux, met en avant l’autogestion, l’existence d’un « déjà-là » communiste ; bref: rend visible une alternative qui s’appuie sur un objectif d’émancipation et de démocratie directe face à un capitalisme destructeur du vivant, qui suit désormais une trajectoire barbare. Interview par Jonathan Baudoin

Ludivine Bantigny est historienne et maîtresse de conférences à l’université de Rouen. Elle vient de faire paraître : « Que faire? » aux éditions 10/18

QG : Pourquoi avoir choisi de faire vôtre le titre « Que faire ?« , du révolutionnaire russe Lénine?

Ludivine Bantigny : C’est bien sûr un clin d’œil un peu provocateur et un peu auto-ironique. Il faut le prendre avec un mélange de gravité et de légèreté. Mais bien évidemment, ce n’est pas complètement déconnecté. Il y a un lien parce qu’il y a une culture politique, dont je parle dès l’introduction, qui est l’histoire du mouvement ouvrier, du mouvement socialiste, communiste, écologiste, anarchiste, libertaire, écosocialiste, écoféministe. Lénine se rattache en partie à cette culture.

Vous soulignez combien le concept d’autogestion peut aider à penser une alternative à la propriété privée, façonnée par le capitalisme. Dans le contexte actuel de fin du mouvement d’opposition à la réforme des retraites, est-ce que l’autogestion mériterait d’être portée par les syndicats, comme ce put être le cas dans les années 1960-1970, en particulier à la CFDT ?

Les pratiques autogestionnaires sont cruciales, si on réfléchit à la démocratie. J’ai conscience que c’est un projet de longue haleine, mais il peut également se réaliser à des échelles locales. Ce qui est essentiel, c’est l’articulation des échelles. Comme vous le soulignez, à travers le congrès de la CFDT de 1966, la question de l’autogestion n’était pas moins compliquée à l’époque, mais elle était dans l’air du temps. Il y a eu beaucoup d’expériences autogestionnaires dans les années 60-70. On cite souvent Lip, mais il y eut une quarantaine d’expériences autogestionnaires à l’époque, en France. Il y en avait d’autres ailleurs en Europe, en Amérique latine, notamment en Argentine, et il y en a qui persistent. J’en cite quelques exemples dans le livre.

Affichage ouvrier, Mai 68, école supérieure des Beaux-arts

Il ne s’agit pas de mettre en cause la propriété privée dans son ensemble. Mais de s’en prendre à la propriété privée des moyens de production, ou du moins de l’interroger. C’est la raison pour laquelle je me suis penchée sur d’autres cultures : un regard plus anthropologique permet de considérer que les rapports aux biens communs dans l’histoire de l’humanité, y compris notre histoire contemporaine, sont parfois sans rapport direct avec la notion de propriété privée. Il me semble que, sur beaucoup de domaines tels que les conditions de travail, la durée du travail – on voit avec la « réforme » des retraites combien l’enjeu est important – ou sur la question environnementale, il y aurait une intelligence collective qui serait plus à-même de prendre en compte les besoins des humains et du vivant. Il s’agit d’abandonner l’axe du profit, de la rentabilité, de la compétitivité, pour choisir d’autres critères. Cela mérite d’être discuté. Ce n’est pas une utopie. C’est une grande partie de l’histoire des sociétés. La propriété privée des moyens de production nous apparaît aujourd’hui comme un plasma évident dans lequel on vit. Mais en réalité, à certains égards, c’est presque une anomalie dans l’histoire de l’humanité.

Vous adoptez l’idée d’un « déjà-là » communiste, défendue notamment par l’économiste et sociologue Bernard Friot. Mais comment convaincre, d’une part les citoyens, et d’autre part les forces politiques socialistes, communistes, écologistes, anarchistes, de la pertinence de cette idée ?

Je crois que nombre de forces politiques en sont de plus en plus convaincues, dans le grand arc de la gauche. Y compris des forces qu’on peut qualifier de « réformistes » ou de « sociales-démocrates ». La France insoumise est une sorte de social-démocratie, au sens historique du terme, au sens fort de Jaurès. Pas au sens de Tony Blair ou de Dominique Strauss-Kahn. Ce sont des cultures politiques de plus en plus anticapitalistes parce qu’elles mesurent chaque jour davantage les ravages du capital. Dès lors, elles explorent aussi des perspectives qui tournent autour d’une certaine autonomie, avec un encouragement aux coopératives. On renoue avec une histoire qui est celle de l’associationnisme, des associations de producteurs, de consommateurs, au 19ème siècle.

Le socialisme, au sens historique du terme, à savoir l’égalité, la justice sociale, l’émancipation, la république sociale et universelle, est une culture commune, indépendamment des branches qui la composent. Cela me rappelle le mot d’ordre de Rosa Luxemburg, « socialisme ou barbarie ». Et je crois que les forces politiques en question vont en être de plus en plus convaincues parce que l’alternative est de plus en plus menaçante. La situation est très violente et le sera davantage. J’ai coécrit avec Ugo Palheta un ouvrage intitulé « Face à la menace fasciste » (Éditions Textuel, 2021) et je suis de plus en plus persuadée que le titre n’est pas abusif. En somme, la conviction de se battre pour le « déjà-là » et au-delà est à la fois absolue, en termes de valeur, de principe, d’idéal et d’espoir ; mais elle s’impose aussi dans l’urgence de la situation. Et ce d’autant plus que les expériences d’aménagement du capitalisme ont largement échoué, que ce soit dans les années 80, mais aussi lors du Front populaire, qu’on a un peu tendance à enjoliver, mais dont j’ai pu constater, par un travail d’archives, que les quelques conquêtes très importantes ont été rapidement balayées.

Manifestation antifasciste à Paris, juin 2013

Pour rester un instant sur la France insoumise et son orientation sociale-démocrate que vous soulignez, au sens historique du terme, est-ce que ce mouvement porte aussi en lui le concept de « réformisme révolutionnaire », défendu par Jean Jaurès en son temps ?

Vous avez pleinement raison d’employer cette formule de Jaurès, si juste. Quiconque est vraiment sincère dans un projet de réformes émancipatrices, mesure que celles-ci viennent buter, rapidement, sur les obstacles dressés par la logique implacable du capital. Prenons l’exemple d’une mesure avancée par l’Union populaire: limiter l’écart de salaire de 1 à 20. On peut se demander comment cela se réaliserait concrètement, puisque les grandes entreprises ont l’habitude de contourner la loi, quitte à recevoir, parfois, des condamnations qu’elles préfèrent payer, plutôt que de respecter le cadre légal.

Cela signifie que si l’on veut vraiment appliquer certaines réformes qui viennent entrer en contradiction avec la logique du profit et de la propriété privée des moyens de production, donc du pouvoir des possédants, il y a dès lors une alternative. Soit on se résigne, et cela fut le cas assez rapidement durant les expériences de gauche réformiste au pouvoir, soit on affronte le capital.

Est-ce que le mouvement des Gilets jaunes, sur lequel vous revenez à la fin de votre essai, a une portée révolutionnaire dont les effets se feront sentir sur le long terme ?

On ne peut sans doute pas parler de mouvement révolutionnaire, mais au moins d’un soulèvement populaire à connotation insurrectionnelle. Prendre la rue pendant plusieurs semaines, s’approcher de l’Élysée, s’affronter régulièrement aux forces de l’ordre et prendre conscience de leur rôle, réfléchir à la démocratie, à des solutions alternatives à la supposée démocratie représentative, tout cela est très courageux, plein de bravoure. Il y a eu beaucoup d’intelligence collective et un immense texte social et politique, créatif, inventif, écrit au dos des gilets jaunes. Tout cela constitue une expérience politique qui se cumule, même s’il faut faire attention à cela. Certains vont dire : « Là, on a perdu. Mais on a quand même lutté. ». Or, cela peut aussi avoir l’effet inverse : la détresse, le désespoir, le sentiment d’écrasement. Nous avons vraiment besoin de victoires.

Le mouvement des Gilets jaunes, pour les raisons que l’on connaît, a pris la forme de manifestations le samedi et d’occupations de ronds-points. La grande différence avec un moment où, en France, on a eu le sentiment qu’une révolution était possible – par exemple sous le Front populaire ou en Mai-Juin 1968 -, c’est que dans ces moments historiques il y a eu la grève générale, bloquant économiquement le pays, avec des occupations de lieux de travail. Or, cette stratégie reste centrale à mes yeux. On peut manifester autant de fois que l’on veut, le pouvoir ne s’en inquiètera que très modérément. D’ailleurs, Emmanuel Macron n’a pas manqué de nous le faire comprendre. En revanche, une grève dure, avec un blocage du pays, forge un tout autre rapport de force, bien davantage en notre faveur. Et c’est ce qui leur fait peur. C’est ce qui a également manqué dans la dernière mobilisation contre la « réforme » des retraites.

Manifestation contre la réforme des retraites à Paris pour la journée des travailleurs, le 1er mai 2023

Vous citez l’écrivain Jean Lacouture, qui déclarait que le maintien de la France dans le Système monétaire européen des années 80 marquait « la victoire sans réserve de l’Europe sur le socialisme ». Ne faudrait-il pas viser une politique de dissolution de l’Union européenne pour développer le socialisme et renouveler l’internationalisme ? Est-ce que les forces politiques à gauche manquent de courage sur cette question ?

Cette dissolution, cette dislocation concerne l’Union européenne en tant que structure très concentrée, dont l’objectif économique, capitaliste, est clair. Cette construction européenne – qui n’est pas « l’Europe » à laquelle, nous autres internationalistes, on peut aspirer –, est avant tout un marché : un « marché commun ». Une grande partie de la gauche en est convaincue et le courage en question n’a pas manqué lors du référendum sur le traité constitutionnel (TCE) en 2005. On a pu vivre alors, à la base, un moment dense sur le plan démocratique, une forme de délibération collective. Il y avait plein de comités de quartier qui ont cherché à comprendre les enjeux de ce texte. Et au-delà du traité constitutionnel, certains le savaient déjà de longue date, depuis Maastricht, voire avant. Mais il fallait mener par le bas ce travail d’analyse et de compréhension collective de cette machine de guerre économique.

Vous avez raison de poser cette question. Je ne la pose peut-être pas suffisamment dans le livre… Mais il ne faudrait pas mettre pour autant davantage l’accent sur l’Union européenne que sur les États nationaux. On dit souvent que l’Union européenne prive les peuples de souveraineté. Mais en fait, les États, tels qu’ils existent aujourd’hui, privent tout autant leurs peuples de leur souveraineté. Par ailleurs, l’UE, dans ses instances gouvernementales, n’est qu’une addition des représentants des gouvernements nationaux. Et ces derniers se cachent derrière le prétexte des institutions de l’Union pour présenter ce qu’on appelle des contre-réformes, en raison de « critères de convergence », d’« exigences européennes », etc. Or c’est aussi le choix politique des gouvernements nationaux. Leur responsabilité est majeure.

Vous soulignez que la révolution est toujours issue « d’un long cycle de luttes ». Néanmoins, ne risque-t-elle pas d’être trop tardive face à un modèle capitaliste qui est en mode « après moi, le déluge » ?

C’est une question absolument cruciale et j’en suis inquiète. C’est pourquoi ce livre est rédigé sous l’épée de l’anxiété. D’un côté, il y a un projet collectif, issu de plein de cultures politiques variées, convergentes, fédérées. De l’autre, il y a une urgence majeure et le sentiment qu’on pourrait ne pas y arriver. C’est pour ça que je veux contribuer, de manière très modeste, à mettre tout cela sur la table de la discussion collective. Mais je crois que la révolution sera faite comme une marqueterie, une mosaïque, avec de nombreuses pièces qui s’assemblent petit à petit. Je ne sais pas si on connaîtra une espèce de « grand soir », un événement comme le 14 juillet 1789 ou un février/octobre 1917. D’ailleurs, la révolution russe fut elle-même un long processus révolutionnaire commencé en 1905, avec l’expérience de l’auto-organisation populaire, avec les soviets, les comités de base dans les quartiers, les entreprises, les communes, les villages. Pour qu’il y ait révolution, dans le sens d’un événement social et politique, il faut aussi une sorte de révolution anthropologique qui infuse dans les consciences, un changement radical de points de vue, de repères et de critères.

« Je crois que la révolution sera faite comme une marqueterie, une mosaïque, avec de nombreuses pièces qui s’assemblent petit à petit« 

À cet égard, les Gilets jaunes ont été une pièce importante de ce puzzle. Il y en a plein, des pièces comme ça. Des personnes de plus en plus nombreuses veulent échapper à ce système, bâtir des zones à défendre, créer des coopératives, produire et consommer autrement, faire grève, manifester. Et tout ça pourra à un moment se cristalliser dans un mouvement révolutionnaire.

Propos recueillis par Jonathan Baudoin

Ludivine Bantigny est historienne, maîtresse de conférences à l’université de Rouen. Elle est l’auteur de Que faire ? (10/18, 2023), L’Ensauvagement du capital (Seuil, 2022), Face à la menace fasciste. Sortir de l’autoritarisme (avec Ugo Palheta, Textuel, 2021), La Commune au présent. Une correspondance par-delà le temps (La Découverte, 2021), 1968, de grands soirs en petits matins (Seuil, 2018) ou encore de La France à l’heure du monde. De 1981 à nos jours (Seuil, 2013)

1 Commentaire(s)

  1. « Affronter le Capital…. » Rien que ça…. Et bé ça m’en bouche un coin. Elle fait quoi Ludivine pour vivre ? Vit-elle ce dont elle parle ? « Autogestion, communisme déjà-là » ect. Sous quelle loupe regarde t-elle tout ça ? Je serais curieux de savoir. Juste pour voir qu’elle tête elle ferait si elle se retrouvait nez à nez avec la réalité dont elle parle.

    « je crois que la révolution sera faite comme une marqueterie, une mosaïque, avec de nombreuses pièces qui s’assemblent petit à petit. » La Révolution elle la fait dans son salon ou sur les barricades ? Une « marqueterie »? Et pourquoi pas une salade de fruits tant qu’on y est ? C’est joli une salade de fruit, et ça se mange en prime ! Allez un brin d’humour pour rire ensemble de la chiquenaude lancée à Ludivine.

    https://youtu.be/-5n3U2yjfDM

    Ludivine voit clair mais son verbe manque de sueur et de chair. Comme une comptable elle grille le paysage et ce qu’il en ressort n’est que fils de fer. Quand elle aura crotté ses escarpins dans l’ une de ces « zones à défendre » on pourra rire ensemble de ses airs d’escadrille. Elle se rendra compte qu’elle n’a fait que chausser des espadrilles.

    Allez ! Un pti’air de terre pour lui rappeler que pour avancer il faut et du cuir ET des semelles ? Dans ces « zones à défendre » l’issue ne dépend que du FAIRE et pour ma part il s’agit de FAIRE SANS tous les POUVOIRS (religieux, politiques, intellectuels, médiatiques…) pour FAIRE SANG. Alors la parole jaillie FAIT SENS dans les têtes, fait palpiter le cœur et fait bouger les jambes.

    https://youtu.be/wgGZhumd0mc

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