Près de vingt ans après le référendum de 2005, la campagne électorale a offert un spectacle déroutant. Malgré les contradictions traversant une Union secouée par des crises qu’elle croit surmonter par une extension des domaines de la marchandise et de la guerre, on y a parlé de tout, sauf de l’essentiel: que faisons-nous dans cette Union dont la destinée manifeste, consacrée par la primauté du droit européen sur le droit interne, interdit la moindre alternative ?
Dans un article paru en mai dans Le Monde diplomatique, Aurélien Bernier entend redonner des couleurs à une pâlissante « gauche du non », désormais encline à négliger ce qu’aucun étudiant en droit n’est censé ignorer : l’intégration du droit européen dans le droit interne avec ses effets sur l’office du juge ordinaire interdit toute politique « de rupture » sans porter atteinte à l’Etat de droit qui borne l’état du droit. Il rappelle les étapes de cette « guerre du dernier mot » entre juges européen et national depuis les arrêts « Van Gend en Loos » (1963) et « Costa contre Enel » (1964) de la Cour de Justice des Communautés européennes jusqu’à la décision du Conseil constitutionnel du 27 juillet 2006 érigeant l’ultime barrière aussi fragile que floue de « l’identité constitutionnelle » de la France. Encore aurait-on pu prolonger cette liste jusqu’à des arrêts plus récents mais, déjà, se pose cette question : comment se libérer du carcan ?
Aurélien Bernier écarte derechef la voie d’une sortie des traités et s’en explique dans un entretien vidéo sur le site de QG (Quartier Populaire, « Faut-il désobéir à l’Union européenne? », 2 mai 2024) : en l’état actuel des rapports de force politiques, la tenue d’un référendum sur cette question ferait peser le risque d’une sortie « par la droite », et non « progressiste », suivant son expression. Si l’on peut partager cette crainte face à l’essor, nourri par la guerre et les politiques poursuivies par l’UE, des nationalismes belliqueux en Europe, on se demande ce qui justifie d’attendre que la gangrène se propage. Toute légitime soit-elle, cette crainte n’autorise pas à préjuger de l’issue d’un référendum dont l’objectif est inconditionnel: recouvrer la souveraineté, sans laquelle la démocratie n’est qu’un vain mot, n’est ni de droite ni de gauche.
Cette piste écartée, Aurélien Bernier expose donc le moyen le plus efficace, selon lui, pour briser le carcan: introduire dans la Constitution des principes pour engager un bras de fer avec la Commission européenne, « gardienne des traités » et de l’ordre économique. Cette proposition est non seulement illusoire mais également périlleuse.
Outre son manque de réalisme, au regard du cheminement fastidieux de toute révision constitutionnelle, il est illusoire en effet de penser qu’il suffirait de constitutionnaliser un principe pour qu’il soit « gravé dans le marbre », comme il est naïf d’imaginer le Conseil constitutionnel exercer son contrôle à la manière d’un automate. Il dispose en réalité d’une gamme d’instruments, établis sponte sua, lui offrant une relative liberté dans l’exercice de son office, à l’instar des principes et objectifs à valeur constitutionnelle qu’il mobilise régulièrement pour limiter l’intervention du législateur et pondérer la portée de normes constitutionnelles, tels que le droit à la santé ou à un logement décent, la lutte contre la fraude fiscale, ou le droit d’obtenir un emploi.
Ce n’est pas en effet parce qu’une norme figure dans la Constitution qu’elle ne peut être interprétée ni sa portée modérée par une autre norme. Pourquoi s’interdire d’envisager qu’un jour le juge constitutionnel oppose à la liberté de recours à l’IVG, récemment consacrée, le principe à valeur constitutionnelle du « respect de tout être humain dès le commencement de la vie », adossé à une interprétation sui generis du « commencement » ? Autre exemple : le neuvième alinéa du Préambule de la Constitution de 1946, de valeur constitutionnelle, dispose que « tout bien, toute entreprise dont l’exploitation a ou acquiert les caractères d’un service public national ou d’un monopole de fait doit devenir la propriété de la collectivité ». Or, avant même que soit engagée la libéralisation des monopoles publics, prescrite par le droit européen, le Conseil constitutionnel en avait atténué la portée à l’aune d’un principe qui, après avoir suivi un cours souterrain depuis sa source prise dans le décret d’Allarde de 1791, avait rejailli à cette occasion. Saisi sur la loi de nationalisations de 1982, il avait opportunément, en vue de limiter l’action du législateur, tiré du droit de propriété le principe de la « liberté d’entreprendre » qui n’a cessé, par la suite, de s’élever dans la hiérarchie des normes. Dans une décision rendue en 2016 au sujet des dispositions contestées de la loi dite « Sapin 2 » sur la transparence fiscale, les Sages estimèrent ainsi, au moyen d’un providentiel contrôle de proportionnalité, qu’elles portaient « à la liberté d’entreprendre une atteinte manifestement disproportionnée au regard de l’objectif poursuivi », s’avisant, en professionnels de la casuistique, d’exciper de la liberté d’entreprendre le principe, désormais sacré, du secret des affaires.
L’inscription d’un principe dans la Constitution n’en rend pas la portée intangible ; elle n’en préserve pas non plus le sens des caprices du temps, comme une belle assoupie sous un dôme de cristal. Qu’entendra-t-on par « service public » en 2070 ? Les futurs exégètes du droit lui accorderont-ils un sens parfaitement analogue à celui que les artisans de sa constitutionnalisation avaient souhaité lui conférer ? La notion de service public en France, forgée par la doctrine au début du XXe siècle, a évolué, sous l’effet notamment des aménagements du droit européen, dans le domaine en particulier des délégations de service public. Aussi ne doit-on plus confondre « services publics » avec « propriété publique » ou « monopole public » dont on a vu précédemment que sa constitutionnalité était toute relative. Un service public peut en effet être assumé par un opérateur privé, à l’image des services d’eau potable. Cette précaution est d’autant plus nécessaire qu’aucune expression en anglais – langue quasi exclusive de travail de la Commission
européenne – ne permet à ce jour de restituer précisément le sens de la notion en français. C’est même dans cette confusion sémantique, habilement entretenue à travers la notion européenne de « services d’intérêt économique général », qu’il faut redouter le rôle d’un droit européen indifférent au régime de propriété tant qu’il existe un marché concurrentiel au sein duquel un service public peut continuer à survivre sous perfusion d’aides d’Etat soumises à autorisation. Inscrire les services publics dans la Constitution ne créera fort probablement aucun bras de fer juridique, sinon sous la forme de pusillanimes questions préjudicielles à la Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE). Les clercs du temple bruxellois de la casuistique de marché logés à la CJUE et à la Direction générale de la concurrence s’en accommoderont sans mal et continueront à initier l’administration et le juge national aux mystères de l’ordre marchand. Sinon à imaginer un appendice touffu en annexe du projet de révision de la Constitution pour prévenir toute interprétation malheureuse d’un nouvel article laconique, sa concision même rend son exégèse plastique.
Enfin, cette proposition n’est pas seulement illusoire, elle est aussi politiquement périlleuse en ce qu’elle alimente sur la démocratie un soupçon auquel s’abreuve un « gouvernement des juges » dont Aurélien Bernier admet la puissance tenace, quoique discrète, sans en tirer pourtant toutes les conséquences. On se souviendra, à toutes fins utiles, que le rejet du TCE en 2005 était notamment motivé par le refus d’une « constitutionnalisation », alors jugée anti-démocratique, des politiques économiques. Sous quel envoûtement la gauche, dont le légicentrisme était autrefois la marque, est-elle tombée depuis pour revendiquer l’inscription de la liberté de recours à l’IVG dans la Constitution qui laisse aux Sages le soin de la « protéger » mais aussi, s’il leur sied suivant leurs humeurs idéologiques du jour, de l’étayer à l’aide de principes nouveaux et de raisonnements intempestifs ? Au juge constitutionnel – enclin, depuis l’introduction de la question prioritaire de constitutionnalité, à devenir un juge suprême « à l’américaine » –, et non plus au législateur, véritable délégataire de la souveraineté du peuple, incombe alors la responsabilité de protéger ce droit que l’on croit éternel. Ou comment faire advenir un mal que l’on craint.
Du reste, la possibilité offerte au justiciable, depuis l’introduction en 2008 de la question prioritaire de constitutionnalité, de demander au juge constitutionnel d’écarter une loi par voie d’exception (à l’occasion d’un contentieux) pourrait priver de tout effet une autre proposition avancée par Aurélien Bernier : la constitutionnalisation de la « théorie de la loi-écran » suivant laquelle un juge national ne peut, pour juger une affaire, écarter la loi ou en contrôler la conformité à une norme internationale ou constitutionnelle. En effet, selon Olivier Dutheillet de Lamothe, « le contrôle de conventionnalité [contrôle par le juge de la conformité à une norme internationale] a, en pratique, la même portée et les mêmes effets qu’un contrôle de constitutionnalité par voie d’exception », nombre de normes internationales recoupant une série de normes constitutionnelles, notamment dans le domaine des droits et libertés
fondamentaux. Cette interdiction faite au juge ordinaire de contrôler la conventionnalité des lois pourrait même s’avérer contre-productive en poussant le Conseil constitutionnel à franchir le Rubicon jurisprudentiel pour se placer sous l’autorité de la CJUE, appelée à devenir une Cour suprême
fédérale. D’aucuns s’en inquiètent quand d’autres en rêvent depuis longtemps.
La croyance dans la constitutionnalisation comme « rempart » permettant d’engager un rapport de force avec l’UE travaille, sinon à réaliser des effets opposés à l’objectif poursuivi, du moins à assimiler notre tradition juridique à celle des Etats-Unis dont les récents revirements de la Cour suprême devraient pourtant alerter sur le caractère illusoire de l’intangibilité de la norme suprême. Quand bien même, par une alchimie extraordinaire, ces normes acquerraient la consistance du marbre, leur hiérarchisation et leur portée n’en seraient pas moins soumises aux oracles d’un « Juge-Roi », et non plus aux vicissitudes de la délibération démocratique, ce « scandale permanent » à la contingence si inactuelle. Au juge « éclairé » et sage de trancher dans le réel sa part de Vrai et de Juste pour fonder un droit qui demeure pourtant toujours variable dans le temps. Au peuple, toujours suspect de s’abandonner à ses passions, de se tenir tranquille au seuil du Vrai et du Juste.
Voici un paradoxe sur lequel la gauche, si prompte à célébrer le Peuple et qui redoute autant une sortie des traités européens « par la droite » que l’accusation infâmante de repli nationaliste, serait bien avisée de se pencher si elle se décidait à livrer le combat, une fois dissipés les reflets brumeux du droit, sur un terrain où il n’est pas perdu d’avance, celui inconditionnel de la souveraineté du peuple.
Marc de Sovakhine
Marc de Sovakhine est un haut fonctionnaire français écrivant sous pseudonyme pour QG
Photo d’ouverture : Présidence Française du Conseil de l’Union Européenne, 18 janvier 2022
Intéressant échange entre mr Bernier et mr Sovakhine. La technicité du sujet augmente avec l’approfondissement. Mais c’est intéressant.
Les degrés de liberté (marges de liberté) sont régis par le droit : c’est normal.
Mais la technicité du droit présente des risques pour le plein et bon usage de ces libertés : risques d’être hors la loi ou risques de ne pas profiter pleinement de la loi.
Là, les riches qui peuvent se payer les conseils d’avocats sont favorisés quant à ce plein usage de leurs libertés. Ils sont sur la crête de la montagne, entre le versant à l’ombre (prison) et le versant du plus long soleil (la vie).