« La victoire idéologique de la bourgeoisie financière n’aurait pas été possible sans la collaboration des autres »
Le 04/04/2024 par Alain Accardo
La constitution d’une opposition radicale durable et massive semble très difficile à concevoir dans le cadre des Etats-nations du système capitaliste mondialisé actuel. La bataille du symbolique a été largement remportée par les forces du capital qui ont réussi à faire adhérer les masses à un capitalisme de consommation croissantiste, censé pouvoir répondre indéfiniment à l’inflation de leurs désirs immédiats, alors même que les conditions de vie élémentaires sur la planète sont à l’évidence partout en voie d’effondrement. C’est la raison pour laquelle les simagrées oppositionnelles « de type gauchisto-écolos-centristes » sont aujourd’hui vouées à l’insignifiance et à l’inefficacité, affirme le penseur Alain Accardo. Un constat rude mais nécessaire fait par l’un des compagnons de route de Pierre Bourdieu, à lire en exclusivité sur QG
Les membres de l’espèce humaine vivent en société, de façon très générale au milieu de congénères avec lesquels ils ont des rapports familiaux. Mais personne ne les a consultés pour savoir s’ils souhaitaient vraiment vivre en compagnie de ces gens-là. Et pourtant, si on réfléchit sans a priori à la question, on pourrait bien être conduit à une conclusion qui, sans prétendre à une grande originalité, ne laisserait pas de surprendre, voire de choquer quelques-uns des interlocuteurs, comme par exemple l’affirmation qu’aucune société, d’aucune sorte, ne subsisterait plus d’une journée si elle ne reposait sur un pacte passé par ses membres les uns avec les autres et parfois avec eux-mêmes, en vertu duquel ils acceptent et soutiennent l’ordre établi, quelle que soit la force de leur sentiment personnel d’adhésion.
Je connais bien néanmoins tous les arguments qu’on peut opposer à cette thèse et qui militent pour la reconnaissance de l’existence universelle du dissensus, voire de sa nécessité ou même de son utilité, mais je persiste à penser que vivre en société, de nos jours plus encore qu’à toute autre époque, serait impossible à quiconque serait déterminé à ne pas subir plus longtemps la compagnie de ses congénères.
Encore faut-il préciser quelques notions faussement évidentes. Le consensus dont je parle pourrait être qualifié d’« absolu » en ce sens qu’il est inhérent au fait même d’être membre de l’espèce humaine et pas seulement à telle ou telle de ses sous-espèces, de ses civilisations, de ses cultures ou de ses catégories. Cela permet de comprendre d’emblée la force et l’universalité du pacte qui soumet chaque individu à son environnement social, pacte consubstantiel, tacite autant qu’immémorial, dans la mesure où l’individu ne peut se souvenir de l’instant où il l’a contracté. Celui-ci se confond avec son entrée dans le monde, dans la cellule sociale qui lui a donné son statut d’être humain, en tel lieu, à telle époque.
S’il y a eu dans la tradition poétique, de l’Antiquité grecque à nos jours, plus d’un exemple d’exploitation du thème du « malheur d’être né », en revanche nous n’avons pas d’exemple, pas même mythologique, d’un refus de sa naissance par un enfant, et aucune contestation n’a pu s’élever autrement que sur la base d’une intégration acceptée à un groupe social et d’une assimilation de longue durée de sa culture. Il est toujours trop tard pour refuser d’être né et ce qu’on est devenu en naissant. Aujourd’hui, comme vraisemblablement au paléolithique et très certainement au néolithique, se sentir intimement solidaire d’un groupe social déterminé reste une condition sine qua non de toute vie humaine. Ce qui fait la force du pacte social c’est originellement la nécessité vitale pour l’individu qu’un groupe humain constitué prenne en charge son existence personnelle et lui donne l’essor initial nécessaire pour s’intégrer à une culture donnée (prime éducation, petite enfance, etc.).
On voit par là que les théoriciens du lien social (comme Rousseau par exemple) avaient raison de mettre l’intérêt le plus brut et le plus immédiat de l’individu à l’origine de la vie sociale, en faisant de celle-ci le produit, à la fois d’une sorte de calcul individuel et d’un raisonnement collectif (du type « à- plusieurs-nous-serons-plus-forts »), à ceci près que ce genre de supputation a dû s’élaborer et se transmettre très longuement et très obscurément dans la genèse des espèces dites sociales, avant même l’émergence de l’espèce Homo Sapiens, chez les Hominidés, comme en témoignent les interactions individuelles très structurées et solidaires dans de nombreuses autres espèces d’animaux.
On est donc en droit de penser que le contrat social, pour reprendre le terme rousseauiste, n’a jamais donné lieu, nulle part, à un acte inaugural unique qui aurait mis fin à l’existence solitaire des membres dispersés d’un groupe dont chacun se suffisait jusque-là à lui-même, pour les rassembler et les engager dans une coopération permanente et contractuelle en dehors de laquelle ils seraient incapables de mener une existence humaine digne de ce nom.
Mais s’il est permis d’affirmer que jamais aucune instance sociale n’a décidé à un moment donné de l’histoire, ou plutôt de la pré-histoire, d’adopter un mode de vie proprement social, en revanche, tout invite à penser que la vie des groupes humains en société, aujourd’hui comme hier, est le résultat sinon toujours d’une volonté active de la part de chaque individu, du moins de la réitération continue de l’acceptation, tantôt proclamée et tantôt tacite, tantôt enthousiaste et tantôt résignée, de la présence des autres et l’expression d’un engagement renouvelé à coopérer avec eux dans le respect de droits reconnus.
L’expérience de la vie sociale, même sommaire, enseigne rapidement, y compris aux plus réfractaires, que pour que la vie en société soit possible, il faut que les avantages qu’on en retire balancent les inconvénients qu’on en subit. Aucune cohésion sociale n’a jamais résisté bien longtemps (à l’échelle des générations) au déséquilibre des droits et des devoirs, des charges et des privilèges. De l’Éxode des Hébreux aux grandes invasions mongoles, des plébéiens de la Rome antique du Ve siècle av. J-C, se retirant sur l’Aventin pour y faire grève, au grand dam de leurs employeurs patriciens menacés par les tribus Volsques, qu’il s’agisse des Pilgrim Fathers protestants obligés de chercher refuge au Nouveau-Monde, ou des innombrables populations qui au fil des siècles et des générations n’ont cessé de transhumer par toute la planète, à la recherche d’une vie meilleure, ou qu’il s’agisse des guerres anti-impérialistes de libération nationale du XXe siècle, l’histoire des sociétés humaines est faite de plus de sécessions, de désintégrations, de discordes et de dissidences que d’unions sans nuage et d’accords parfaits entre les peuples.
Nous pouvons tirer de nos mythologies les plus incroyables cette certitude que, quitte à errer 40 ans dans le désert avant de trouver son Canaan, aucun peuple ne s’accommodera indéfiniment de la servitude, de l’humiliation et de l’infériorisation dont il est victime de la part de ses oppresseurs. Evidemment, à l’échelle d’une génération, il peut paraître insupportablement long et pénible, voire impossible, aux enfants des opprimés d’imposer la fin des exactions dont ils souffrent. Ce fut là, on le sait, une des raisons essentielles pour lesquelles les Pères Pèlerins finirent par embarquer à bord du Mayflower en 1620 à Southampton. Leur façon de vivre et de croire ne cessait de battre en retraite et de leur attirer des avanies. C’est aussi là l’une des raisons pour lesquelles tous les divorcés de la planète cessent de vouloir faire route ensemble, tant il est vrai qu’une séparation radicale est souvent préférable à un mariage bancal.
Aujourd’hui, comme hier, on voit se déliter des alliances qu’on croyait plus solides et prometteuses comme cette U.E. morte-née qui semble constamment menacée d’un Exit des uns ou des autres.
On doit, semble-t-il, pouvoir en inférer que là où les groupes ne se désagrègent pas, c’est que leurs membres sont en définitive unis par un consensus suffisamment massif et stable pour leur faire réitérer continûment, de façon tacite ou expresse, leur accord initial. Quand les gens restent ensemble, c’est que, au bout du compte, ils ont sinon la claire perception du moins le sentiment diffus que cela vaut mieux que de se séparer. Quelques réformettes ou des concessions sur des points mineurs, finiront de convaincre les plus hésitants qu’il vaut mieux rester que partir (ou inversement).
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Voilà un bien grand détour, dira-t-on, pour établir un fait qui n’a jamais été bien mystérieux : les groupes sociaux font ce qu’ils imaginent de leur intérêt de faire. Ils restent ensemble, ils font République, parce que c’est encore le régime qui permet d’agréger le plus d’intérêts différents.
Soit ! Mais alors, de quel œil doit-on regarder ce qu’il est convenu d’appeler l’opposition au pouvoir en place. De deux choses l’une : ou bien il s’agit d’une opposition superficielle, du genre opposition de sa Majesté, qui est d’accord avec le pouvoir pour ne pas toucher à l’essentiel, au fondamental, à la substantifique moëlle de la domination sociale, c’est-à-dire aux rapports de production et plus précisément à la propriété privée des grands moyens de production (usines, mines et gisements, grands domaines agricoles, moyens de transport et de communication collectifs, banques, etc.), la propriété qui permet à la grande bourgeoisie de reproduire, une génération après l’autre, et même d’aggraver, les inégalités qui fondent sa domination ; ou bien il s’agit d’une opposition radicale qui se refuse à reconduire si peu que ce soit le système existant et ses iniquités.
Mais s’il s’agit d’une opposition radicale, elle ne peut être le fait que d’un petit nombre d’individus et de groupes voués à une forme d’exil intérieur, de cénobitisme les excluant par choix ou par contrainte de toute participation active ou passive au fonctionnement d’un système exécré, et de toute compromission carriériste ou autre avec un monde abhorré. Autant dire qu’une telle forme d’opposition demande de la part des irréductibles une telle longanimité dans la résistance, une telle inflexibilité de la volonté, qu’il semble exclu de voir un nombre très important d’individus adopter cette démarche et s’y tenir assez longtemps pour devenir une force politique capable d’imposer des changements significatifs. Ce style de combat paraît voué, là où il apparaît historiquement, à alimenter un mouvement d’émigration à l’étranger qui ne cesse qu’avec la disparition des derniers opposants disposant des moyens de faire sécession.
Quoi qu’il en soit, il n’est pas nécessaire d’être un fin politologue pour savoir que la constitution d’une opposition radicale durable et massive est désormais impossible dans le cadre des Etats-nations du système capitaliste mondialisé actuel. Il est désormais trop tard pour cela. La chose eût été encore concevable avant l’écroulement du camp socialiste marxiste. Depuis sa disparition, le monde capitaliste a eu les coudées franches en matière de renforcement de ses défenses idéologico-politiques. Le résultat, c’est justement ce qui caractérise le rapport des forces dans l’ensemble des pays développés et émergents : la bataille des idées (il faudrait dire la bataille des idées-mots-images-concepts-croyances-représentations-rêves, etc.), bref la bataille du symbolique a été largement remportée par les forces du Capital qui ont réussi à faire adhérer les masses à une vision quasi hollywoodienne d’un capitalisme à l’américaine, obsédé de confort matériel, de musculation et de divertissement, un capitalisme de consommation croissantiste, censé pouvoir répondre indéfiniment à l’inflation des désirs solvables de clientèles toujours plus nombreuses et avides de plaisirs et de jouissances immédiates.
Cette victoire idéologique a été remportée par la grande bourgeoisie industrielle et financière, mais elle n’aurait pas été possible sans le ralliement et la collaboration ardente des petites bourgeoisies et plus largement des classes moyennes entraînant dans leur sillage culturel une grande partie des classes populaires. En France, comme dans un certain nombre d’autres pays occidentaux, cette mutation (sociétale) du salariat s’est accomplie essentiellement sous le règne de gouvernements de la droite dite « républicaine », régulièrement relayés par les formations centristes et social-démocrates (le Parti Socialiste mitterrandien principalement et même par la participation du PCF tombé sans rémission dans le chaudron de « l’union de la Gauche »). Cette mutation structurelle des forces productives a été décisive dans l’établissement de l’hégémonie capitaliste. Mais elle a eu un autre effet pervers : la résurgence d’une droite extrême dont la force n’a cessé d’apparaître comme un recours à la partie la plus amnésique des classes populaires, et aussi de la bourgeoisie qui a toujours aimé garder deux fers au feu. On se croirait encore dans les années 1930.
Dans ces conditions, il n’y a plus de place aujourd’hui pour une opposition de gauche radicale capable de peser suffisamment lourd électoralement. Les tribulations du parti LFI et des vestiges de l’extrême-gauche en témoignent. Le meilleur service que ces organisations vestigiales pourraient encore rendre à la Gauche (et à elles-mêmes) serait de faire sécession avec éclat d’un champ politique irrémédiablement perverti et stérilisé.
Il appartient à ceux qui se veulent indéfectiblememt de gauche de repenser vraiment le contenu du pacte qui les lie à leurs maîtres en bourgeoisie, sans se complaire dans des simagrées oppositionnelles gauchisto-écolos-centristes, vouées à l’insignifiance et à l’inefficacité. Mais ça, c’est plus vite dit que fait. Remettre de la clarté, ce sera assurément très long, mais cela contribuera au moins à alléger la chape d’hypocrisie et de pseudo-émancipation sous laquelle la classe moyenne, toutes fractions confondues, est en train de se décomposer au milieu de « puanteurs cruelles ».
Alain Accardo
Image d’ouverture : Pancarte brandie lors d’une manifestation contre la réforme des retraites à Paris, avril 2023. Photo : Jeanne Menjoulet
Je cite Accardo :
« C’est la raison pour laquelle les simagrées oppositionnelles « de type gauchisto-écolos-centristes » sont aujourd’hui vouées à l’insignifiance et à l’inefficacité, affirme le penseur Alain Accardo. »
Là, il y a du vrai : pour étayer cela je ne saurais trop recommander un livre d’un humour terriblement grinçant, et même carrément agressif contre le triptyque « gauchisto-écolos-centristes ».
Une perle marxistement parlant ; mais attention ça cogne (parfois de façon un peu exagérée) contre l’écologisme. Bref ce n’est pas dans l’air du temps mais c’est tout de même un … bol d’air frais. Les développements philosophiques sont très présents et (mais?) d’un niveau très soutenu : Hegel et Marx sont à la fête.
La photo de couverture est carrément désopilante avec (à gauche) Cohn Bendit en lèche-cul suiveur empressé de la droite (au centre) et Pierre Rabhi (à droite) en joyeux complice de cette même droite :
« Les veaux et les choses »
https://editionsdelga.fr/produit/les-veaux-et-les-choses/
Auteur Dominique Mazuet, Préface Dominique Pagani.
Le titre est (vraisemblablement) inspiré de l’ouvrage « les mots et les choses » de Michel Foucault.