« L’expansion capitaliste a saccagé nos chances de survie honorable »
Le 13/05/2023 par Alain Accardo
La fureur de dominer, d’être les premiers, d’éliminer la concurrence, guide les êtres humains depuis des millénaires. Les Grecs appelaient cela « pleonexia », et nous n’en sommes jamais sortis collectivement: posséder plus que l’autre, l’écraser par un statut plus élevé, imposer sa supériorité physique ou intellectuelle sont toujours les clés de l’autoritarisme, de la méritocratie et du capitalisme actuels. Dans un grand texte analytique et percutant publié par QG, le sociologue Alain Accardo explique en quoi, à défaut de rupture imminente avec cette logique, l’humanité est désormais clairement en route vers son suicide
Après la Renaissance que l’Europe occidentale a vécue au XVIème siècle, et la révolution scientifique qui l’a accompagnée, on a pu croire quelque temps que dans sa quête de certitude objective, l’esprit humain avait retrouvé un rivage hospitalier, où la vérité des pensées n’avait plus besoin de se cacher au fond d’un puits, ni de s’envelopper de voiles mythologiques ou de nuées mystiques, mais se tenait à la portée de toute exploration expérimentale armée d’hypothèses rationnelles et d’instruments de mesure et d’observation appropriés. Ainsi assurée de sa méthode et de ses outils, la science avança d’un pas conquérant pendant quelque trois siècles, en particulier dans le domaine des sciences de la nature. Ça marchait si bien qu’on entreprit d’édifier sur le même modèle une « Science de l’Homme » dont on se promettait merveille. Mais dès la fin du XIXème siècle et plus encore tout au long du XXème, la belle assurance scientiste commença à se fissurer avec les découvertes de la physique contemporaine dans le monde de l’infiniment petit comme dans celui de l’infiniment grand, de même qu’avec les progrès réalisés dans les domaines des faits historiques, psychologiques et sociaux. Des avancées comme celles de la physique relativiste, de la physique quantique, de la biologie darwiniste (l’Evolution des espèces), ou de l’exploration psychanalytique de l’Inconscient, ont à elles seules ruiné les principaux piliers qui soutenaient le temple de la connaissance depuis Galilée et Newton.
Aujourd’hui, nous ne sommes plus assurés de rien. Dans le domaine des sciences physiques, celui que nous avons le plus exploré jusqu’ici, nos cosmologistes nous assurent, d’un ton qui se veut encore optimiste, que nous connaissons à peine 5% de l’univers existant, et encore de façon très incertaine puisqu’aussi bien, parler de « matière noire » et d’ « énergie sombre » pour les 95% restants, revient à dire que nous n’en savons pas grand-chose. La banquise de notre savoir, que nous prenions pour un continent solide, n’est plus qu’un archipel de glaçons en dérive sur l’océan de notre ignorance et nous sautons d’un glaçon sur l’autre en essayant de garder notre équilibre. Quoi qu’il en soit des péripéties compliquées de son histoire, l’espèce humaine semble avoir fait, au cours des derniers millénaires, un bout de chemin qui a conduit de la Mésopotamie sumérienne jusqu’à la situation actuelle. Celle-ci ressemble toujours davantage à un processus d’extinction, sinon d’agonie. Tout indique en effet que nous avons atteint le terme d’une étape et que nous nous trouvons à un tournant.
Pour mieux caractériser cette étape, il serait éclairant de revenir aux réflexions fondatrices que nous a laissées la philosophie grecque antique, plus précisément à celles, toujours actuelles, de Platon et d’Aristote sur la possibilité d’instaurer la Justice dans la cité (polis) humaine civilisée. Dans leurs analyses de la République (Platon) et de la Politique (Aristote), tous deux ont défini cette phase initiale, à la fois politique, sociale et psychologique comme une époque de « pléonexie » (pleonexia). Il n’est pas facile de traduire ce mot par un terme unique à cause de la richesse inépuisable de ses connotations. Il désigne plutôt une constellation sémantique qui met en résonance plusieurs facteurs essentiels à partir du couple propriété-domination en embrassant l’ensemble des interactions sociales marquées par le désir de posséder plus que les autres, de bénéficier d’un privilège, la convoitise que celui-ci excite, la volonté d’écraser la concurrence, d’être le chef, le premier, le modèle, la vedette, etc., bref le possesseur d’un excédent ou d’une surabondance de propriété(s) qui donne un avantage dans la compétition privée ou publique et explique que l’envie insatiable d’avoir plus que ses voisins pour être au-dessus d’eux, reste une des principales sources de conflit en même temps qu’un des principaux obstacles à l’établissement de la justice entre les habitants de la Cité, bien que la pléonexie puisse avoir aussi, au moins dans un premier temps, un effet de rassemblement et de solidarité entre les gens, avant de les dresser les uns contre les autres.
On ne peut qu’être frappé par le fait que ces analyses fondamentales se vérifient encore à notre époque, même si leur concept de la Justice idéale reste tributaire d’une métaphysique discutable. Mais notre monde actuel est de toute évidence, encore celui de la pléonexie et même plus qu’aux siècles passés, à cause de la multiplication et de l’aggravation de ses effets au fil des générations. Tous les membres de l’espèce ont été peu ou prou façonnés, imprégnés ou déformés par ce que nous pourrions appeler aujourd’hui « l’idéologie pléonexique ». Sur les chemins qu’elle nous a ouverts, tous les points de non-retour ont été dépassés. Toutes nos chances de survie honorable ont été saccagées par l’expansion capitaliste. Il semble qu’il nous faille désormais boire le calice jusqu’à la lie. Certes, nos capacités d’invention technologique sont encore suffisamment élevées pour nous permettre de nous faire illusion à nous-mêmes quelque temps encore. Mais au prix d’un investissement matériel et financier de plus en plus coûteux, au point d’être prohibitif, et exigeant en retour le développement d’un marché de masse planétaire qui ne peut qu’accroître encore les dégâts liés à la production intensive et à la consommation extensive. Des siècles de croissance et de productivisme ont eu pour effets émergents de démolir durablement les équilibres fragiles de l’écologie. Nous mesurons maintenant les effets de cette hybris, dont les remèdes sont pires que le mal, pour une raison inattendue: nous sommes devenus à la fois trop riches et trop pauvres; trop riches pour ne pas succomber au désir de nous enrichir encore, et trop pauvres pour que ce soit possible sans creuser d’insupportables inégalités et des conflits explosifs autant que fratricides.
Nous, la multitude des petits et moyens salariés, nous subissons les effets de cette contradiction qui nous déchire depuis quelques siècles, pendant lesquels les classes possédantes-gouvernantes, avec notre concours, ont consolidé et peaufiné le capitalisme en un système mondialisé, qui parvient à organiser rationnellement l’exploitation du travail par le capital en l’incorporant à une concurrence généralisée de tous les peuples et de tous les individus avec et contre tous les autres, jusqu’à la guerre déclarée, en ménageant bien sûr des possibilités d’alliance momentanée, de vassalisation et d’intéressement au partage du butin et en éliminant physiquement ou socialement le maximum de vaincus. La planète a déjà essuyé deux guerres mondiales (pour ne rien dire de toute la violence déchaînée aux autres époques dans l’histoire) et il est clair que nous sommes entrés dans une phase où, sous la pression grandissante des circonstances, de plus en plus de dirigeants des puissances capitalistes lorgnent vers une nouvelle conflagration qui aurait, au moins, à leurs yeux, l’utilité de détendre l’atmosphère et de débarrasser la table d’un certain nombre de dossiers devenus brûlants. Rien de tel, pour calmer les peuples remuants, qu’une bonne saignée ou une purgation, de temps à autre. Peut-être la génération actuelle de travailleurs évitera-t-elle le pire de la part de ses Diafoirus impénitents. Mais la suivante ? Les masses aussi ont leurs gribouilles inéducables.
La réponse est d’autant plus douteuse que nous sommes devenus davantage des sociétés de classes moyennes, c’est-à-dire des sociétés dont les dominés, en particulier ceux à qui l’École a fait la courte échelle, se sont mués en un vaste réservoir de collaborateurs plus ou moins hautement qualifiés et dûment conditionnés idéologiquement, dans toutes les nuances de la sensibilité centriste et social-démocrate. Ces salariés promus par le système à la condition de petits-bourgeois gentilshommes, s’accommodent activement, voire joyeusement, de collaborer à reproduire eux-mêmes les conditions objectives et subjectives de leur domination et de leur soumission, en poursuivant le rêve inlassable de voir leurs enfants et petits-enfants s’intégrer durablement à l’oligarchie dirigeante. La vie politique se réduit désormais à ce jeu de dupes. On appelle ça « la démocratie représentative ».
Pendant longtemps la croyance a prévalu qu’il était possible de mettre fin à ce phénomène universel de domination des uns par les autres parce que sa cause structurelle principale était censée résider dans la répartition forcée et arbitraire des ressources exploitables au bénéfice des forts et au détriment des vaincus, de sorte que la solution par excellence du problème social paraissait résider dans une redistribution des moyens de production, un transfert de la propriété économique des « riches » aux « pauvres ». Ce point de vue s’est enraciné encore plus solidement avec l’enrichissement des bourgeoisies occidentales par le capitalisme industriel et financier, avec la prolétarisation massive des classes populaires ouvrières et paysannes au XIXème siècle et l’organisation d’un mouvement ouvrier fortement marqué par les idées socialistes et la pensée marxiste.
Aujourd’hui encore, plus que jamais, la cause semble entendue : l’idée que le progrès social est étroitement conditionné par la richesse économique des peuples est devenue une espèce de doxa indiscutable, même chez la plupart des opposants à la dictature économique du néolibéralisme. La conscience politique dans ce système est tout entière concentrée sur la double question de savoir, pour ses adversaires, comment mettre un terme au pouvoir des propriétaires des grands moyens de production et d’échange, et pour ses partisans, comment le tenir à l’abri de toute atteinte. Pendant des générations, la vie politique des pays développés comme des pays en voie de développement est restée bloquée dans cette problématique sans que l’on s’avise clairement qu’elle était profondément biaisée et par là même insoluble. Cet économisme outrancier, conjugué avec l’arrogance des riches et l’orgueil impérialiste occidental est devenu si prégnant, que lorsque dans les années 70-80 les leaders réformistes de la gauche social-démocrate française ont vu se rouvrir à leurs ambitions les perspectives du pouvoir, ils ont significativement réintégré dans leur propagande, cette vieille idée évangélique que « l’homme ne se nourrit pas que de pain » mais qu’il met aussi à son menu les buissons de roses. Il fallait être assurément un fin ex-stratège radical-socialiste ou un vaillant socialiste SFIO pour l’avoir oublié !
Non pas seulement parce que le fait de l’appropriation privée a toujours joué un rôle très structurant dans la construction des identités individuelles et collectives. La dialectique des rapports entre l’être et l’avoir est difficile à gérer, surtout en méritocratie, et on n’a jamais su mesurer exactement qui « mérite » quoi et combien – ce qui grève lourdement la plupart des taxinomies et des classements sociaux dont il vaut mieux ne pas trop scruter la légitimité ni la rationalité (« Je voudrais bien savoir », comme disait la belette de la Fable au petit lapin dont elle squattait le terrier, « quelle loi / En a pour toujours fait l’octroi / A Jean fils ou neveu de Pierre ou de Guillaume / Plutôt qu’à Paul, plutôt qu’à moi. ») – mais encore parce que cette conception de la légitimité de l’avoir matériel a enfermé pour des siècles et des millénaires la définition de l’humain dans un débat sans issue entre un matérialisme ultra-sommaire, celui de l’irrépressible intérêt vital, directement hérité de notre généalogie animale, et un idéalisme religieux délirant dont Pascal disait que « quand il veut faire l’ange, il fait la bête ».
Cette question des rapports entre avoir pour être et être pour avoir s’est installée dès les débuts de la réflexion philosophique sur notre espèce et il faut reconnaître qu’aucune philosophie n’a jamais su apporter une réponse impartiale aux questions liées à l’opposition essentielle entre le corps et l’âme (matière/esprit, sensible/intelligible, raison/coeur et autres paires lexicales censées exprimer notre supposée double substance ontologique).
Sans vouloir prolonger de vieilles querelles métaphysico-théologiques, on est néanmoins en droit de se demander ce qu’aurait été le cheminement de l’espèce humaine si, au lieu de confier son destin, à toute époque et en tous lieux, pour des raisons contingentes, à ses fractions (familles, clergés, clans, dynasties, ethnies, etc.) les plus prédatrices, les plus avides, les plus corrompues, les plus implacables et les plus dogmatiques, donc les plus impliquées et aliénées par la pléonexie, elle avait été constamment éduquée à la bienveillance envers ses semblables, incitée au partage, organisée et équipée par ses « élites » pour pratiquer une culture délibérément altruiste qui serait devenue une seconde nature, débarrassée de son irrésistible penchant à la domination et à l’appropriation privée au détriment de ses voisins.
Malheureusement, dès l’aube de la « civilisation », les impératifs incorporés de la survie nous ont habitués à rivaliser avec les autres pour la sélection des plus aptes. Peut-être les conditions de la survie ont-elles imprimé dans l’être humain (« dans son ADN » ?) un ethos concret de la force physique et naturelle que son intelligence conceptuelle a élaboré en valeurs éthiques et esthétiques de distinction et en critères de hiérarchisation dans le registre de la culture. De façon très cohérente, de la nécessité de monter plus haut, d’être plus rapide et de cogner plus fort dans ses activités quotidiennes, l’animal humain a conçu, et intériorisé durablement, qu’en toutes circonstances « altius, citius et fortius », (entre autres avantages) valaient mieux que l’inverse. Le fait est que nous admirons la force sous toutes ses formes et qu’en dépit de tous les abus nous ne sommes jamais à court d’arguties pour justifier son mésusage.
Des premières ziggurats de Mésopotamie aux gratte-ciel modernes, en passant par les pyramides égyptiennes ou amérindiennes, les humains n’ont cessé de s’inventer des podiums pour bien affirmer leur domination aux yeux de tous. Les tentatives pour s’élever dans l’espace au moyen de fusées toujours plus puissantes, s’inscrivent, comme toute course aux armements, dans la même logique de dépassement-survalorisation de soi.
Après des millénaires de préhistoire et d’histoire invariablement marqués par la fureur de dominer, d’être les premiers et d’éliminer la concurrence, notre temps dispose, par rapport à toutes les époques antérieures, du recul et des connaissances nécessaires pour comprendre que l’incapacité humaine à vivre sous une autre loi que celle de la jungle est constitutive de son être même et donc sans remède.
Ce constat n’a même pas le mérite de la nouveauté, puisque c’était déjà celui que faisaient, mais sous une forme encore métaphorique, analogique et voilée , les grandes religions et les grands mythes qui mettaient tous en scène une Humanité définitivement corrompue et discordante, inapte à se sauver sans l’intervention d’un dieu tout-puissant et rédempteur, capable de lui apporter la « grâce », la « révélation », l’ « éveil », l’ « illumination », etc. Notre époque, ayant tué tous les dieux, du moins en occident, et les ayant remplacés par les idoles coûteuses et clinquantes d’un mode de vie inepte made in USA, (quelle dégringolade, grands dieux !) n’a plus qu’une issue : prendre son parti de la vénalité généralisée et se vautrer joyeusement dans l’abjection d’un écroulement civilisationnel euphémisé en « modernité » ou alors, si nous ne voulons pas sombrer dans une totale indignité, nous devons adopter une démarche inédite, en rupture totale, nette et définitive avec l’esprit de pléonexie qui a jusqu’ici compromis la majorité des habitants de la Cité avec le dysfonctionnement de ses institutions, en les rendant aveugles et sourds à leur injustice. Il faut refonder la République, certes, mais en tournant radicalement le dos, à 180 degrés, aux modèles qui ont prévalu jusqu’ici et qui, tous, ont privilégié les différentes manifestations de la Force, depuis la force musculaire individuelle, jusqu’à la propriété monopolistique, de sources diverses d’énergie.
Se pourrait-il qu’une voix autorisée tombant du ciel (sinon d’où sortirait-elle, en ce monde ?) se fasse de nouveau entendre : « Heureux les doux, heureux les simples, heureux les humbles », plutôt que de nous resservir indéfiniment, comme font nos politiques, les mêmes promesses fallacieuses de puissance future, le même discours de l’enrichissement généralisé, de la croissance ininterrompue ? Ce serait un miracle. La probabilité en est donc bien mince, car les miracles n’ont lieu qu’une fois et celui-ci a déjà fait long feu.
A défaut d’un improbable miracle, peut-être faudrait-il, pour commencer, se décider à repenser le régime de la propriété individuelle et collective, ce qui ne semble pas être le souci majeur de notre intelligentsia médiatique ni de notre nomenklatura politique, qui en sont restées, sous des appellations entrepreneuriales diverses et variées, au stade de la seigneurie de l’Ancien Régime.
Alain Accardo
Très bon article. J’ai failli écrire excellent tant les questions qu’il soulève intelligemment sont pertinentes. J’ai particulièrement apprécié le survol historique à grandes enjambées (Alain a chaussé ses bottes de 7 lieux 😊) et les plongées conjointes dans l’infiniment grand et l’infiniment petit de la matière, qui portent le regard et la pensée au firmament de ce que l’homme peut saisir. Merci.
« Pleonexia », voilà un mot grec que je ne connaissais pas qui décrit bien l’inextricable et implacable dynamique du capitalisme et sa compétition effrénée qui superstructure nos sociétés et conduit inexorablement l’humanité vers sa fin. Mot symptôme approprié, tout droit sorti du diagnostique des Grecs anciens, dont je retiens pour ma part en contrepoint de l’évolution des maux de ce monde, les mots « ANARKIA » et « metanoïa » dont j’ai été cherché le sens premier à Athènes sur la place d’Exarchia en 2019 dans la foulée d’un engagement passionné au cœur des GJs de Bordeaux.
https://youtu.be/VLe0t8-mUd4
Je reviendrais approfondir ce point. Besoin au préalable de métaboliser ce concept Pleonexia nouveau pour moi dont je sens qu’il peut faire cortex si je le retourne, ou dit autrement si je le « métanoïe » et « l’anarkise », en musique s’il vous plaît. 🎶🤗 🙏