« Élitisme et bullshitisme » par Alain Accardo
Le 02/02/2023 par Alain Accardo
À mesure que les métiers devenaient des bullshit jobs, on a vu les élites s’affaisser aussi, loin de tout souci altruiste ou toute vie intérieure. Gagner de l’argent est devenu le but ultime, sinon unique, de tout investissement de la part des agents sociaux, du haut de la pyramide sociale jusqu’en bas. On objectera qu’il y a encore des individus capables de résister à cette perversion de l’idéal. Dans des sociétés en voie de désintégration où les puissants ne personnifient pratiquement plus que le triomphe de toutes les outrances, ces âmes d’élite sont hélas l’exception
Comment donc expliquer le fait, apparemment paradoxal que, alors qu’il n’y a jamais eu autant qu’aujourd’hui d’intelligence logique et rationnelle investie dans le fonctionnement de nos structures sociales (à des fins d’encadrement, de formation, d’enseignement, de santé, de sécurité, etc.) ce qui se traduit par une inflation considérable des effectifs des catégories intellectuelles et des professions supérieures, on n’ait pas pour autant le sentiment que le fonctionnement global de la mécanique sociale a gagné en proportion sur le plan de la qualité humaine. Nos machines à produire des diplômés en séries tournent à plein régime pour jeter sur le marché des produits qui, même quand ils sont très « haut-de-gamme », sont très décevants ; non pas des fruits secs, mais des fruits de tout-venant, dépourvus de saveur, de couleur ou de parfum, comme ces fruits d’importation, forcés sous serre et devenus immangeables. Un observateur sans préjugé du fonctionnement de nos institutions pourrait avoir le sentiment que toutes les structures sociales (surtout celles qui exigent une dose d’investissement affectif, un effort d’attention aux personnes singulières), ont subi une translation vers le bas, comme un tassement ou un affaissement en matière de caritas humani generis, d’amour du genre humain, (je parlerai en termes plus simples de souci altruiste pour qualifier cette disposition qui nous incline, à la fois spontanément et par calcul, à ressentir une forme d’attachement ou d’intérêt pour nos semblables considérés en tant qu’individus concrets).
L’affaiblissement contemporain du souci altruiste a pris davantage de relief avec, en particulier, la crise généralisée des structures de la Santé publique dont l’une des manifestations les plus significatives, est la motivation de moins en moins « désintéressée » des étudiants pour les filières médicales généralistes et l’extension des « déserts médicaux » qui en résulte. A l’inverse on peut voir un indice éloquent de la baisse du souci altruiste dans l’engouement des grandes entreprises et de leurs managers pour les services de gestion des ressources humaines dont les interventions rationalisées visent précisément à épargner au patronat et à ses actionnaires, le souci des personnes et des situations particulières de leurs salariés.
Plus largement, l’évolution moderne du mode de production capitaliste, caractérisée par les impératifs d’optimisation des profits, est la cause structurelle essentielle de toute une série d’effets dont une des caractéristiques communes est l’indifférence grandissante au sort personnel des salarié(e)s réduits à n’être plus que des variables d’ajustement dans les équations de la rentabilité d’une entreprise.
On conçoit par conséquent que la part grandissante du capital intellectuel, institutionnellement certifié, investi dans le fonctionnement des structures sociales, n’entraîne pas un surcroît d’humanité dans le traitement des accidentés de la concurrence généralisée. La croissance en rationalité peut se traduire, jusqu’à un certain point, par un renforcement du souci de prendre en compte les intérêts d’autrui, spécialement s’il s’agit d’un autrui démuni et socialement défavorisé et par là même potentiellement dangereux pour l’ordre établi. L’histoire contemporaine nous en offre une édifiante illustration avec l’évolution en deux temps nettement différenciés des mentalités dominantes dans le système capitaliste.
Tant qu’elles ont eu les moyens psychologiques, moraux et technologiques de l’assurer, les classes supérieures, possédantes et gouvernantes, ont abandonné la nécessaire sollicitude pour les souffrances d’autrui à l’initiative privée et à l’aide caritative, généralement soutenue par la conscience religieuse et la foi des fidèles des Eglises. Chacun avait ses saints, ses pauvres et ses malades. Avec la propagation des lumières, la modernisation de la production industrielle et la laïcisation des pratiques, les sociétés « développées » ont progressivement abandonné les interventions du type « petite sœur des pauvres » (ou « dame patronnesse » ou « infirmière bénévole », etc.) c’est-à-dire l’engagement charitable personnel au service des pauvres et des souffrants, pour lui substituer les services publics de la Sécurité sociale et d’un système médical et assurantiel, institution dépendant aujourd’hui beaucoup moins de la disponibilité et des convictions d’un personnel soignant qui se raréfie que de la fiabilité de dispositifs technologiques plus rationnels et plus rentables mais beaucoup moins chaleureux du fait de l’hypertrophie caricaturale de la dimension administrative comptable et réglementaire.
« Les classes supérieures, possédantes et gouvernantes, ont abandonné la nécessaire sollicitude pour les souffrances d’autrui à l’initiative privée et à l’aide caritative. »
La baisse du souci altruiste (qui continue néanmoins à animer les organisations humanitaires) est certainement un des facteurs les plus agissants du sentiment de déréliction que la société moderne inflige à un nombre toujours plus grand d’individus. Alors même qu’une pression démographique croissante et bruyante, les pousse à adopter des stratégies onéreuses de fuite dans des paradis artificiels ou de retrait dans des bulles de confort, que le grégarisme touristique transforme immanquablement en leur contraire (cf par exemple, les croisières où en effet « l’enfer, c’est les autres ») ; sans même parler de cette forme de retrait suicidaire que constituent les addictions innombrables aux antidépresseurs, aux drogues douces ou dures, ou à la sexualité porno, etc.
Si, du moins, on constatait une forme d’homéostasie sociale comme il semble que les transformations structurelles en aient déjà comporté quelques occurrences, avec des paramètres qui évoluent dans un sens quand d’autres évoluent dans le sens opposé, comme pour les compenser, on pourrait se rassurer un peu sur le devenir de notre « vivre-ensemble » comme on aime à dire dans les gazettes. Si par exemple les gouvernements en place adoptaient massivement des politiques visant à développer systématiquement, sur le plan du travail comme du loisir, de la formation comme de la santé, etc., les pratiques et les consommations les plus compatibles avec le développement spirituel et les plus favorables à la vie intérieure, à l’équilibre harmonieux de toutes les potentialités de la Personne humaine (y compris dans le rapport à un socius qui ne saurait se limiter à l’instrumentalisation d’un associé d’affaires ou d’un partenaire de jeu et moins encore à l’élimination d’un concurrent). Mais hélas, ce n’est pas le cas. Ce que la modernité a en revanche parfaitement développé, c’est ce que, par analogie avec le bullshit job en économie, on pourrait appeler la bullshitisation des élites.
Il ne s’agit pas en l’occurrence de stigmatiser quelque politique de discrimination positive que ce soit pour une ouverture des formations et des recrutements supérieurs à des candidats d’origine populaire, mais d’attirer l’attention sur le fait, autrement plus important sociologiquement, que le monde moderne, a profondément modifié la procédure d’extraction de ses élites.
En effet, depuis le XVIe siècle européen et le triomphe de la Banque dans l’économie marchande, les classes supérieures aristocratiques, toujours en manque de liquidités, avaient pris l’habitude d’intégrer à leur univers privé, des membres de la bourgeoisie la plus fortunée qui, en une ou deux générations, parvenaient par simple mimétisme culturel, à se fondre dans le milieu d’accueil et à faire disparaître les stigmates de leur roture natale. Le train de vie des nobles (comme les Valois français) y gagnait en moyens financiers, et le mode de vie bourgeois (comme les Medicis italiens) y gagnait en distinction et en raffinement. Il s’agissait là d’une extension de la logique marchande à l’échange de deux capitaux également indispensables: du culturel contre du financier. De solides écus contre de délicats usages, cela peut encore s’observer de nos jours. Mais avec une différence considérable, qui a bouleversé le paysage social : pour de nombreuses raisons, telles que l’hypertrophie boursière du capital spéculatif, l’argent est devenu le capital par excellence, celui qui, à lui seul, peut tenir lieu symboliquement de tous les autres, parce qu’il est le seul à être reconnu partout et par tous, en toutes circonstances et sous toutes les latitudes. Et par conséquent, gagner de l’argent, énormément d’argent, à jeter par les fenêtres, à ne plus savoir qu’en faire, est devenu le but ultime, sinon unique, fantasmé sinon toujours réalisé, de tout investissement de la part des agents. On objectera qu’il y a encore des individus capables de résister à cette perversion de l’idéal. C’est exact, mais s’ils sont moralement remarquables, ils n’incarnent plus une tendance dominante de la société. Ils sont vestigiaux, ringards, out ! Qu’est-ce qu’une élite que la plupart des parents ne donnent pas en exemple à leurs enfants, ou alors, dont on parle avec un sourire de pitié ou une moue de réprobation, comme on faisait naguère encore pour des jeunes gens et jeunes filles entrés en religion par vocation ou au contraire par désespoir (quel gâchis ! soupirait-on) ?
On comprend en même temps la faveur dont jouit la pratique sportive dans le monde capitaliste où elle présente l’avantage non seulement d’être elle-même une pratique d’essence entièrement capitalistique (performance, spécialisation, compétition, dépassement, record, exhibition, narcissisme, etc.) mais d’être aussi un fabuleux marché commercial. Pour ne rien dire de l’avantage ultime, auquel on pense moins, celui d’être un rempart contre la vie intérieure et ses intempestifs fantasmes d’émancipation par rapport aux attachements mondains. On imagine tous les tracas que François d’Assise et son ordre de moines mendiants auraient épargnés à l’Eglise catholique si au lieu de se comporter en quasi-hérétiques professant le mépris des biens terrestres, les Franciscains avaient pu être obsédés par les résultats du calcio et les péripéties du mercato !
Dans des sociétés en voie de désintégration où les élites ne personnifient pratiquement plus que le triomphe de toutes les outrances, le développement de la vie intérieure des individus apparaît plus que jamais, à qui veut bien y réfléchir, comme ce qu’il a longtemps été, et pour cause, un besoin ontologique fondamental de l’être humain, comme dans l’idéal antique du kalos-kagathos grec, qui se résumait dans sa devise : « rien de trop » (meden’ agan’), mais cela reste abstrait, lointain et totalement désincarné. La modernité a consommé la rupture entre les tendances centripètes de la personnalité (réflexion, concentration, persévérance, etc.) et ses tendances centrifuges (dispersion, superficialité, inconstance, etc.). La raison de ce déséquilibre est extrêmement simple dans le principe, même si cela a mis du temps à se réaliser historiquement: l’Homo Sapiens moderne est condamné à grandir à la façon d’un handicapé grave, en véritable estropié, par son mode de production économique même. C’est parce qu’elle est foncièrement incompatible avec le capitalisme et son culte de la Puissance, de l’Accumulation et de la Richesse, (qui finit inévitablement par s’exercer au détriment des autres, ceux de l’autre côté, ceux d’en face, les étrangers), que la vie intérieure a été sacrifiée par notre société au bénéfice d’une vie vouée à la productivité, à la croissance et à la compétitivité.
Ce n’est donc pas céder à un accès arbitraire de mauvaise humeur ou de mauvaise foi, de dire que l’émergence de nos élites en général, si étroitement liée à la perpétuation du mythe méritocratique individualiste, illustre avec éclat un processus d’autodestruction du système capitaliste aussi irréversible et imparable que celui de l’entropie croissante de l’énergie physique dans les systèmes naturels. La ligue de tous les Elon Musk et tous les Trump de la planète, n’y pourra rien changer. Au contraire. Dans l’ordre établi par et sur l’argent, plus une élite dure et plus sa trivialité se révèle ; plus elle se banalise, et plus elle se répand et s’abaisse.
Au vu de ce que les élites de tous les temps ont réussi à instaurer en matière de fraternité humaine, on ne peut que désespérer de jamais dépasser le stade des pieuses intentions dans ce domaine. Il a existé des âmes d’élite, leur souvenir, tel le passage périodique des comètes, illumine encore notre ciel, juste assez pour nous faire mesurer la profondeur abyssale de l’espace à parcourir pour les rejoindre. Heureux ceux qui apprennent à aimer, voilà la seule véritable élite.
Alain Accardo
Bel article qui charrie fond puissant nourri de vivants échanges en commentaire
Merci à tous à commencer par Alain pour cette belle chute torrentielle.
Pour un peu je me ferai orpailleur pour dénicher quelques pépites à sertir en images-film. Elles pourraient joliment compléter celle que j’ai pioché dans « La Pensée en otage » pour une série animée d’épisodes et de plan-films (voir à 1’30 : https://www.youtube.com/watch?v=3lKf5ElScJg), car ce que Alain dit là de la médiocrité des élites bourgeoises qui ont fait les plus grandes écoles, il le disait déjà de l’inculture des bataillons sortis des écoles de journalisme qui servent dans les médias.
Parler de vie intérieure en nos temps de matérialisme assourdissant est courageux et encourageant. C’est presque un acte de résistance. C’est ce qui fait la vraie richesse d’un être