« Un spot publicitaire vaut-il une tragédie de Racine? » par Alain Accardo

Le 20/11/2021 par Alain Accardo

« Un spot publicitaire vaut-il une tragédie de Racine? » par Alain Accardo

Samedi 9 octobre, dans l’émission « On est en direct », on a pu entendre le comédien Pierre Arditi s’écrier, en réaction à des propos tenus par l’animateur Cyril Hanouna: « On finira par créer une génération qui prendra un spot publicitaire pour une tragédie de Racine. Ça m’emmerde! » Pour le sociologue Alain Accardo, auteur du « Petit-bourgeois gentilhomme » cette génération sévit déjà partout depuis bien longtemps. Et la gauche culturelle, celle qui a fait le lit du macronisme, en est profondément complice. À lire sur QG

Samedi 9 octobre 2021, dans l’émission « On est en direct » sur France 2, on a pu entendre le comédien Pierre Arditi qui s’écriait, en réaction à des propos tenus par l’animateur Cyril Hanouna: « On finira par créer une génération qui prendra un spot publicitaire pour une tragédie de Racine. Ça m’emmerde ! »

Qu’on me permette de dire à l’éminent Pierre Arditi, pour le talent de qui j’ai une admiration sincère, que sa rhétorique a pris quelque retard sur le cours des événements. En effet, la génération dont il redoute la venue prochaine, elle est déjà là et elle sévit partout depuis longtemps, dans tous les domaines envahis par la com’ et ses spots qui vont du débile au mensonger, c’est-à-dire dans la quasi-totalité des champs sociaux. C’est, comme on sait, une des conséquences de l’extension capitaliste de la logique de marché à tous les aspects de l’existence humaine et de ses besoins, des plus matériels aux plus spirituels, de l’activité économique à l’activité culturelle en passant par la politique et l’idéologie. Cette évolution des rapports sociaux a pratiquement effacé les distinctions et les critères qui servaient traditionnellement à catégoriser les choses et les êtres, pour n’en plus laisser subsister que deux, qui à vrai dire constituent les deux faces d’une seule et même réalité: l’aliénation par l’argent, sous les deux espèces de la force de vente et du pouvoir d’achat. Ce qui veut dire que vous et moi, comme n’importe qui d’autre, nous n’existons plus socialement qu’à proportion de l’argent que nous encaissons et de celui que nous dépensons. Tout le reste n’est que littérature et faux-semblants. La Terre est un immense souk aux mains des marchands, point final.

« Pour que, dans le jeu social, les choses soient ce qu’elles sont, il faut que chacun, délibérément ou à son insu, joue le jeu, conformément à des règles dont personne n’a expressément décidé mais que tous ont ratifiées pratiquement. »

On conçoit dans ces conditions que de vrais lettrés comme Arditi préfèrent que les plateaux médiatiques ne soient pas encombrés de philistins qui prennent la Champmeslé pour une marque de bière et l’Ariane de Phèdre pour une fusée spatiale. Mais cette variété de Capital qu’était la culture classique, tend aujourd’hui à fonctionner de moins en moins comme un capital précisément, pour se réduire toujours davantage à son rôle distinctif, décoratif, tel un motif léger de chantilly sur une substantielle bûche au chocolat. Par rapport aux puissants et sérieux auxiliaires du capital industriel et financier, bardés de plus-value par les soins des grandes écoles et des conseils d’administration, les saltimbanques et les baladins de sa corporation ne font plus vraiment le poids. Ils sont là pour « divertir » et pèsent d’autant moins lourd qu’ils sont obligés, pour les besoins de leur propre communication, d’aller plus souvent faire de la figuration et de jouer (et parfois hélas, avec quelle complaisance !) les utilités dans des émissions qui en sont dépourvues.

Qu’on me comprenne bien: ce serait de bien piètre sociologie que de vouloir jeter l’opprobre sur une quelconque corporation (les journalistes en l’occurrence) en l’accusant de tous les méfaits. Au contraire, en bonne analyse sociologique, on peut poser cette règle générale que, dans une réalité qui forme système, comme l’est toute société complexe, tout ce qui advient à chacun, en bien ou en mal, engage la responsabilité de tous et de l’ensemble. Pour que, dans le jeu social, les choses soient ce qu’elles sont, il faut que chacun, délibérément ou à son insu, joue le jeu, conformément à des règles dont personne n’a expressément décidé mais que tous ont ratifiées pratiquement. Par inconscience à défaut de lucidité, ou par résignation à défaut d’enthousiasme. Pas question, par conséquent, d’appeler à la lapidation des « coupables ». Comprendre les mécanismes objectifs et subjectifs de l’implication et évaluer dans chaque cas le degré auquel ils ont pu jouer, telle est la tâche du sociologue.

Pour autant que la conscience exacte de ce qui est, n’exclut pas mais éclaire la conscience de ce qui pourrait ou devrait être, on ne saurait s’interdire de se féliciter ou de s’attrister de la façon dont les choses se passent autour de soi. Et on ne peut s’empêcher de partager le malaise de Pierre Arditi quand on constate les méfaits de la com’, ou quand on lit les commentaires concoctés par les journalistes du portail d’Orange, comme, par exemple, celui-ci (du 9 octobre dernier) qui, au-delà de son caractère involontairement désopilant, illustre bien le massacre quotidien de la langue française par les médias et leurs communicants professionnels : « Crash d’avion en Russie: parmi les morts, des rescapés ». Il est certain que quand on en est à voir les rescapés ressusciter d’entre les morts, on peut aussi prendre un spot publicitaire pour une tragédie de Racine, un film porno pour du cinéma d’art et d’essai, le parti socialiste pour un parti de gauche, la techno pour une nouvelle musique baroque, et tout à l’avenant. Le scandale, ce n’est pas de se tromper, c’est que des individus recrutés à Bac+3 en moyenne, soient incapables de faire la différence entre une chose et son contraire. C’est que dans un système où le but suprême est de gagner de l’argent tant et plus, des milliardaires, parce qu’ils se sont approprié les appareils d’information, soient autorisés à employer au moindre coût salarial des jeunes gens et des jeunes filles mal formés incapables de fabriquer un produit plus élaboré et qui conditionnent l’information comme si c’était de la fast-food en barquette. Du coup, la remarque de Pierre Arditi prend toute sa signification: le productivisme capitaliste nous met, là comme ailleurs, dans la m…ouscaille.

« C’est que dans un système où le but suprême est de gagner de l’argent, des milliardaires, parce qu’ils se sont approprié les appareils d’information, soient autorisés à employer au moindre coût salarial des jeunes gens et des jeunes filles mal formés incapables de fabriquer un produit plus élaboré et qui conditionnent l’information comme si c’était de la fast-food en barquette. »

Mais bon, soyons honnêtes, combien d’entre nous, petits-bourgeois du peuple de « gauche plurielle », et spécialement bobos du monde de la culture, seraient-ils en droit de s’absoudre pleinement, au souvenir de toutes ces décennies où le pouvoir de la prétendue « gauche de gouvernement » rivalisait avec celui de la droite dans la dérégulation pour « ouvrir » la société française, culture comprise, à tous les vents du néo-libéralisme ? Nous sommes désormais au stade de la  décomposition ultime (l’ère du hollando-macronisme) auquel ont contribué à nous amener tous ces gouvernements naufrageurs de la République qui se sont succédé avec le soutien et la satisfaction proclamés par les voix les plus prestigieuses de la gauche politico-culturelle, dans une foule d’occasions où les animateurs d’émissions télé ne volaient pas plus haut qu’aujourd’hui et où on prenait sans sourciller, non pas un spot publicitaire pour une tragédie de Racine, mais des discours tartuffards de propagande « réformiste »  pour un nouvel évangile politique et philosophique. Ce qui en définitive ne valait guère mieux.

Cependant ne nous y trompons pas, sur cette scène-là la troupe ne fait jamais relâche et on ne baisse jamais le rideau… Les petits-bourgeois feront-ils encore la claque pour crier « bis » ? C’est probable.

Alain Accardo 

Sociologue, professeur émérite à l’université de Bordeaux, proche de la pensée de Pierre Bourdieu, Alain Accardo a notamment participé aux côtés de celui-ci à « La Misère du monde ». Collaborateur régulier du Monde Diplomatique et de La Décroissance, il est notamment l’auteur de : « Le Petit-Bourgeois gentilhomme » et « Pour une socioanalyse du journalisme », parus aux éditions Agone

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