« Réflexions sur la soumission du monde académique durant la crise du Covid »: entretien avec Toby Green
Le 23/06/2023 par Laurent Mucchielli
Professeur d’histoire au King’s College, Toby Green a été un des rares intellectuels anglais à se positionner publiquement de façon critique durant la crise Covid. À travers cet entretien mené par Juliette Rouchier, directrice de recherches au CNRS, il analyse les similitudes du contrôle des corps et des discours dans nos deux pays. En Angleterre comme en France, on a pu s’inquiéter de voir fleurir des représentations simplistes, permettant de justifier la violence des mesures, et on a perçu une grande difficulté d’accès aux médias pour les chercheurs qui voulaient apporter un éclairage non-conformiste. Le thème de la mise au silence des chercheurs, par pression directe ou menace d’ostracisation, traverse tout cet entretien important
Toby Green, vous avez été un des rares intellectuels anglais à vous positionner publiquement durant la crise Covid. Nous nous sommes rencontrés lors du colloque international « Lire le Manifeste Conspirationniste » organisé à Londres par Oliver Davis et Douglas Morrey, le 26 mai 2023. Les discussions nous ont permis de constater un grand nombre de points communs et quelques différences sur la période de crise entre nos pays. En Angleterre comme en France, on a pu s’inquiéter de voir fleurir des représentations simplistes du monde social, qui permettaient de justifier la violence des mesures, et on a perçu une grande difficulté d’accès aux médias pour les chercheurs qui voulaient apporter un point de vue concurrent. C’est le thème de la mise au silence des scientifiques – par pression directe ou par menace d’ostracisation – que nous chercherons à mettre en évidence dans cet entretien. Pouvez-vous présenter rapidement votre travail avant et durant la période pandémique ?
Je suis historien de l’Afrique précoloniale, professeur à King’s College London. Mes travaux se sont concentrés sur l’histoire de l’inégalité, et la manière dont elle a augmenté entre l’Afrique et le monde occidental pendant la traite des esclaves. Cela m’a mené à écrire mon dernier livre, publié juste avant la pandémie, « A Fistful of Shells : West Africa from the Rise of the Slave Trade to the Age of Revolution » (2019), qui a reçu plusieurs prix littéraires au Royaume Uni et aux États-Unis. Comme historien de l’inégalité, et surtout de l’Afrique, je me suis d’abord intéressé au Covid en constatant les effets catastrophiques sur la vie quotidienne des habitants des villes informelles d’Afrique (bidonvilles) et dans le Tiers Monde en général. Ensuite, je me suis penché sur la réponse à l’épidémie en Europe : du point de vue médical, politique (national et global), économique et social.
J’ai publié une trentaine d’articles en Anglais sur la pandémie et son impérialisme médical manifeste chez African Arguments, Compact, Prospect, Sunday Express, The Wire, et surtout UnHerd. Je suis aussi devenu membre du collectif « Collateral Global« , pour lequel j’ai enregistré une dizaine d’entretiens diffusé en podcast, pour la plupart avec des collègues en Afrique et en Amérique, et produit un documentaire sur la vie quotidienne au Sénégal après la pandémie.
La première édition de mon livre, « The Covid Consensus : The New Politics of Global Inequality » a été publié par Hurst en avril 2021 ; la seconde édition, révisée avec le journaliste Italien Thomas Fazi comme coauteur, en janvier 2023, avec un nouveau surtitre : « The Global Assault on Democracy and the Poor – A Critique from the Left ».
Pouvez-vous présenter les mesures les plus marquantes qui ont été appliquées en Angleterre ? Avez-vous perçu des différences avec la France dans la période ?
Le premier élément qui a été similaire entre la France et l’Angleterre, c’est la question des confinements. Il a débuté une semaine plus tard au Royaume-Uni qu’en France, et les règles étaient un peu différentes : il n’était pas nécessaire de remplir des fiches pour sortir, on avait le droit de faire de l’exercice une fois par jour – par exemple, je pouvais me rendre à mon potager le temps nécessaire chaque jour. La vaste majorité des gens était très docile au début, et même s’ils étaient autorisés à sortir pour se promener une fois par jour, ils s’en passaient pour la plupart. Je me souviens d’une journée en avril 2020, vers deux heures de l’après-midi, dans la rue principale de Cambridge (où je réside), une journée belle et ensoleillée, j’ai remarqué seulement deux autres personnes dans la rue – là où généralement il y en aurait eu cinq cents ou même plus.
Les détails ont été différents, mais la situation était aussi folle chez nous qu’en France. On n’a pas eu à remplir vos « auto-attestations », mais on avait notre « loi de 6 » : dès le début septembre, par crainte de la « deuxième vague », on ne pouvait pas se réunir en groupe de plus de 6 personnes, même dehors. À la fin du premier confinement, on pouvait se rencontrer à 6 – mais avec un seul membre d’un autre foyer familial.
Ainsi, quand j’ai revu mes parents âgés pour la première fois, avec ma femme et mes filles, nous avons fait une promenade séparés en deux groupes, pour que ce soit « légitime » – et quand nous nous sommes retrouvés, nous nous sommes assis dehors, à une distance de 2 mètres, puisqu’on était issus de deux foyers distincts. Même mon père, qui est très respectueux des lois, a dit: « Ça sent un peu bizarre ». C’était sans doute l’odeur de la folie et du manque de logique. Donc, on a vécu la même sorte de démence collective : les mêmes confinements au printemps 2020, à l’automne 2020 (les écoles n’étaient pas encore fermées), puis encore un confinement très fort où les écoles ont été fermées en janvier et février 2021. Ce dernier a vraiment brisé beaucoup de gens.
Après le confinement total du printemps, le gouvernement de Boris Johnson a essayé de développer un système moins homogène, basés sur les tests Covid, avec des restrictions plus fortes là où il y avait plus de cas. Finalement, le gouvernement a abandonné cette méthode début 2021 pour un nouveau confinement général de la population. Mais cela veut dire que quelques villes (Birmingham, Leicester et Manchester surtout) ont subi des confinements ou des restrictions très fortes pendant une année entière. Les restrictions locales y ont été décrétées pendant l’été 2020, et les confinements de plus en plus généralisés se sont développés à l’automne.
La différence la plus notable a été la contrainte mise sur la vaccination. Au Royaume Uni, malgré de nombreuses publicités, une forte pression et la coercition massive, le « pass vaccinal » ne s’est pas généralisé. Il a été décrété pour les travailleurs dans les maisons de retraite – pour la plupart des femmes non-syndiquées et sans capital social – mais c’est tout. Il y a eu une tentative pour l’étendre aux médecins, en janvier ou février 2022, et à cette occasion on a vu un fameux moment de télévision où le ministre de la santé Sajid Javid a discuté avec un médecin urgentiste, Steve James, qui ne s’était pas vacciné et expliquait ses raisons. Cela a eu un gros impact et l’hystérie s’est apaisée. Il a fallu une preuve de vaccination pour entrer dans certains établissements à l’hiver 2021 (les théâtres, les boîtes), mais on acceptait également un test Covid négatif.
Bien que le gouvernement de Johnson ait donné l’impression qu’il voulait introduire le pass, un groupe important de députés de son propre parti Conservateur s’y est opposé, donc il n’avait pas le nombre de votants pour promulguer une loi sans l’appui des députés travaillistes de l’opposition – ce qui était politiquement impossible.
Pourtant, il y a beaucoup d’histoires et de récits de moments où un pass était demandé, même si ce n’était pas légal: des « Colleges » de Cambridge, des entreprises où on a carrément viré les non-vaccinés, etc.
Au final, si on peut dire que la réponse n’était pas tout à fait la même, il y avait tout de même beaucoup de similitudes.
Pouvez-vous préciser à quel moment vous avez réagi face aux événements et aux discours ? Sous quelle forme ? Pouvez-vous décrire les circuits d’information que vous avez utilisés, les réseaux de relations qui se sont constitués ? Avez-vous eu des interactions avec les oppositions internationales ?
Pendant une dizaine d’années avant 2020, j’ai mené plusieurs projets de recherche avec des collègues en Afrique : Angola, Mozambique, Guinée-Bissau, Gambie, Ghana, Sierra Léone… quand les confinements ont commencé, je parlais presque chaque jour avec des amis, des collègues sur le continent africain. Dès le début, j’ai vu que tout cela allait être désastreux pour le marché informel, et compromettre toutes les avancées socio-économiques qui ont eu lieu en Afrique dans les années 2010 (c’est presque oublié maintenant : c’était la décennie du « Africa rising »). Je me rappelle que cette perspective a été confirmée quand, vers la fin mars 2020, l’ONU a dit que la moitié des emplois en Afrique pourraient disparaître avec les mesures.
A ce moment je ne m’étais encore jamais intéressé aux réseaux sociaux, je n’étais donc pas envahi d’une vague constante de propagande et d’opinions de collègues sur la situation. Cela me permettait une pensée plus indépendante. En plus, comme historien de l’Afrique précoloniale, la grande majorité de mes collègues et interlocuteurs intellectuels ne se trouvaient pas « chez moi », au Royaume Uni: ils étaient en Afrique, au Brésil et aux États-Unis, donc je n’avais pas tellement peur de m’isoler professionnellement.
Donc on peut dire que, dès début avril 2020, j’étais déjà très méfiant de la gestion de la crise Covid, même si d’abord je ne me prononçais pas publiquement. Pourquoi ? Je croyais que cela allait se terminer pendant l’été… Ce serait un désastre pour les pauvres, les jeunes, ceux qui souffraient d’autres maladies, pour la dette publique de l’avenir, mais le désastre serait réduit à quelques mois. Quand, au mois de septembre, il devenait clair que ce n’était pas fini, j’ai commencé à me bouger un peu. Au début je ne voulais écrire qu’un article ou deux. J’ai entrepris quelques approches auprès de journalistes qui m’avaient déjà publié avant la pandémie. Mais rien ne bougeait avec eux. Après, quelqu’un m’a mis en contact avec un rédacteur de tribunes au New York Times, qui aimait mon dernier livre « A Fistful of Shells » et souhaitait réfléchir sur les impacts du virus « dans le monde sous-développé ». Pourtant, rien n’a bougé de ce côté non plus. Finalement, quand la deuxième vague de confinements a commencé début novembre, j’ai écrit un e-mail de 3 lignes à un éditeur que je connaissais, qui publie plutôt sur l’Afrique et le Moyen Orient. Une semaine plus tard, j’ai commencé à écrire la première version du livre « The Covid Consensus ».
Durant cette période initiale, mes réseaux étaient surtout constitués de mes amis et collègues en Afrique. J’ai fait pas mal d’entretiens pour cette édition, et en plus je lisais les données officielles, les rapports publiés pour l’OMS en 2019, et aussi sur d’autres maladies et la malnutrition. Finalement, en avril 2021, le livre est paru. « A Fistful of Shells » avait été finaliste pour plusieurs grands prix aux États-Unis et en Angleterre (Cundill History Prize, Los Angeles Times Book Prize, Wolfson History Prize), et avait reçu des prix dans les deux pays. Pourtant, le jour de la parution du livre (22 Avril 2021), j’avais le présentiment qu’on ferait tout pour l’ignorer. Et en effet, personne n’a fait de recension en Angleterre, jusqu’à la fin juillet, où il y a eu quelques lignes dans le New Statesman – donc j’ai commencé à essayer de communiquer publiquement avec les tribunes, les podcasts, etc.
Les tribunes, c’était d’abord un travail que j’ai mené seul. Après quelques mois, Thomas Fazi m’a écrit qu’il voulait traduire le livre en Italien. C’était fin juin 2021. Mais après l’été, l’arrivée du pass vaccinal en Italie, et même si Thomas est un traducteur et journaliste bien renommé en Italie, il m’a dit que la publication d’un tel livre en Italie était devenue impossible à ce moment-là. On a commencé à échanger régulièrement, et après quelques mois, nous avons publié notre première tribune collective pour UnHerd, que Laurent Mucchielli a traduit pour QG Média (« Le Naufrage de la Gauche Politique Face au Covid »). Après 4 ou 5 tribunes en commun, nous avons décidé d’écrire la deuxième édition du livre ensemble: un seul chercheur ne pouvait pas tout explorer, dans cette crise énorme, qui a de telles ramifications globales.
C’est un exemple qui montre comment tout ce travail m’a amené à avoir des contacts partout sur Terre : d’abord chez mes collègues en Afrique, et après en Italie avec Thomas, en Slovénie, en Argentine, Nicaragua, Bolivia, aux États-Unis, l’Inde, le Turquie, les Pays Bas… Ainsi, c’est en parlant avec ces gens, partout dans le monde, que j’ai pu comprendre plus globalement l’expérience de la pandémie, que nous essayons de décrire dans la deuxième édition du livre.
Pour certains nous sommes « après la crise », même si cela peut se discuter : peut-on en Angleterre parler librement des impacts des mesures (lockdown, vaccination), en particulier dans les journaux ? Par exemple, en France on parle d’une grande souffrance des jeunes et de l’augmentation massive de la pauvreté, d’une augmentation des dépenses de santé déraisonnable, et maintenant d’une nette surmortalité en 2022 pour certaines tranches d’âge. Pour autant, les discussions autour des liens causaux entre mesures politiques et situation sociale et sanitaire restent assez vagues et il est difficile de remettre en cause le récit officiel.
Pour la grande majorité de la presse libérale, il n’y a pas de motif à interroger – ou plutôt à s’interroger. On a eu par moment l’impression que « les choses bougent », mais c’est encore très marginal.
La réception de la deuxième édition du livre « The Covid Consensus » est un signe que la visibilité des questions qui nous concernent augmente. Pour la première édition, aucun quotidien ni hebdomadaire n’a publié de recension, mais le Guardian a publié deux tribunes sur la deuxième édition. D’abord un rédacteur de la section économie, Larry Elliott, a publié une tribune positive, et 6 semaines plus tard l’écrivain Trotskiste Richard Seymour a réagi avec une tribune négative. Après quelque pression dans les réseaux, le journal a publié notre droit de réponse – donc on peut bien dire que nous avons gagné le match aux penalties.
C’était intéressant de voir la réaction à la première tribune, celle de Larry Elliott. Après sa parution, j’ai écrit tout de suite à des producteurs de la BBC que j’avais connus avant la pandémie, et qui ne m’ont jamais répondu en 2021 ou 2022 : cette fois, ils ont répondu le jour même – et j’ai participé à une discussion du Newshour du BBC World Service.
Malgré tout, le gros problème du livre, suivant le point de vue polarisé de l’actualité politique, c’est qu’il est écrit par deux écrivains de gauche – et que la grande majorité de la presse critique sur les réponses à la crise Covid vient de la droite. Le Daily Mail, le Telegraph, journaux de la droite néolibérale et conservatrice, n’ont pas voulu se positionner sur notre livre – car pour eux, la réponse critique est maintenant propriété de la droite. Et pourtant, les deux seuls pays de l’hémisphère occidental qui n’ont pas subi de confinements (Nicaragua et Suède) avaient des gouvernements de gauche (Nicaragua) ou Démocratique Sociale (Suède).
Donc, une discussion ou débat réel c’est encore très difficile. Si vous êtes de droite, vous pouvez tweeter et écrire des tribunes pour vos fanboys, et ils vont aimer. Les autres vont détester. Si vous êtes de gauche-libérale, on ne peut pas prétendre que vous n’existez pas, il faut admettre votre existence, on peut même admettre que les restrictions étaient « un peu trop » – mais on l’admet pour ne plus rien dire sur ce sujet « difficile », suivant le régime de politesse anglaise, ni dans l’arène publique, ni dans les réseaux, ni dans la vie académique. Il faut se comporter comme si rien d’étrange ne s’est passé, puisque la pensée libérale n’admet pas la possibilité d’erreur.
J’ai peut-être passé trop de temps dans d’autres pays, mais personnellement je me fiche de cette politesse. Donc j’essaie quand-même de catalyser un débat, mais ça reste difficile : j’ai même vu des collègues sur les réseaux sociaux qui m’écrivent « Je refuse de m’engager sur cette thématique avec toi, Toby ». Il n’y a pas eu d’engagement généralisé, de ce fait.
Quel a été l’impact des « lockdown files » (la révélation par le Daily Telegraph en mars 2023 des échanges Whatsapp entre membres du gouvernement, qui démontrent le peu de fondements rationnels des décisions politiques de la période) ?
Cette histoire illustre tout à fait ce que j’ai expliqué juste avant. Pour la droite, ceci était vraiment important, et il faut dire que ce sont des révélations incroyables. On peut bien en citer quelques éléments : le ministre de Santé, Matt Hancock, a cru que la pandémie allait « couronner sa carrière » (« make my career« ) ; l’officier en chef pour la Santé Chris Whitty (Chief Medical Officer) a dit en février de 2020 que le Covid-19 n’était pas suffisamment grave pour lancer un programme de vaccination de masse ; les officiels du Ministre de la Santé voulaient faire peur à la population avec les nouveaux « variants » du Covid pour conditionner leur comportement ; etc.
Mais la journaliste qui a lancé les révélations, Isabel Oakeshott, est issue de la droite néolibérale extrême. Elle écrit pour les hebdomadaires et journaux les plus néolibéraux en matière d’économie. La raison pour laquelle elle avait ces messages est qu’elle faisait la ghostwriter du livre de Hancock sur la crise (elle écrivait un livre qui serait publié sous son nom à lui). Alors les journaux libéraux se sont attachés à ne parler que des motivations qui ont poussé Oakeshott à révéler toutes ces informations, mais n’ont pas discuté du fond, de la réalité qui était révélée… Ils accusent Oakeshott d’avoir rompu les conventions professionnelles par profit personnel. Certains disent même « Ah ça nous ramène à 2020, et aux questions pro- et anti-confinement, alors que cela n’a rien à voir… ».
Donc pour la droite, il s’agissait de se présenter comme les seuls hérauts de l’opposition aux mesures de confinement, et pour les libéraux de questionner les motivations et réseaux économiques qui menaient à la publication des révélations. Personnellement j’ai noté un impact léger chez les médias libéraux. Le jour des révélations, je me suis rendu à la Broadcasting House du BBC pour l’entretien du World Service de Newshour, qui par hasard avait été prévu pour ce même jour: à l’arrivée, la productrice est descendue à la réception pour me dire que, malheureusement, « d’autres nouvelles importantes » sont arrivées et il fallait annuler l’entretien. Finalement, on l’a refait après quelques jours.
En tout cas, tout le monde pouvait constater que Hancock était à la fois un salaud et un idiot. Oakeshott avait toujours été ouvertement contre les restrictions : comment a-t-il choisi de travailler avec elle, et de lui donner ses messages Whatsapp. Ça manque d’un certain bon sens – et c’est à peine croyable si on se dit qu’il était en charge durant presque toute la crise.
Quel a été le traitement médiatique des discours des opposants à la politique du gouvernement pendant la période ? Quelles étaient les méthodes pour réduire au silence des médecins ou scientifiques qui souhaitaient intervenir pour contredire le narratif Covid – et est-ce que vous vous croyez touché par ces méthodes (par exemple : menace, pression, peur de l’ostracisation)? A-t-on vu à l’inverse des mouvements citoyens de défense ?
Concernant la discussion publique, il semble clair qu’on a subi une situation proche de la France. Les médias traditionnels et libéraux ont bloqué tous les points de vue alternatifs à la doxa. La BBC, le Guardian, le Times, le Financial Times ont systématiquement refusé les publications, et en même temps ont répété à l’envi que quiconque s’opposait aux règles était néofasciste, appartenait à la droite extrême. Il n’est pas faux qu’il y avait beaucoup de tribunes écrites par les journalistes de droite (Toby Young, Peter Hitchens, Isabel Oakshott, et bien d’autres). Mais en même temps, et comme en France avec Laurent Mucchielli, Didier Raoult, et bien d’autres plus discrets comme toi, Juliette, il y avait pas mal de scientifiques et chercheurs de gauche ou du centre qui s’opposaient à la politique du gouvernement. Il y en avait qui prenaient la parole sans être trop harcelés, comme l’épidémiologiste socialiste de l’Université de Bristol George Davey Smith, mais la grande majorité étaient ridiculisés, harcelés et accusés d’être financés par les frères Koch comme les républicains américains, etc. On pense ici au professeur d’épidémiologie théorique de l’Université d’Oxford Sunetra Gupta, au professeur de psychologie des jeunes Ellen Townsend de Nottingham, et au Professeur de Médicine basé sur la preuve (Evidence-Based Medicine) à Oxford, Carl Heneghan qui s’est dit apolitique. Le même dynamique qu’en France.
On sait maintenant, après de nouvelles révélations récentes dans le Telegraph, que la suppression des débats était une instruction qui venait d’en haut. Il y avait un centre de répression de la « désinformation » au cabinet du Premier Ministre, qui aurait fait l’espionnage sur les messages privés de Heneghan, et des autres « lockdown sceptics », comme Molly Kingsley, journaliste de centre-droit qui a lancé une association (« Us for Them ») pour protéger les droits des enfants. Donc on peut dire qu’il y a eu des méthodes en lien avec les services secrets, qui ont essayé de prohiber toute sorte de débats ou de recherches qui ne suivaient pas « la science ».
Avec de tels procédés, on peut dire qu’ils se sont opposés à la méthode scientifique et aux normes de la démocratie, qui nécessitent des informations ouvertes pour appréhender au mieux la réalité et prendre si possible des décisions rationnelles. Cela explique que 2021 ait vu fleurir beaucoup de manifestations contre les politiques du gouvernement et contre la pression pour se faire vacciner, même si au début du programme de vaccination Hancock avait affirmé que ces vaccins seraient seulement utilisés pour ceux qui étaient à haut risque. Il y a eu plusieurs manifestations publiques à Londres, la plus grande (je crois que c’était en Juin ou Juillet) rassemblait probablement entre 300 000 et 500 000 personnes. Mais les médias n’en ont pas parlé : les nouvelles de ces manifestations ne circulaient que sur les réseaux sociaux. Un réseau s’est d’ailleurs lancé pour combattre ces politiques, appelé « Together » (« Ensemble »), et géré par un entrepreneur de l’économie de nuit Alan Miller: mais on a pu voir le cœur des revendications changer dans le temps. Après que la menace d’un pass a disparu, ce mouvement s’est penché sur la question des contrôles de circulation, exprimant des doutes quant au changement climatique, et mêlant tous les doutes contre les discours officiels de façon un peu confuse (que j’appellerais « populiste »). On verra si ce mouvement prendra un espace politique à l’avenir.
Quant à ma propre expérience des difficultés à s’exprimer librement, je crois que mes conversations avec Thomas Fazi étaient surveillées. Des harcèlements, curieusement, je n’en ai pas subi personnellement. Je crois que mon travail antérieur, avec plusieurs institutions en Afrique, sur l’éducation au lycée au Royaume-Uni et en Afrique de l’Ouest (où j’ai développé du matériel pour l’enseignement de l’histoire précoloniale), m’a protégé d’une certaine manière : c’était difficile de m’accuser d’être d’extrême droite). En plus, je n’avais jamais fréquenté les réseaux sociaux avant la pandémie, et je n’ai pas écrit de tweets avant septembre 2021 – et c’est la période où les harcèlements ont diminué un peu en Angleterre (ce qui n’est pas le cas dans votre pays).
Sans harcèlement, ce que j’ai constaté personnellement, surtout avant 2023, c’était le désintérêt total. Même des collègues avec qui j’ai travaillé pendant des années refusaient complètement de me parler de ces thèmes, ou faisaient (et font toujours) semblant de les ignorer, même quand ils m’écrivent pour échanger sur notre travail. Ce qui est intéressant à noter, c’est que les quelques chercheurs qui se sont prononcés contre les mesures venaient surtout du groupe dit « Lexit » – des gens de gauche qui soutenaient le Brexit. On peut se dire qu’ils avaient peut-être déjà l’habitude d’être exclus du « centre du pouvoir » académique, ou qu’ils avaient abandonné plus tôt le consensus libéral. Quelqu’un m’a dit au début de la pandémie: « Vous vous retrouvez hors du consensus libéral et je peux vous le dire : une fois que vous le mettez en question sur un point, vous allez en questionner tant d’autres ! ».
On a souvent reproché aux opposants venus des sciences humaines et sociales de « sortir de leur champ » pour fournir leurs analyses, sans se soucier de la cohérence entre la méthode qu’ils utilisent, dans ce contexte, et ce qu’ils avaient fait jusque-là. En quoi votre travail autour de la crise Covid s’inscrit-il dans la continuité de vos recherches antérieures en tant qu’historien ? Vous a-t-il permis de comprendre et analyser la situation politique durant la crise Covid ?
C’est une bien étrange critique. Ce qu’on a vu pendant la pandémie, c’est que les scientifiques, les médecins, les experts avec leurs modèles mathématiques, ont reçu le pouvoir de prendre des décisions qui avaient maintes implications sur l’éthique, l’économie, les droits universels, la santé mentale, l’inégalité, l’autoritarisme politique, alors qu’ils n’avaient aucune connaissance de ces thèmes. Eux, ils ont vraiment sorti de leur champ !! Et le reste du monde a dû en subir les conséquences, et payer le prix que ces ineptes ont nommé « nécessaire », même quand eux, protégés par un travail stable et bien rémunéré, n’avaient rien à « payer ».
Pour mon cas, je peux me référer aux premières lignes de la première édition du « Covid Consensus » : « Comme historien, j’ai pour habitude d’analyser le travail du pouvoir dans les sociétés humaines ». Après 3 ans et demi, on voit que ceci est un champ de travail bien pertinent pour étudier l’expérience humaine des dernières années.
En plus, comme j’ai déjà dit, je suis historien de l’inégalité. Et c’est depuis ce point de vue que tout mon travail s’est déroulé. C’était très clair, dès le début de cette catastrophe, que c’était les pauvres, les femmes, les jeunes, les plus vulnérables de la société – tant ici en Occident, et dans le reste du monde – qui allaient payer le prix des réponses politiques contre une maladie qui touchait surtout les plus âgés (ce qui est déjà un signe de richesse). À mon avis, cette perspective est centrale. Et ce qui me gêne vraiment, c’est que les historiens ont déserté en masse, n’ont rien dit – et n’ont pas voulu répondre quand le débat pouvait être lancé. Avant, je n’étais pas isolé, j’étais en contact avec des réseaux de chercheurs énormes avant la pandémie, et aujourd’hui je peux compter sur un maximum de 3 mains et demie ceux qui m’ont parlé de tout cela. Les disciplines d’analyse critique du pouvoir ont subi une faillite totale – complète.
Je comprends bien les raisons de ce silence. Comme beaucoup disaient que seule la droite était contre les mesures, s’élever contre elles c’était risquer d’en payer le prix. On pouvait seulement se le permettre si on était déjà puissant dans le monde académique, si on ne craignait pas les critiques ou l’éloignement des collègues. Dans un monde où le travail ressemble de plus en plus à une religion, s’éloigner des collègues c’est un prix trop lourd pour la plupart des gens – on craint avant tout être mis à l’écart, dans un monde de plus en plus isolationniste. En sus, accepter que les libéraux aient tort, c’était un danger à la fois personnel et psychologique – car cela ouvrait la porte à l’analyse des paradoxes de tout ce système de pensée, un système qu’on avait soutenu sans réflexion pendant des années.
Donc, seules les voix les plus puissantes pouvaient s’élever – et avec le silence de 99% d’entre eux, ils ont trahi les traditions desquelles ils se disaient les maîtres. Les plus jeunes je comprends, mais le comportement des « grands », les plus connus (donc protégés), je ne leur pardonnerai jamais.
Comment voyez-vous l’avenir des débats critiques, après la débâcle de l’Académie face au Covid ? Comme historien, que pensez-vous du « Manifeste Conspirationniste » (éditions du Seuil) et de la transformation du sobriquet « conspirationniste » en vertu ?
On essaie de tuer les débats avec le mot « complotiste » ou « conspirationniste »: quand j’ai présenté mon livre à l’université de Bristol, dans le département d’Epidémiologie, j’ai ensuite pris une bière avec un collègue de mon « champ de travail ». Il m’a interrogé sur le propos du livre, je lui ai répondu « On nous a roulé » (« We were had ») — « Ah ! il a répondu, c’est une conspiration ?» (« So it’s a conspiracy? »).
Ce genre de réponse va tuer l’Académie. La pensée de gauche, traditionnellement, considère la coordination des intérêts du capital comme ce qu’il faut essayer de détruire. Ici, on a bien clairement vu une coordination massive et ouverte de tels intérêts, avec de clairs effets massifs et délétères pour les pauvres : et c’est nous, qui analysons ceci, qui sommes des conspirationnistes! Cela montre jusqu’à tel point la gauche académique s’est perdue, complètement perdue : on tue l’analyse, et cela laisse le champ – et une légitimité dangereuse – à de vraies pensées conspirationnistes paranoïaques qui circulent aussi dans l’espace public.
Donc ce que « Le Manifeste Conspirationniste » a très bien fait, c’est de s’approprier le sobriquet « conspirationniste » tel qu’il est utilisé par ces faux critiques. Si critiquer la coordination massive des megacorps veut dire qu’on est conspirationniste, moi aussi je fais une vertu de ce sobriquet. Mais si l’on est sérieux, ce genre de critique n’est pas conspirationniste, c’est la vraie pensée critique, que l’académie libérale et néo-libérale est en train de tuer.
Il faut être clair que tout ceci ne s’est pas passé par hasard : cette crise est une crise de la technologie, de la manière dont la technologie change la conscience des personnes, et la perception de la réalité. Les confinements, le travail à distance, les pass vaccinaux, la « surveillance de la santé », tout cela est devenu possible du fait des bouleversements technologique que nous avons vécu ces trente dernières années. On vit dans un monde « informatique » – qui, comme nous avons vu, est devenu aussi le monde « désinformatique ».
La presse, l’académie, n’ont pas voulu voir tout ce que cela veut dire. D’abord, c’est clair que la démocratie dépend d’une information claire et véridique, fiable, pour le modèle de choix rationnel auquel on se réfère pour justifier le vote. Dans un monde où il y a à la fois un surplus énorme d’informations, que les institutions n’arrivent pas à gérer d’une manière efficace, et en sus une tendance de la part des puissances politiques d’émettre de la désinformation, la possibilité de la disparition de ce modèle de choix rationnel est claire.
En plus, il est aussi clair que le problème de la technologie est aussi un problème d’inégalité. Le monde informatique à une tendance à créer des monopoles vastes : Amazon, Facebook, Twitter, Google…On ne va pas réduire l’inégalité avec l’assistance aux présentations Zoom, ou avec les réunions TEAMS ; on va aggraver le problème. Finalement, le monde informatique a détruit nos institutions, qui ne savent pas répondre à l’énorme flux d’informations qui sont produites.
La crise de la technologie c’est donc une crise d’inégalité, de démocratie, du bouleversement d’éthique et des sentiments humains dans la vie. Avec la technologie, on subit une réalité de plus en plus simulée. Ce n’est donc pas étonnant que nous ayons vécu cela pendant ces années. En plus, ce n’est pas étonnant que la majorité des citoyens aient accepté le consensus Covid – puisque déjà en 2020, cela faisait plusieurs années qu’on avait été bouleversé par ces changements majeurs.
Pour le monde académique, les questions sont tellement vastes qu’il paraît plus avisé de rester silencieux, de « faire son petit travail », sans plus rien dire. Comment faire face à de telles questions ? Ce qui est incroyable, c’est qu’il y avait déjà des penseurs importants qui avaient pris à bras le corps ces questions: Baudrillard, est-ce qu’il ne parlait pas de comment le simulé devenait le réel ? Une vingtaine d’années après son décès, le silence s’est imposé.
Est-ce que l’Académie, et sa tâche de pensée critique, peut se reprendre ? C’est une vraie question. Avec l’omniprésence de l’intelligence artificielle, j’ai des doutes. En tout cas, l’Académie ne peut pas répondre, et se refaire, si elle reste silencieuse. Un silence va tuer l’Académie complètement. Et jusqu’à présent, c’est le silence.
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