CONTRE-POUVOIR: « Il ne suffit pas, et il n’a jamais suffi de dire République » par Alphée Roche-Noël

Le 22/09/2021 par Alphée Roche-Noël

CONTRE-POUVOIR: « Il ne suffit pas, et il n’a jamais suffi de dire République » par Alphée Roche-Noël

La référence à la République est désormais omniprésente dans les discours du pouvoir et des partis d’ordre français, de LREM jusqu’aux Républicains. Mais sait-on au juste de quoi l’on parle en employant ce mot-totem? Dans sa chronique sur QG, Alphée Roche-Nöel en retrace cette semaine l’histoire. Une chose est sûre: les dérives antisociales et antidémocratiques de nos dirigeants actuels en font plus un travestissement qu’une quelconque boussole politique

En lisant la presse, au cœur de l’été, je suis tombé sur cette déclaration d’un membre du gouvernement : « nous devons être le camp de la République et de la raison »[1]. La formule était lâchée sans véritable explication, laissant au lecteur la possibilité de donner à « la République » le contenu qui lui semblait le plus approprié, et de déterminer dans quel camp il se situait – puisque depuis le fameux mot d’un préfet de police, il faut, paraît-il, se situer dans un camp ou dans un autre.

Cette façon d’utiliser la « République » comme argument d’autorité n’est bien sûr pas un cas isolé. C’est même devenu une clause de style, essentiellement au centre et à droite de l’échiquier politique, ceci malgré le tonitruant « la République, c’est moi », de Mélenchon et ses efforts souvent plus heureux de replacer la République dans son sillon historique, c’est-à-dire à gauche. Ainsi, en 2015, Sarkozy a-t-il déposé le nom : « Les Républicains ». Ainsi, Macron, en 2017, a-t-il renommé « son » parti, fondé un an plus tôt : « La République En Marche ». Ainsi, et c’est peut-être là le fait le plus nouveau, le plus inquiétant : quand Le Pen père en appelait à la « nation », à la « patrie » (et à « Jeanne »), Le Pen fille se réclame volontiers de « la République » (et de « De Gaulle »).

À gauche: discours de Nicolas Sarkozy à un congrès des Républicains. À droite: affiche de la campagne présidentielle d’Emmanuel Macron, 2017

De fait, dans le discours politique, la « République » est mobilisée essentiellement en soutien de thèmes chers aux conservateurs de tous poils. Ainsi de l’« ordre républicain », qu’il faut absolument faire régner contre les mouvements sociaux, y compris en déployant une violence aveugle. Ainsi surtout de la surexploitation du registre « républicain » pour justifier la « lutte contre le communautarisme » ou pour dénoncer les « islamo-gauchistes » accusés d’en faire le lit, comme si la République tournait tout entière autour de la question du voile islamique et de celle, encore plus grotesque, du burkini. On sait trop bien comment le RN, la droite, de Ciotti à Pécresse et Bertrand, mais également certains ministres, jouent de cette opposition factice et fantasmatique, et il n’est pas jusqu’à Hidalgo qui n’ait questionné les « ambiguïtés » d’EELV et de la FI dans leur « rapport à la République ». Cette confusion manigancée nous oblige à regarder sous la surface des choses, pour voir où en sont les principes.  

Un peu d’histoire ici ne peut pas nous faire de mal, pour nous rappeler dans quelles circonstances est né ce « camp de la République » dont le parti au pouvoir revendique aujourd’hui l’exclusivité. Il y a 229 ans exactement, le 21 septembre 1792, la monarchie était abolie par la Convention nationale. Quelques mois auparavant, la République, régime inédit en France, mis en œuvre seulement par de « petits » États, était loin d’être une évidence. Pour en arriver là, il avait fallu non seulement la cherté du pain, mais les multiples trahisons de « Louis Capet »: les vétos à répétition, la fuite à Varennes, les déclarations imprudentes des cours d’Europe. Et c’est le peuple de Paris, et le club le plus populaire de l’époque, les Cordeliers, qui avaient trouvé la solution politique à laquelle les très prudents, très attentistes « représentants du peuple » s’étaient ralliés tardivement. La République, alors, c’était la Révolution se dirigeant elle-même, faute pour l’ex-roi d’avoir su, et voulu, l’accompagner. Il y eut dès lors les « bleus » et les « blancs », et le critérium qui permettait de les distinguer entre eux était simple – du moins sur le papier…

Monument du Panthéon représentant Marianne entourée de députés prêtant serment à la Constitution, et de soldats symbolisent l’armée de la République, Paris

Au XIXe siècle, après la révolution, trahie, de 1830, après qu’il eut été interdit, par le soi-disant « roi citoyen », fils de « Philippe-Égalité », de se dire seulement « républicain », le combat pour la République réunit dans un même mouvement les classes laborieuses et une partie de la bourgeoisie libérale – des blouses et des redingotes. De là, la révolution de Février… trahie cette fois-ci par d’autres républicains, ceux « de l’ordre » et de Cavaignac, qui devaient servir de marchepied à l’empire de Badinguet. Il y eut dès lors deux Républiques, la « Sociale » d’une part, et la « bourgeoise », ou « politique », d’autre part, qui devaient s’affronter une dernière fois, en forme de bataille rangée, au printemps 1871. N’était-ce pas un lointain écho aux conflits qui avaient déchiré la République romaine, née, d’après la légende, contre la royauté des Tarquins, et où avaient fini par se confronter optimates et populares, défenseurs de l’oligarchie et défenseurs du peuple ? En 1791, dans son journal La Bouche de fer, Bonneville écrivait, précurseur: « il ne suffit pas de dire “république”, Venise aussi fut une république ». La lutte des ordres avait séparé la monarchie de la République ; la lutte des classes s’est occupée de différencier « les » républiques entre elles. 

Plus de deux siècles ont passé, et nous sentons bien, pour notre part, que la « République », comme projet de société, est loin, très loin, d’avoir tenu ses promesses. Nous sentons bien, alors que se profile à l’horizon l’élection présidentielle, ce rogaton de monarchie plébiscitaire, que les institutions gaulliennes ont en partie subverti l’idée républicaine au profit du pouvoir d’un seul individu. Nous sentons bien également que ce mot de « république » veut dire quelque chose de plus que la simple organisation des pouvoirs. Que sous cet aspect, nous ne serons pas vraiment en république, tant que la vie des ouvriers dépendra de celle des actionnaires, tant que les RER de l’aube seront remplis d’immigrés en partance pour la capitale pour y accomplir les travaux de force et de peine, tant qu’il y aura des gens sans toit sur la tête, tant qu’il y aura une école pour les riches et une école pour les pauvres, tant que les femmes ne gagneront pas, pour le prix de leur labeur, le même salaire que les hommes, tant qu’on sera traité différemment selon qu’on est noir ou blanc, etc., etc. D’ici là, nous serons en république pour la forme, pour la frime, pour le discours et pour le décorum ; nous serons en république pour couvrir les happy few qui ont intérêt à ce que les grands équilibres de la société restent à peu près les mêmes. Et bien du monde pourra se dire que, pour ce qui le concerne, ça ne changerait pas grand-chose que le régime s’appelât autrement. Dans l’adaptation de La Guerre des boutons d’Yves Robert, alors que s’est engagé un débat sur le point de savoir s’il faut que chacun mette au pot pour constituer un trésor de boutons, y compris ceux qui sont sans le sou, un gamin interpelle Lebrac: « Et les pauvres ? Tu fais honte aux pauvres, Lebrac. C’est pas républicain, ça. » Ils sont nombreux, ceux qui font honte aux pauvres – et souvent ils sont aux commandes d’une république dont ils vantent sans cesse les mérites.

Une du magazine Le Point représentant un buste de Marianne en train de couler, 2014

À force de voir tout ce petit monde s’approprier « la République », l’extrême droite et la droite la dévoyer sans honte après l’avoir tant combattue (contre Dreyfus, contre la « Gueuse », contre le droit des peuples et contre les droits humains), l’extrême centre distribuer ou refuser ses brevets de « républicanisme », soucieux surtout que rien ne change, on peut être tenté de se jeter soi-même dans la mêlée, pour reprendre le drapeau galvaudé de longue main. On peut aussi, de guerre lasse, décider de laisser le totem où il est. Dans un entretien de 2019 [2], Frédéric Lordon a dit à ce propos des choses intéressantes, auxquelles je renvoie volontiers pour approfondir la réflexion.

Les républicains de la première heure nous avaient déjà alertés contre les mystifications, comme celle qui consiste à élever la « République » au rang de culte, avec ses prêtres et sa liturgie, avec ses dogmes et ses mensonges. Vallès, ce grand républicain, nous a dit sous son nom de Jacques Vingtras son refus de « céder aux traditions républicaines » comme « des routines ou des envers de religion »[3]. André Léo, non moins grande républicaine, avertie par la répression effroyable de la Commune, nous a mis en garde sur ce fait que « l’histoire des républiques, telles que la République française actuelle, ressemble beaucoup, malheureusement, à celle des empires »[4]. Et de la colonisation à la ségrégation urbaine, en passant par les guerres de puissance et de conquête, les répressions et les humiliations de tous ordres, infligées aux humbles, aux étrangers, aux dominés, aux moins-que-rien, tant d’anecdotes, tant d’épisodes, tant de systèmes lui ont donné raison. Alors, après toutes ces trahisons, après tous ces travestissements, ceux d’hier et ceux d’aujourd’hui, il peut être sage de se dire que ce qui compte n’est pas le nom qu’une société se donne à elle-même, mais ce qu’elle fait pour être vraiment libre, démocratique et égalitaire.

Alphée Roche-Noël

[1] Entretien de Clément Beaune dans Le Monde du 23 août 2021.

[2] https://www.frustrationmagazine.fr/frederic-lordon-etre-un-intellectuel-cest-prendre-parti-pour-ce-qui-deconcerte-lordre-social-se-mettre-du-cote-des-forces-de-la-surprise-contre-les-intellectuels-pour-medias/.

[3] Jules Vallès, Le Bachelier, Paris, Garnier Flammarion, 1970 [1881].

[4] Dans son discours au Congrès de la paix de Lausanne, en 1871. André Léo, La Guerre sociale, Le Pré-Saint-Gervais, Le Passager clandestin, 2011 [1871].

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