CONTRE-POUVOIR: Le pouvoir, la Vème République et la « chefferie indienne », par Alphée Roche-Noël
Le 02/12/2021 par Alphée Roche-Noël
Notre système politique, soi-disant rationnel, est tout entier construit autour de la compétition pour le pouvoir d’un seul. Il se pourrait hélas qu’en 2022 nous devions payer la somme de toutes les erreurs fatales commises depuis les débuts de la Vème République. L’anthropologue Pierre Clastres, nous avait pourtant averti, en étudiant les mécanismes du pouvoir chez les Amérindiens. C’est la chronique d’Alphée Roche-Noël qui revient cette semaine sur QG
Mes deux dernières livraisons de « Contre-pouvoir » étaient centrées sur Zemmour. Trop pour un seul individu ? Trop pour un tel individu ? Je ne le crois pas et m’en suis déjà expliqué. (« Ignore-t-on, dans un hall de gare, un colis que l’on sait piégé ? ») L’erreur, en revanche, après avoir tenté d’approcher, sous l’angle économique, psychologique, anthropologique, le cas Zemmour, serait de ne pas tourner son regard vers l’objet premier de cette chronique, de ne pas immédiatement se remettre à confronter le pouvoir. L’erreur serait d’agiter le pantin Zemmour, comme font tant et tant qui prétendent le combattre, et de ne pas voir le contexte institutionnel qui lui permet d’exister.
Je ne parle pas ici de la politique-diversion où Zemmour excelle, cette manière d’hypostasier qui est d’ailleurs le propre de tous les idéologues paranoïaques, mais plutôt de la structure même de notre société politique, ou plutôt de la forme que revêt cette société depuis qu’en 1958, en 1962, et de plus en plus depuis lors, elle a accepté de rompre avec la tradition défensive issue des combats républicains du XIXe siècle. Pour être encore plus clair, je parle ici de la Ve « République », comme régime problématique, glorifié pour sa soi-disant stabilité, mais qui offre, en temps de crise, une voie royale aux tyrans de toutes espèces, dès lors qu’a disparu la vieille culture parlementaire qui lui servit un temps et de cache-misère et de garde-fou. Je parle ici de ce régime étrange, de cette sorte de monstre de Frankenstein, raboutage grossier de fragments de monarchie et de fragments de césarisme, mais vêtu de respectabilité démocratique.
Souvenons-nous. À l’issue de la crise du « 16-Mai » 1877, qui avait opposé le monarchiste et président de circonstance Patrice de Mac-Mahon à la Chambre, à Gambetta, le « chef de l’État » avait été cantonné au rôle, pour le moins modeste, d’« inaugurateur de chrysanthèmes ». Dans les consciences républicaines d’alors, les deux 18-Brumaire – celui de l’an VIII, celui de 1851 – avaient laissé des blessures profondes. On était alors vacciné, en quelque sorte, contre le risque de domination ou de subversion des institutions par un homme seul. Ce système immunitaire ne devait pas trop mal fonctionner : avec toutes les imperfections, toutes les malfaçons, toutes les fautes qu’on lui connaît, la France de la IIIe République serait l’une des rares « démocraties » (formelles) de l’Europe occidentales à ne pas être emportée par le tourbillon fasciste des années 1920-1930. On connaît la suite, mais on ne la rappelle pas suffisamment : l’effondrement de juin 1940, qui donnerait aux contempteurs de la république parlementaire leurs arguments et leur justification ; la démocratie populaire de fait « au lendemain de la victoire remportée par les peuples libres » ; l’écroulement du tripartisme, puis de la IVe République, sur fond d’affrontement Est-Ouest et de guerres coloniales ; le retour enfin de l’homme providentiel, favorisé tant par la commotion algérienne que par la crainte du coup d’État militaire.
On ne peut pas faire grief à De Gaulle de n’avoir pas été visionnaire ; et, de fait, le système qu’il mit en place avec le concours de maints grands notables de la République (au premier rang desquels son président, Coty) correspond trait pour trait à l’architecture esquissée dans son discours de Bayeux. Ainsi le chef de l’État serait prétendument « placé au-dessus des partis », prétendument « arbitre au-dessus des contingences politiques » et, « dans les moments de grave confusion », pourrait « [inviter] le pays à faire connaître par des élections sa décision souveraine ». Ainsi le chef de l’État nommerait le premier ministre, les ministres et les hauts fonctionnaires. Ainsi il présiderait les conseils des ministres, promulguerait les lois (de jure)… et les initierait (de facto). Ainsi il pourrait dissoudre l’Assemblée, déclencher à son profit les « pleins pouvoirs », ou encore décréter l’état de siège. Ainsi il disposerait de l’administration et de la force armée et pourrait décider d’opérations extérieures sans autorisation du Parlement. Ainsi et par-dessus le marché il se verrait reconnaître le droit de gracier les condamnés, cette vieille et absurde prérogative royale. Les réformes constitutionnelles de 1962, puis de 2001, ne feraient qu’accélérer l’entreprise de concentration des pouvoirs ; je renvoie ici aux épisodes de cette chronique où il en fut question.
Au moment même où De Gaulle établissait et consolidait son régime de pouvoir personnel, de l’autre côté de l’Atlantique, Pierre Clastres étudiait la philosophie de la « chefferie indienne ». Au contact des tribus du Paraguay, il mettait en évidence « l’absence d’autorité de la chefferie ». « Dans les sociétés indiennes, écrit-il, [la fonction politique] se trouve exclue du groupe, et même exclusive de lui ; le rejet de celle-ci à l’extérieur de la société est le moyen même de la réduire à l’impuissance. » « Tout se passe, écrit-il encore, comme si ces sociétés constituaient leur sphère politique en fonction d’une intuition qui leur tiendrait lieu de règle : à savoir que le pouvoir est en son essence coercition. » Au plan anthropologique, ses observations devaient le conduire à découvrir une société non pas « sans » État, selon la typologie des savants ethnocentrés des XIXe et premier XXe siècles, mais « contre » l’État, c’est-à-dire dotée d’une prescience du risque que le pouvoir faisait courir à la société.
Est-il grotesque de comparer les sociétés « amérindiennes » à la France des Trente Glorieuses, qui se voulait déjà puissance nucléaire ? Pas tant. Sous l’aspect du rapport au pouvoir, en tout cas, force est de reconnaître qu’elles ont eu des préventions dont nous avons depuis longtemps fait litière – et que sans doute, nous n’avons jamais nourries à un tel niveau de vigilance. Certes, nous avons bien la fameuse « séparation des pouvoirs », qui prend actuellement la poussière dans le grenier de notre théorie politique ; et lorsqu’elle est prévue par les institutions et mise en œuvre dans la pratique, celle-ci est une garantie aussi nécessaire que précieuse de nos droits et libertés. Mais notre faille, par rapport à ces sociétés, provient de ce que, collectivement comme individuellement, nous avons moins peur du pouvoir que nous ne le désirons. Ainsi, il n’est pas un aspect de la sphère sociale qui ne soit hanté par la volonté de puissance des acteurs qui s’y meuvent, ni dominé par le pouvoir que revendiquent une poignée d’entre eux. Ainsi, notre système politique, soi-disant rationnel, est tout entier construit autour de la compétition pour le pouvoir. Et lorsque, face aux menaces manifestes auxquelles ce pouvoir omniprésent nous expose, nous nous décillons enfin, c’est pour croire encore qu’un pouvoir jugé moins néfaste, un « moindre mal », pourra nous protéger : les États-Unis face à la Chine, Macron face au Janus Zemmour-Le Pen, le nucléaire face au fossile, la « souveraineté numérique » face aux « Gafam »… que sais-je encore.
Il se pourrait malheureusement que nous dussions bientôt faire la somme de ces erreurs dont chacune nous aura potentiellement été fatale. Et pour en revenir à l’hexagonale Ve République, il se pourrait que nous nous rendions bientôt compte, assez abruptement, de la légèreté blâmable dont au minimum nous fîmes preuve en n’exigeant pas plus tôt, avec la dernière énergie, de revoir les institutions de fond en comble, pour conjurer définitivement le spectre du pouvoir d’Un seul. Car l’architecture et les mécanismes de celles-ci, le rapport de force créé au profit du « chef de l’État » et au détriment des autres corps constitués, des corps intermédiaires, de tous les contre-pouvoirs et, en définitive, de la société civile, ne sont pas seulement un scandale pour l’intelligence ni une aberration démocratique : ils sont un danger mortel, aussi vrai qu’en l’état actuel de nos défenses immunitaires, nous ne serions pas en mesure de résister au moindre des assauts d’un ambitieux un peu déterminé qui aurait légalement « pris le pouvoir », comme il semble hélas s’en préparer quelques-uns. Ces défenses, il est plus que temps de les réactiver : en connaissant nos droits, en nous instruisant des luttes passées, et en faisant encore preuve d’assez d’imagination pour construire un avenir où nous ne retomberions pas dans les mêmes ornières. Peut-être, après tout, si nous faisions en pensée cet effort de décentrement de quelques milliers de kilomètres vers le sud-ouest, la « philosophie de la chefferie indienne » pourrait nous y aider.
Alphée Roche-Noël