CONTRE-POUVOIR: L’élection présidentielle, ce « coup d’État » institutionnalisé, par Alphée Roche-Noël
Le 07/10/2021 par Alphée Roche-Noël
De Napoléon à Macron en passant par De Gaulle, notre chroniqueur Alphée Roche-Noël revient sur QG cette semaine sur l’histoire de ce coup d’État permanent qu’est l’élection présidentielle à la française. Afin de dénoncer les tentatives des ambitieux de l’extrême droite, de la droite extrême et de l’extrême centre, agités comme jamais à l’approche de la monstrueuse échéance, un tel détour paraît aujourd’hui salutaire
J’ai déjà largement parlé dans cette chronique des travers de la Ve République. En aurai-je jamais dit assez ? À six mois d’une élection présidentielle d’évidence monstrueuse, c’est plus précisément au mécanisme plébiscitaire que je voudrais m’intéresser, à ce scrutin décrit par la vulgate gaullienne comme la « rencontre d’un homme et d’un peuple ». Quiconque ne se satisfait pas de ce conte pour enfants, quiconque ne comprend pas comment, à partir d’un principe si noble en apparence, on en est arrivé à ce que des Macron, ou, pire, des Le Pen et des Zemmour, phagocytent l’esprit public, doit s’efforcer de dissiper les « brumes de l’imaginaire »[1], s’efforcer par conséquent de regarder ce qui se cache derrière la sociodicée dont on nous rebat les oreilles, tous les cinq ans, depuis deux décennies. Et ce qui se cache derrière le décorum et les déclarations vibrantes qui entourent la présidentielle, c’est un 18-Brumaire radouci, c’est un « coup d’État » institutionnalisé. Pour le comprendre, il nous faut encore faire un détour par l’histoire.
« La règle fondamentale de la tactique bonapartiste, dominée par l’opportunisme le plus formel, c’est le choix du terrain parlementaire comme le plus propre à concilier l’emploi de la violence et le respect de la légalité. » Voici, selon Malaparte, « la caractéristique du 18 brumaire. »[2] Que s’est-il passé, en ces jours de novembre 1799 qui virent basculer le Directoire, et l’ex-général des campagnes d’Italie et d’Égypte devenir premier consul [3] ? Bonaparte a dispersé les Conseils par la force, repêché juste ce qu’il fallait de députés pour faire ratifier son nouveau pouvoir. On connaît la suite, et c’est encore Malaparte qui la décrit le mieux : « Pour accroître le prestige, la force et l’autorité de l’État, la logique bonapartiste ne connaît que la réforme de la Constitution et la limitation des prérogatives parlementaires. »[4] Ce seront les constitutions de l’an VIII, ratifiée en quelques semaines au moyen d’un plébiscite arrangé, puis celles de l’an X et de l’an XII. Insensiblement, la République se sera « monarchisée »[5]: elle sera devenue « empire ». Plus tard, ce sera la Constitution de Napoléon III ; bien plus tard, encore, en mode mineur, celle de la Ve République.
L’histoire a ces sortes de bégaiements, et De Gaulle, à maints égards, fut un bégaiement de l’aventure bonapartiste. En 1946, son heure n’était pas encore venue. La Constitution à laquelle les Français (et les Françaises, enfin !) avaient dit « oui », était celle d’une démocratie parlementaire, tripartite et populaire, à mille lieues du régime esquissé dans son discours de Bayeux: cette république d’avant la crise du 16-Mai [6], qui croyait qu’en France, dans les siècles des siècles, l’autorité ne pouvait être exercée que par un individu providentiel, roi, empereur ou président.
En 1958, la situation est différente. La France a peur de ces « événements » d’Algérie, qu’on n’appelle pas encore « guerre ». Sans avoir l’air d’y toucher, le vieux général tire parti du putsch d’Alger. Ce ne sont plus les Jacobins fantômes qui menacent les Conseils, c’est une opération aéroportée, bien réelle, qui a gagné la Corse et vise maintenant Paris. Comme par hasard, les officiers séditieux en appellent au Cincinnatus de Colombey, qui n’attendait que de lâcher la charrue pour reprendre la toge prétexte. Face aux réticences de Pflimlin, qui n’incline pas à lui laisser le timon de l’État, il « hâte, selon ses propres mots, la marche en avant »[7]. Entendez : il publie un communiqué mensonger, dans lequel il déclare, sans mandat du peuple, sans autre légitimité que celle qu’il croit détenir de l’histoire, avoir « entamé le processus nécessaire à l’établissement d’un gouvernement républicain ». Et c’est Coty, président d’un régime en déroute, qui, jouant le rôle du Bérenger du 18-Brumaire, adoube De Gaulle, exige des députés qu’ils l’investissent comme président du Conseil. Encore une fois, la menace à peine voilée de la force, puis la ratification parlementaire; encore une fois, la violence et la loi.
L’avènement du Général à la tête de l’État ne pouvait être un simple accident de l’histoire. En lui-même, l’épisode était archétypique, conforme à une vision longtemps mûrie. Le « chef véritable », le « charisme » seraient les fondements du régime, et plus encore lorsque le miraculé du Petit-Clamart aurait imposé, par la voie référendaire, l’élection du président de la République au suffrage universel direct. Le 20 septembre 1962, De Gaulle, résolu à tirer parti de l’attentat dont il vient d’être la cible pour parachever sa constitution, présente, dans une allocution à l’ORTF, la « clef de voûte » du régime : « l’institution d’un président de la République désigné par la raison et le sentiment des Français pour être le chef de l’État et le guide de la France » [8]. Moins de deux ans plus tard, dans un pamphlet célèbre, Mitterrand attaquera avec sagacité la pratique gaullienne du pouvoir, ce « coup d’État permanent » [9]. Il ne croira pas si bien dire : un demi-siècle encore et le processus de transmission du pouvoir tendra de plus en plus à suivre la trame bonapartiste et gaullienne: un coup de force politique, ratifié par un parlement élu uniquement à cette fin.
Jusqu’au début des années 2000, la déconnexion entre les calendriers électoraux présidentiel et législatif prévenait, hors le cas de dissolution, la répétition formelle du vieux schéma bonapartiste. Mais le quinquennat, mais l’inversion du calendrier électoral, ont donné à ce schéma tout son éclat, offrant à un seul individu de shunter légalement les formes organisées de la décision collective – quelque critiquables, quelque perfectibles qu’elles puissent être – pour affirmer son autorité suprême sur la collectivité des citoyens. Ainsi, l’Assemblée est élue dans la foulée de l’élection présidentielle, pour ratifier, en quelque sorte, le succès de son vainqueur, puis pour en tirer les conséquences, par son vote, pendant la durée de son mandat. Comme si, l’exécutif étant devenu législateur, le législateur était devenu simple exécutant.
L’élection de Macron a confirmé le parfait fonctionnement de cette mécanique bien plus ancienne qu’il n’y paraît, décillant ceux qui ne croyaient pas que, même élu président, il pourrait emporter la majorité à l’Assemblée. Mais l’homo novus de 2017 n’a rien inventé : il s’est inscrit, comme ses prédécesseurs, dans la tradition radoucie, policée, présentable, du coup d’État primordial. De toute évidence, les luttes républicaines, contre les rois restaurés, contre Napoléon III ou contre Mac-Mahon, n’ont pas suffi à éteindre cette vieille passion, à empêcher cet expédient du pouvoir et de l’ambition qu’est la subversion de l’État dans les formes du droit. Au contraire, la Ve République a donné à cette antique méthode militaire ses lettres de noblesse, en institutionnalisant ce qui, par le passé, avait été réalisé par les armes.
Bien sûr, il ne s’agit plus de pénétrer de vive force dans l’Orangerie du château de Saint-Cloud pour « foutre tout ce monde-là dehors ». Depuis le 18-Brumaire, la société politique ne s’est pas exactement civilisée, mais elle craint sans doute plus qu’auparavant les manœuvres trop évidemment subversives, attentatoires à la tranquillité des honnêtes gens. Il ne s’agirait pas d’ailleurs de malmener le sacro-saint Ordre dont la plupart des candidats à la présidentielle se sont faits les défenseurs patentés. L’occupation du débat public a remplacé celle des enceintes parlementaires, la rhétorique, les manœuvres des grenadiers et autres officiers d’Algérie. Le fond, quant à lui, a à peine changé: aujourd’hui comme hier, il s’agit d’appeler le peuple à se ressaisir face à un péril de mort ; de se poser en sauveur de la République, de la Nation, de la civilisation, ou de je ne sais quel autre totem plus ou moins abstrait de la quotidienneté de femmes et d’hommes qui vivent moins de symboles que de réalités, et trouveraient avantage à se nourrir d’un peu moins de peurs, et de beaucoup plus d’espérances.
Il me semble que ce long et sinueux détour historique est utile à la compréhension de notre présent. Il est utile pour dénoncer les tentatives des ambitieux, ceux de l’extrême droite, de la droite extrême et de l’extrême centre, agités comme jamais à l’approche de la monstrueuse échéance ; il est utile pour interroger les tentatives de la gauche, qui perpétue malgré elle la vieille tradition du coup d’État institutionnalisé – parfois, il est vrai, au motif de la réformer ; il est utile surtout pour déconstruire un système qui repose entièrement sur l’intervention d’un individu providentiel, quand tout, dans l’époque où nous vivons, nous engage à l’action collective.
Alphée Roche-Noël
[1] Pour reprendre une belle formule de Duby
[2] Curzio Malaparte, Technique du coup d’État, trad. Juliette Bertrand, Paris, Grasset, Cahiers rouges, 2008 [1931], p. 144.
[3] Les 18, 19 et 20 brumaire an VIII.
[4] Ibid., p. 145.
[5] Thierry Lentz parle de « monarchisation » de la République.
[6] À l’issue de la crise du 16 mai 1877, Mac-Mahon devra « se démettre » face à la majorité républicaine, de gauche.
[7] Charles De Gaulle, Mémoires d’espoir, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2000 [1954], p. 900.
[8] Ibid., p. 1153.
[9] François Mitterrand, Le Coup d’État permanent, Paris, Plon, 1964.