CONTRE-POUVOIR: Présidentielle 2022, ce non-événement qui pourrait précipiter la crise démocratique

Le 24/03/2022 par Alphée Roche-Noël

CONTRE-POUVOIR: Présidentielle 2022, ce non-événement qui pourrait précipiter la crise démocratique

Si Macron l’emporte en avril 2022, avec la majorité que ne manqueraient pas de lui donner les législatives, il est pour autant difficile de croire que les Français accepteraient sans broncher le programme antisocial auquel on prétendrait les soumettre, sur le fondement d’un mandat pour le moins équivoque. La nouvelle livraison de la chronique « Contre-Pouvoir » d’Alphée Roche-Noël pour QG cherche à rendre compte de la situation à moins de trois semaines du premier tour.

S’il est permis, face à tant de drames causés par la guerre de Poutine en Ukraine, d’envisager les choses d’un point de vue franco-français, sans doute l’un des effets incidents de l’invasion russe aura été de faire de l’élection-reine de la Ve République une sorte de non-événement. Aux dernières nouvelles, le scrutin se tiendra bien les 10 et 24 avril prochains… mais, pour ainsi dire, sans campagne électorale. Qui l’eût cru, il y a encore quelques semaines ? Systématiquement, notre intelligence limitée, notre capacité restreinte à traiter la masse d’informations qui nous accable, notre imagination bornée par les certitudes où nous croyons pouvoir la contenir, nous engagent à nous livrer à l’exercice des pronostics « toutes choses égales par ailleurs ». Or, bien souvent, l’inattendu bouleverse les prévisions mêmes les mieux étayées. Ainsi, après s’être attiré tant d’animosité depuis 2018 – en partie de son fait, en partie à cause du contexte de crise systémique, protéiforme, où s’est inscrit son mandat – Macron paraît paradoxalement mieux accroché à son trône que n’importe lequel de ses prédécesseurs depuis près d’un demi-siècle1. Il n’est pas dit pour autant que cette configuration le servira durablement, ni surtout qu’elle permettra à l’actuel régime constitutionnel de survivre longtemps à ses propres contradictions en cas de victoire du président-candidat. 

Rassemblement contre la guerre en Ukraine, place de la République à Paris au mois de mars 2022

Assurément, après deux ans de pandémie, et surtout dans les tourments d’une guerre dont on ne connaît pas l’issue, la préférence de l’électorat de droite, ou macro-compatible, pour l’ordre et la stabilité, consolide une position présidentielle qui jusque récemment ne pouvait être tenue pour inexpugnable. Les plus récentes enquêtes d’opinion en témoignent, en mettant en évidence des reports substantiels d’intentions de vote vers Macron y compris de sympathisants de Zemmour. Du côté de la droite soi-disant « républicaine », nombreux sont ceux qui se rappellent le proverbe yankee selon lequel « on ne change pas de cheval au milieu du gué ». Au centre et jusqu’au centre gauche, la figure il est vrai terrifiante de l’autocrate Poutine, qui fait enfermer ou tuer ses opposants et bombarder ses « frères » ukrainiens, aura fait relativiser une présidence « jupitérienne » se situant par comparaison dans les limites – ô combien fragiles – de l’état de droit. « Quand je me regarde, je me désole, quand je me compare, je me console », dit une autre maxime populaire. À ce jeu idiot des 7 différences, le statu quo peut bien encore remporter quelques manches. Au total, au moment où nous nous situons, il semble que les concurrents de Macron jouent moins la victoire que leur place dans la recomposition d’une vie politique en état de mort cérébrale.

C’est un réflexe immémorial, et très compréhensible, que celui qui consiste à privilégier la stabilité politique pour conjurer l’instabilité du monde ; c’est aussi une vaste mais tenace illusion, que de croire que concentrer tout le pouvoir entre les mains d’un seul individu est une manière efficace de conjurer les périls. Sous cet aspect, les tensions internationales mettent cependant en valeur les caractéristiques – certains diraient, les « atouts » – de la VeRépublique. La place éminente du « chef véritable » dans l’architecture institutionnelle, la rapidité du circuit de décision en toutes matières – et spécialement en matière de défense – sont les traits principaux d’un régime mis en place en pleine guerre d’Algérie, par le « plus illustre des Français », pour reprendre les mots de René Coty au moment de laisser les clefs de la boutique au général de la France libre. Rappelons qu’en mai 1958, ce dernier avait habilement joué de la peur d’un coup d’État militaire pour revenir au pouvoir, avec les coudées franches pour mettre en œuvre les principes égrenés dans son discours de Bayeux. Quatre ans plus tard, après la tentative de putsch d’avril 1961, après surtout l’attentat manqué du Petit-Clamart, en août 1962, il avait affermi encore la place du président, désormais élu au suffrage universel direct2. Dans son principe comme dans ses modalités, le nouveau régime avait certains traits d’une dictature à la romaine, mais dans les formes de la légalité, sur la base apparemment incontestable du suffrage populaire. À supposer que ce régime ait à un moment donné été souhaitable, par exemple pour contrer le péril putschiste, il n’aurait pas dû survivre aux accords d’Évian. La paix revenue, il aurait dû cesser. Et voici qu’après deux tiers de siècle d’existence, quand on le croyait en bout de course, il semble à nouveau justifié par une de ces ruses dont l’histoire a le secret. Combien de temps l’illusion durera-t-elle ? Après Louis XV, n’y eut-il pas Louis XVI ? On ne renoue pas le « lien sacral » comme un lacet défait.

La conjoncture astrale incroyablement favorable au sortant, incroyablement favorable à la verticalité institutionnelle, ne décrit en tout cas nullement l’état d’esprit de la population. En cette époque pleine d’inconnues, un fait au moins paraît certain, avéré, observable : le hiatus de plus en plus grand entre d’une part la réalité de la vie sociale et, d’autre part, la représentation de cette vie sociale au miroir déformant de la politique partidaire, sous le régime des présidents-monarques. L’abstentionnisme – observé lors des derniers scrutins, attendu pour celui-ci – en est une marque significative. De même, la lente érosion du score des présidents dont je parlais dans ma dernière livraison de « Contre-pouvoir ». Le tout dans le contexte de contestation que nous connaissons depuis le milieu des années 2010. Alors, si Macron l’emporte, avec la majorité que ne manqueraient pas de lui donner les législatives, il est difficile de croire que la société accepterait sans broncher le programme antisocial auquel on prétendrait la soumettre, sur le fondement d’un mandat pour le moins équivoque – autrement dit, une troisième répétition du scénario de 2002 et 2017. Partant, un quinquennat devenu décennat « par la force des choses » pourrait bien épuiser ce qui reste de foi dans l’actuel régime constitutionnel. Jusqu’à nouvel ordre, le théâtre politique est certes figé par l’incertitude internationale. Mais pour peu que l’on échappe à l’extension du conflit, pour peu que l’humanité survive quelque temps encore au fol affrontement des puissances, le moment du dégel viendra. Et en fondant, les glaces libéreront ce qu’elles auront figé en leur sein de défiance et d’espérance.

Quant à savoir ce qui sortirait d’une telle crise… qui vivra verra. Peut-être l’aspiration démocratique serait la plus forte, contraignant les institutions et les politiques qu’elles produisent à des concessions, à des transformations inattendues, faisant advenir dans le conflit la VIe République qui n’aurait pas procédé de la compétition électorale. Peut-être au contraire cette aspiration serait-elle subjuguée par la préférence pour l’ordre. Auquel cas nous aurions encore une fois, pour ainsi dire, reculé pour mieux sauter. Car le fascisme « en vraie grandeur », ce vieux monde qui voudrait ne pas être mort, ne devrait pas cesser de nous hanter. En tout état de cause, un second « quinquennat » de Macron, issu de l’élection a priori fantomatique d’avril 2022, serait une période de combats démocratiques et sociaux. Au point où nous sommes de la décomposition de notre société politique, il n’est pas trop tôt pour y penser.

Alphée Roche-Noël

1. L’exception de Mitterrand en 1988 n’en est pas vraiment une : à l’époque, il se présente à sa propre succession après deux ans de gouvernement Chirac.

2.Tout n’était-il pas en germe dans la tradition fondée par Bonaparte en Brumaire, renouvelée par son neveu à partir de 1848 ? Sans doute il faudrait remonter bien plus haut, jusqu’aux guerres de Religion, pour voir comment la peur du chaos a contribué à façonner les différents types de pouvoir personnel qui se sont exercés en France, d’abord sous la monarchie absolue, puis sous trois « républiques »… dont la nôtre. Concevoir que nous nous stagnons à ce stade retardé du développement démocratique a quelque chose de navrant, mais il faut bien se résoudre à faire avec l’existant. 

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