CONTRE-POUVOIR: « Vous avez dit démocratie? » par Alphée Roche-Noël

Le 22/01/2022 par Alphée Roche-Noël

CONTRE-POUVOIR: « Vous avez dit démocratie? » par Alphée Roche-Noël

En faisant de l’élection la pierre angulaire de nos démocraties, le peuple s’est ôté le moyen de contrôler son destin. À travers une réflexion sur la représentation, Alphée Roche-Noël questionne radicalement notre système politique et s’interroge sur les vertus du tirage au sort. À trois mois du premier tour de la présidentielle, c’est le retour de sa chronique « Contre-Pouvoir » sur le site de QG

Dans ma dernière livraison de « Contre-pouvoir », je questionnais l’office de président de la République. Ayant rappelé qu’« abaisser, contenir la présidence est une question de survie à court ou moyen terme » – plus encore depuis que des Zemmour et des Le Pen se trouvent en position d’accéder au second tour de l’« élection-reine » de la Ve –, j’envisageais la possibilité d’une république vraiment républicaine, abolissant ce rogaton de monarchie. « Si la marche inexorable de la société est de se prendre en main elle-même, écrivais-je, alors, probablement devra-t-elle en passer par cette étape, tant pour se protéger que pour s’affranchir. » Connaissant mes préventions contre le principe du gouvernement d’Un seul, ma critique assidue de l’architecture des pouvoirs sous l’actuel régime constitutionnel, les lecteurs de la présente chronique auront vu venir de loin ce questionnement qui s’est imposé à mon esprit avec la force de l’évidence. 

Était-ce aller trop loin, pousser trop fort, être à contretemps, lorsque tant d’autres urgences doivent nous occuper, au premier rang desquelles la préservation des conditions de la vie sur la Terre et la création de conditions de vie moins injustes pour les humains qui l’habitent ? Était-ce viser à côté de la cible, lorsque les gauches se raccrochent, comme à une bouée de sauvetage, à l’espoir d’une quatrième, voire d’une cinquième place au premier tour de la présidentielle ? Je ne le crois pas. Et si sur ce point j’admets poursuivre une idée fixe (« Delenda est Carthago ! »), je conteste en revanche qu’il pourrait s’agir d’une tocade distrayant des « vrais enjeux ». Je ne vois pas en effet qu’on puisse envisager dans sa pleine mesure le rôle du peuple dans les institutions politiques tout en perpétuant le mythe puéril, navrant !, de l’« homme providentiel » ; or, je ne vois pas plus qu’on puisse affronter les défis d’aujourd’hui, et transformer la société, tant que le peuple n’aura pas pris sa pleine mesure dans les institutions politiques. Comprendra-t-on enfin que « tout est dans tout » ?

Il est clair à cet égard que nos sociétés « démocratiques » sont au milieu du gué. Elles ont certes accompli une bonne part du chemin. (Je ne commettrai pas l’erreur funeste de comparer les – fragiles – régimes d’élection et de garantie des droits en vigueur sous nos latitudes avec les régimes oppressifs qui sévissent dans une majorité de pays du monde – plus souvent soutenus que combattus par les gouvernements occidentaux et leur « réalpolitique »). Mais la distance à parcourir pour atteindre à une démocratie plus complète est encore longue. La crise « de confiance » à l’œuvre dans les États qui enfantèrent la soi-disant « modernité politique » nous place en outre face à une alternative inéluctable : l’approfondissement résolu de la souveraineté populaire… ou sa destruction pure et simple. Les scrutins à venir, dont personne de raisonnable n’attend grand-chose – sauf peut-être qu’ils nous préservent du fascisme « en vraie grandeur » – sont une occasion parmi d’autres de s’en rendre compte. 

Sous ce rapport, une question se pose à nous – immense, et par conséquent incontournable – dont la droite ne veut surtout pas entendre parler et dont la gauche partidaire a largement fait l’économie : celle de savoir ce qui fonde la légitimité à délibérer et à agir au nom du peuple. Cette question, nous aimerions l’avoir résolue lors de notre « Grande Révolution » – en tout cas avoir posé les jalons qui nous permettraient, un beau jour, de la résoudre. Depuis cette époque en effet, notre « liberté politique » consiste, à titre exclusif ou principal, à élire les individus qui exerceront des fonctions délibératives ou exécutives pour la communauté. À l’heure actuelle, les critiques formulées à l’encontre de ce régime d’élection visent moins à en interroger les principes qu’à en améliorer le fonctionnement, à travers des aménagements tenant notamment au périmètre du droit de vote1, aux modalités d’exercice du suffrage2, à la procédure parlementaire3 ou au contrôle des élus4. L’introduction de procédures de démocratie directe ou de démocratie participative est la plupart du temps proposée à titre complémentaire, subsidiaire5. Si nous effleurons par là même des interrogations fondamentales, nous n’osons encore nous livrer à une introspection plus profonde – sans doute plus déstabilisante, peut-être plus fructueuse.

En faisant de l’élection la pierre angulaire de nos « démocraties », nous n’avons pas conquis la « liberté politique »: nous avons reproduit, consacré même, au nom de la raison !, l’antique conception de la « sanior pars »6 – forgée par les prélats du Moyen Âge, passée dans nos institutions par le truchement des états généraux –, selon laquelle une partie de la communauté – en l’occurrence, de la « nation » – serait intrinsèquement qualifiée pour en représenter la totalité, ceci en raison non pas de sa représentativité effective, mais à cause des qualités prétendument spéciales, extraordinaires, des individus qui la composent. Jadis, la naissance, plus rarement, la fortune, étaient seules qualifiantes : c’était le théorème de la société d’ordres. Dans la société de classes, en régime « démocratique », les ressources qui permettent à tel individu de se hisser à ce rang spécial – à l’honneur de représenter la multitude, voire de décider pour elle –, sont plus nombreuses, plus diverses, mais n’en témoignent pas moins de la persistance de cette idée très ancienne, très profondément ancrée. Le suffrage agit ici comme un procédé magique, révélateur de l’autorité, du charisme, du mana des « personnalités » dont il sanctionne et récompense le parcours. « Il faut une longue altération de sentiments et d’idées pour qu’on puisse se résoudre à prendre son semblable pour maitre, et se flatter qu’on s’en trouvera bien »7, a écrit Rousseau. Il me semble que cette observation faite à propos des gouvernements théocratiques résonne aussi singulièrement avec la critique serrée que cet auteur nous a donnée de la « représentation »8.

Mon propos ici n’est nullement de contester toute forme de « représentation » politique9, mais de « mettre à la question » le processus par lequel la société croit se représenter elle-même, à travers ses institutions. Chacun sait en effet que « représenter » ne signifie pas seulement « parler, agir au nom de quelqu’un » – et par conséquent, pour des mandataires élus, parler, agir au nom de leurs mandants – mais tout autant « rendre présent » – en l’occurrence, rendre fictivement présente la totalité d’une communauté politique à un endroit et un moment donnés. À ce sujet, il est heureux que notre intelligence démocratique se satisfasse de moins en moins de la seule « représentation » formelle et exige de plus en plus que celle-ci soit adossée à une « représentativité » réelle

Le 25 mars 1871, le Comité central de la Garde nationale s’adressait en ces termes aux électeurs de Paris, appelés à élire le conseil général de la Commune : « Citoyens, Ne perdez pas de vue que les hommes qui vous serviront le mieux sont ceux que vous choisirez parmi vous, vivant de votre propre vie, souffrant des mêmes maux » – et, de fait, l’éphémère assemblée parisienne fut composée pour moitié d’ouvriers et d’artisans… Depuis lors, et plus encore depuis qu’il n’existe plus de partis de masse pour présenter des candidats issus des classes populaires aux fonctions éligibles, l’illusion d’un régime électoral capable de représenter autre chose que les classes et les groupes dominants semble avoir vécu10.

Des manifestants du mouvement des Gilets jaunes réclament une démocratie directe, avec la mise en place d’outils comme le RIC (Référendum d’Initiative Citoyenne) qui permet aux citoyens de voter régulièrement les projets de lois

Pour résoudre cette difficulté, le « coup d’œil sur l’histoire » peut encore nous être utile. On sait par exemple (mais peut-être pas assez) que dans l’Athènes d’après Clisthène, dans l’Athènes de l’isonomie et de la démocratie triomphante, le tirage au sort avait dans l’État une place prépondérante. Ainsi, les magistrats – à l’exception des stratèges – étaient tirés au sort, et exerçaient leur mandat en s’appuyant sur un personnel permanent qualifié. Ainsi, surtout, les membres de la Boulè, organe éminent chargé de préparer les travaux de l’Ecclésia (où siégeaient théoriquement tous les citoyens), étaient tirés au sort. L’élection n’occupait dans la cité qu’une part congrue, résiduelle, et la sagesse publique se défiait de toute méthode de nomination qui aurait pu favoriser la brigue, le clientélisme, la corruption, la cooptation, en un mot, l’oligarchie ou la ploutocratie – c’est-à-dire une forme de tyrannie collective. Dans le cadre athénien, nous dit Jean-Pierre Vernant, « suivant un cycle réglé, la souveraineté passe d’un groupe à un autre, d’un individu à un autre, de telle sorte que commander et obéir, au lieu de s’opposer comme deux absolus, deviennent les deux termes inséparables d’un même rapport réversible.11 » En somme, l’élection, dont nous persistons à croire – ou à prétendre… – qu’elle est l’ultime critérium de la « démocratie », est bien éloignée de la tradition inaugurée par la démocratie la plus archétypique qui fut jamais…

Forts de cet exemple, pourrions-nous imaginer, à notre époque et « sous nos latitudes », que de « simples citoyens » fussent désignés par le sort pour représenter la société – pour la seule raison qu’ils en sont effectivement représentatifs ? Et pourquoi non ? Quoiqu’on essaie de la faire passer pour folle12, l’hypothèse relève au pire de l’hérésie. Qu’un bon connaisseur des institutions, questionné par un candide sur le point de savoir en quoi une assemblée désignée par une partie seulement du corps électoral13, parmi des candidats sélectionnés par des partis, est plus apte à représenter le peuple qu’une autre assemblée, tirée au sort, selon des méthodes permettant d’assurer que ses membres formeront ensemble un « échantillon représentatif » de la population, serait bien en peine de répondre autre chose que : « parce que la Constitution prévoit que les députés sont élus au suffrage universel direct ». Une réponse juridiste, par conséquent indigente. D’autant plus qu’une expérience démocratique récente nous engage à voir les choses sous un jour nouveau.

Lors de l’installation, à l’automne 2019, de la Convention citoyenne pour le climat14, j’avais conçu une crainte et un espoir. Une crainte : que les citoyens tirés au sort ne servent de faire-valoir au pouvoir qui les avait convoqués. Un espoir : que ceux-ci se comportent en mandataires du peuple. Au sortir de leurs travaux, ma crainte avait été balayée : apprenant, discutant, élaborant ensemble, au contact des « experts » mis à leur disposition, s’affranchissant des tutelles de toutes sortes, se défiant des lobbies, les « Cent cinquante » étaient allés plus loin qu’aucune assemblée élue sous l’empire de nos lois ne l’aurait osé, produisant un corpus de propositions d’une radicalité de bon aloi, en phase avec les problèmes de notre temps. Certes, il ne faisait alors aucun doute que ces propositions, moquées par la droite et l’extrême droite comme Aristophane moqua l’« assemblée des femmes », finiraient en grande partie concassées par l’exécutif, saucissonnées par l’énarchie, moulinées par le « parlementarisme rationalisé »… la suite l’a amplement confirmé. Mais enfin, le fait était là : la preuve avait été apportée, irréfutable, qu’une convention de « citoyens lambda », désignés par le sort, pouvait se révéler plus inventive, plus hardie, plus prolifique qu’une assemblée élue. 

Quelle leçon tirer d’une telle expérience ? Sans doute il faudra tâtonner pour le découvrir. Sans doute ce serait faire preuve d’un enthousiasme téméraire que d’ignorer la multitude de problèmes soulevés par une éventuelle mise en œuvre plus massive, systématique, de cette modalité de « représentation » qu’est le tirage au sort. Sans doute, également, penser régler une fois pour toute l’immense question démocratique à partir de ce seul mécanisme serait raisonner à courte vue. Mais parce qu’elle postule que la société est capable de se prendre en charge elle-même, de se déterminer par elle-même, de produire elle-même sa vérité, parce qu’elle nous fait entrevoir une représentation la plus représentative possible des forces sociales, parce qu’elle promet sinon d’abolir, du moins de réduire, la frontière entre la société politique et la société tout court, l’idée du tirage au sort nous engage à passer au crible notre vieille croyance dans le caractère indépassable de l’élection. Si être « de gauche » n’est pas simplement se donner la peine d’être le contraire de la droite, si être du « parti » de la révolution n’est pas simplement se donner la peine d’aller contre le « parti » de la conservation, alors, sans aucun doute, tout ceci mérite qu’on s’y intéresse. Pour en faire un mot d’ordre ? 

Alphée Roche-Noël

*Photo d’ouverture : les 150 français participant à la Convention citoyenne pour le climat posent au sein du palais d’Iéna

1 On pense ici au droit de vote des étrangers, cette arlésienne depuis les 110 propositions de Mitterrand, et au droit de vote des jeunes adultes à partir de 16 ans.

2 « Remise à l’endroit » du calendrier électoral, dose de proportionnelle, évolution des modalités pratiques du vote, etc.

3 Assouplissement du droit d’amendement, maîtrise de l’ordre du jour, etc. 

4 En particulier : droit de révocation, interdiction du cumul des mandats (simultanément et dans le temps). 

5 Par exemple : le référendum d’initiative citoyenne ou populaire, le droit de pétition, les budgets participatifs, etc.

6 C’est-à-dire la « partie la plus saine », dans le sens de raisonnable, sensée, sage, rassise.

7 Du Contrat social, Œuvres complètes, III, dir. Bernard Gagnebin et Marcel Raymond, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1964, p. 460.

8 « La Souveraineté ne peut être représentée, par la même raison qu’elle ne peut être aliénée ; elle consiste essenciellement dans la volonté générale, et la volonté ne se représente point : elle est la même, ou elle est autre ; il n’y a point de milieu. Les députés du peuple ne sont donc ni ne peuvent être ses représentants, ils ne sont que ses commissaires ; ils ne peuvent rien conclure définitivement. Toute loi que le Peuple en personne n’a pas ratifiée est nulle ; ce n’est point une loi. (…) » Ibid., p. 429-430.

9 Il me semble acquis depuis le XVIIIe siècle que, au niveau de l’« État-nation » – et plus encore au niveau « supranational » –, l’existence d’institutions « représentatives » est indispensable pour fixer les grands principes et orientations de la société.

10 Comptons pour voir le nombre d’ouvriers, d’employés ou de chômeurs dans les travées du Parlement ; regardons combien il s’y trouve de « Français issus de l’immigration » ; voyons aussi où en sont les femmes, électrices et éligibles depuis trois quarts de siècles, mais qui y demeurent nettement minoritaires. (Cf. notamment la répartition par catégories socioprofessionnelles : https://www2.assemblee-nationale.fr/deputes/liste/cat-sociopro)

11 Les Origines de la pensée grecque, Paris, PUF, « Quadrige », [1962] 2007.

12 Voir le personnage de Mercier dans la troisième saison de la série Baron noir. Chouard, militant de longue date du tirage au sort, « passeur confusionniste entre gauche radicale et extrême droite » selon les mots de Philippe Corcuff (La Grande confusion, Paris, Textuel, 2020), aura probablement servi de modèle au personnage.

13 En 2017, les 577 députés avaient été désignés par 42 % du corps électoral. Les 400 députés appelés à former la « majorité » avaient obtenu les suffrages de moins de 19 % du corps électoral. 

14 Rappelons-nous : en pleine révoltes des gilets jaunes, Macron avait repris à son compte – en apparence tout du moins – l’idée portée notamment par le Collectif des gilets citoyens de mettre en place d’une assemblée citoyenne tirée au sort, et celle, portée en particulier par Cyril Dion, de saisir cette assemblée de la question climatique. Auparavant, Hulot avait proposé de modifier la Constitution pour y intégrer une Assemblée citoyenne du futur.

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