CONTRE-POUVOIR: « Zemmour et Le Pen, symptômes de la maladie du pouvoir » par Alphée Roche-Noël

Le 03/11/2021 par Alphée Roche-Noël

CONTRE-POUVOIR: « Zemmour et Le Pen, symptômes de la maladie du pouvoir » par Alphée Roche-Noël

Si la société française est malade, ce n’est pas de son soi-disant défaut d’autorité, de sa prétendue obsession de la repentance, de sa supposée bienveillance envers ceux et celles qu’elle exploite, mais avant tout de la nostalgie de son pouvoir passé et de l’angoisse suscitée par la disparition de cette dernière. Notre chroniqueur Alphée Roche-Noël revient sur le succès des idées de la famille Le Pen et d’Éric Zemmour, qu’on aurait tort selon lui d’analyser seulement comme l’assurance-vie du capitalisme. À lire aujourd’hui sur QG

J’ai consacré ma dernière livraison de « Contre-pouvoir » au cas Zemmour, comme « symptôme du raidissement des dominants ». J’y affirmais que le discours zemmourien avait pour but de « relégitimer les dominations mises à l’épreuve par les récents mouvements de la société et de l’histoire », et qu’il avait pu émerger parce qu’une « fraction relativement insignifiante de la population totale, formant une fraction significativement importante des électeurs actifs », craignait pour ses privilèges. À la relecture, à la réflexion, je me dis, plagiant Rostand : « c’est un peu court, jeune homme ». Cette analyse rapidement brossée pourrait en effet laisser croire que la montée en puissance du polémiste-candidat doit être seulement comprise en termes de lutte des classes, ce qui serait terriblement incomplet.

Je ne reviens certes pas sur cette première approche. Toutefois, après avoir envisagé la situation par le petit bout de la lorgnette, je voudrais essayer de prendre du recul et du champ. Je voudrais considérer non plus la candidature de Zemmour à travers le noyau dur de la bourgeoisie radicalisée qui l’a suscitée et soutenue, mais à travers tous ceux que ses mots séduisent. Aller même au-delà, considérer non plus la seule candidature Zemmour, mais l’ensemble du soi-disant « camp national », que les instituts de sondage estiment, excusez du peu, au tiers des intentions de vote au premier tour de la prochaine présidentielle, ce qui représente environ 15 millions d’électeurs, soit 10 de plus que Le Pen en 2002.

Jamais, depuis que De Gaulle nous a gratifiés de ce scrutin maudit, les intentions de vote en faveur de l’extrême droite n’avaient atteint un tel niveau. Après avoir été « mesurée » entre 26 et 28 % début 2017, Le Pen en 2017 avait finalement réuni sur son nom 21 % des suffrages exprimés au soir du 23 avril, ce qui était un progrès considérable par rapport à son père. Je ne me livrerai pas à l’exégèse des sondages: ceux-ci ne nous intéressent qu’en tant qu’ils donnent à voir l’audience du discours de Zemmour et de Le Pen dans la population, avec, certes, toutes leurs nuances apparentes. Je crois pour ma part qu’il n’y a pas l’épaisseur d’une feuille de papier à cigarette entre ces deux individus, hormis sur des questions tactiques, et qu’ils ne sont pas si bêtes qu’ils ne parviennent, le moment venu, à laisser de côté leurs « querelles d’Allemands » pour se mettre en ordre de bataille; mais, à la limite, mes pronostics sont de peu d’intérêt.

L’intéressant, l’effrayant, est que ces deux-là, Zemmour, Le Pen, dérangent nos manières de voir, remettent en cause une compréhension trop exclusivement économique de la société et de ses rapports de force. Des années durant, quand Le Pen père ne paraissait pas en capacité de franchir le premier tour d’une présidentielle, mais tout juste de faire 35 sièges aux législatives à la faveur de la proportionnelle, on a tenu ses électeurs pour des racistes arriérés – et sans doute, certains l’étaient. Après le 21 avril 2002, ces mêmes électeurs étant soudain devenus des parts de marché, il y a eu ce débat byzantin, à droite d’abord, à gauche ensuite, pour savoir s’il fallait ou non « leur parler ». Il est vrai qu’entretemps, quantité d’ouvriers, d’employés, de professions intermédiaires avaient délaissé le bulletin PCF, quantité de petits commerçants et artisans avaient délaissé le bulletin RPR, pour leur préférer le bulletin Le Pen. Las !, aucune stratégie n’a jusqu’à présent permis d’endiguer la progression: ni le « plumage de la volaille frontiste », ni le « populisme de gauche ». Et voici que Le Pen vient de se faire doubler là où personne ne l’attendait: sur sa droite, par un outsider qui, loin de diviser le score national-populiste par deux, l’a multiplié par un et demi. Ils partirent 5 millions, et par un prompt renfort, etc.

Tous, à gauche, nous croyons qu’une bonne politique sociale, que des richesses équitablement réparties sont la condition d’une société à peu près heureuse. La situation actuelle ne nous en fera pas démordre: notre pays crève de ses inégalités, notre monde, bien plus encore, et toutes les crises actuelles résultent, d’une manière ou d’une autre, de notre refus ou de notre incapacité de poser les bases d’une société juste. Cette conviction est bien plus qu’une profession de foi: elle procède de l’observation de l’humanité et de ses convulsions, et est, à ce titre, abondamment documentée dans tous les champs du savoir humain. Et cependant nous sentons que, dans la folie qui semble s’emparer des systèmes politiques ici et ailleurs, un phénomène nous échappe; nous sentons que les explications socio-économiques peuvent permettre de contextualiser, mais pas d’expliquer de manière pleinement satisfaisante ce à quoi nous sommes confrontés.

Archive des protestations contre Jean-Marie Le Pen lors de l’entre-deux-tours de la présidentielle de 2002, Paris

Dans mon papier cité plus haut, j’ai écrit que « le grain de sable qui pourrait enrayer la mécanique actuellement à l’œuvre n’appartenait pas à la sphère de la raison, ni même sans doute à celle du cœur ». Pour cause: dans l’adhésion aux concepts mis en avant de manière plus ou moins radicale, plus ou moins policée, par Zemmour, Le Pen (et d’autres), on trouve quelque chose d’impalpable, quelque chose de l’ordre de la pulsion et de l’instinct. On ne me fera certainement pas dire que le vote « Macron », vote de classe, vote bourgeois par excellence, serait, par opposition au vote de la « pulsion », celui de la « raison », comme l’a revendiqué cet été un membre du gouvernement avec une condescendance propre à la technocratie. L’action de voter (ou de s’abstenir) comporte par hypothèse une part déterminante d’engagement psychologique qui n’appartient pas au « ciel des idées », n’en déplaise aux vues haut perchées que nous ont léguées nos Lumières nationales sur le « citoyen », l’« intérêt général », etc. Ici, cependant, il me semble qu’il faut aller chercher plus loin, aux tréfonds de la société humaine, pour commencer d’entrevoir ce à quoi nous avons affaire; il me semble qu’à la grille d’analyse dont nous avons l’habitude depuis Marx, il faut en superposer une autre, anthropologique.

De fait, si Zemmour, si Le Pen, convainquent, chacun à sa manière, chacun de son côté, l’un plutôt les classes bourgeoises (encore que…), l’autre plutôt les classes populaires (mais il faudrait nuancer…), c’est que leur propos, avec tout ce qu’il comporte d’absurde, de déraisonnable, de dément, répond à un besoin très ancien. Longtemps on s’est focalisé sur l’effet diversif de l’extrême droite, censée aider Mitterrand dans les années 1980, censée aider Macron à la fin des années 2010. Aujourd’hui encore, à gauche, on continue de colporter la légende de l’« assurance-vie » du capitalisme. Sans doute ces observations sont-elles en partie fondées; sans doute, toutefois, en se focalisant sur la triangulation, sur l’effet distractif, en se cantonnant au terrain politicien, elles omettent une dimension essentielle du problème: l’efficace quasi religieuse, dans de larges franges de la population, du discours lepéno-zemmourien, de ce Janus identitaire dont j’ai souligné plus haut le potentiel électoral.

Il me semble que cette efficace procède de la peur primordiale de la perte du pouvoir, de la frustration de la volonté de puissance. Jusque récemment, jusque, disons, au seuil du XXIe siècle, nous avons collectivement vécu dans l’illusion paisible de l’ordre ancien, fondé sur les dominations que j’ai brièvement rappelées dans mon précédent papier. Depuis lors, ici comme partout en Occident, nous vivons la remise en cause rapide et protéiforme de cet ordre, provoquant chez de nombreux individus, appartenant à des classes sociales différentes, antagoniques, un sentiment de dépossession du pouvoir – ce quelle que soit la quantité de pouvoir que ces individus détiennent ou croient détenir, et de la domination effective au simple pouvoir sur soi et les siens, sur ses propres conditions matérielles d’existence. Sans doute la lecture d’Elias Canetti, de Masse et puissance[1], nous aiderait à mieux comprendre notre situation présente, à partir de la forme préhistorique, archétypique, de la « meute », constituée pour vaincre la hantise de l’inconnu et de l’altérité. Aujourd’hui nous assistons à la reproduction de ce phénomène grégaire face à l’inconnu, comme tentative de reprise du pouvoir sur une altérité polymorphe et malveillante (le gouvernement, les immigrés, l’Europe, etc.), et les slogans les plus opérants des représentants de l’extrême droite sont bien moins leurs transgressions morales (par exemple, la défense de Pétain par Zemmour) que les promesses qui tendent à affirmer cette volonté de ressaisissement (de la dénonciation du laxisme judiciaire à la fin du permis à points).

Jeanne d’Arc à l’affiche d’un meeting de Marine Le Pen en 2014. Figure emblématique du Rassemblement National, elle est aussi une héroïne religieuse d’émancipation après avoir chassé les troupes anglaises de France

Rien ne serait plus faux de croire qu’il suffirait de restaurer les conditions de la situation ex ante pour conjurer nos démons, et cependant telle est la direction où nous entraînent nos institutions politiques et la plupart de celles et ceux qui se prêtent au jeu. Il y a bien sûr Zemmour et Le Pen. Eux se situent dans une espèce de mystique du salut collectif par la force: leur propre volonté de puissance, d’ordre messianique, rencontre et stimule la volonté de puissance frustrée de leurs sympathisants ; c’est pourquoi ils sont les meilleurs dans l’exploitation de cette pathologie sociale. Mais il y a également tous ceux qui les suivent ou tracent une voie parallèle, au premier rang desquels Macron et les multiples candidats à la candidature à droite.

Parmi les figures rhétoriques que ceux-ci mobilisent, il y en a une, en plein cœur, autour de laquelle s’articulent toutes les autres: la figure de l’altérité. Altérité-nation ou altérité-immigré; péril au-dehors, péril au-dedans: voici l’architecture, simplissime, de ce vocabulaire politique qui couvre une bonne partie du champ politique, de l’extrême centre à l’extrême droite. À l’extérieur, on veut « restaurer » la « souveraineté », opérant au passage une transmutation des valeurs, de la « souveraineté populaire » à la « souveraineté nationale » ; à l’intérieur, on veut « restaurer » une « unité » qui confinera plus ou moins à l’identité, selon la sensibilité propre à chaque « famille politique ». Assurément, tous ne mènent pas la logique à sa dernière extrémité, certains revendiquant de s’inscrire dans le champ de la « raison », des « valeurs de la République », voire des luttes sociales – dévoyées, à mon avis. Or, les meilleurs à ce jeu-là sont, je l’ai dit, ceux qui, par conviction, poussent cette logique à son terme.

Sous cet aspect, l’altérité intérieure génère une paranoïa particulièrement intense. Il faut la vaincre pour pouvoir affronter librement l’altérité extérieure : notamment en réduisant au silence et à l’obéissance les populations qui, par les sentiments qu’on leur prête, par leurs mœurs, par leur apparence, voire par leur seule existence, sont présentées comme mettant en cause l’unité érigée en dogme [2]. L’alternative se situe donc entre l’expulsion du corps national et l’assimilation, au sens propre ou au sens figuré. Il est frappant d’ailleurs que Zemmour comme Le Pen aient fait de « l’assimilation » la pirouette qui leur permet de se sortir de leurs tirades y compris les plus scabreuses [3]. Il n’aura en effet échappé à personne d’intellectuellement honnête que le discours sur « l’assimilation » est une injonction impossible et marque une volonté manifeste d’invisibilisation et, en un sens, d’élimination, surtout si l’on a égard à l’ancienneté patronymique requise par Zemmour [4]. Il n’y a rien de bien raisonnable dans cette manière de voir. Avec un minimum de bon sens, on pourrait même juger paradoxale la posture qui consiste à accepter que les immigrés remplissent toutes les tâches subalternes de notre société d’abondance, tout en les stigmatisant comme des colons et des envahisseurs. Mais la figure du « bouc émissaire » répond ici encore à des motifs très anciens, pulsionnels, nourris par la culture des préjugés, dont l’exemple le plus archétypique, le plus massif et le plus barbare a pris racine en Europe, il n’y a pas si longtemps de cela. Je soumets ceci à la réflexion de quiconque incline à penser que rendre la population hexagonale plus conforme à l’idée fantasmatique qu’il est possible de se faire de « l’identité culturelle » pourrait permettre à notre société de se porter mieux.

« On pourrait même juger paradoxale la posture qui consiste à accepter que les immigrés remplissent toutes les tâches subalternes de notre société d’abondance, tout en les stigmatisant comme des colons et des envahisseurs. Mais la figure du « bouc émissaire » répond ici encore à des motifs très anciens, pulsionnels, nourris par la culture des préjugés, dont l’exemple le plus archétypique, le plus massif et le plus barbare a pris racine en Europe »

En un mot comme en cent, si notre société est malade, ce n’est pas de son impuissance, mais de sa volonté de puissance. Si notre société est malade, ce n’est pas de son soi-disant défaut d’autorité, de sa prétendue obsession de la repentance, de sa prétendue bienveillance envers celles et ceux qu’elle exploite pour son plus grand profit, mais de la nostalgie de son pouvoir passé. Elle est malade, parce que le pouvoir qui la structure de haut en bas depuis des siècles, vis-à-vis de ses propres membres comme vis-à-vis du reste du monde, regimbe et se cabre, cherche les voies de sa survie et de son expansion – non pas à l’état ectoplasmique, comme quelque chose qui nous serait extérieur, mais dans nos propres consciences et représentations. En fin de compte, n’est-ce pas au pouvoir que nous revenons toujours ? Dans cette chronique, en tout cas; au-delà aussi, très certainement. Dans le dernier épisode de la Caste des Méta-Barons, l’œuvre loufoque et décapante de Jodorowsky et Giménez [5], Sans-Nom, l’ultime Méta-Baron, a cette parole de sagesse : « Mon pouvoir est absurde: je peux détruire un univers mais pas créer un insecte ou une fleur ». En ces temps d’effondrement du vivant, puissions-nous nous en inspirer pour soigner notre propre maladie du pouvoir.

J’avais terminé ma dernière chronique sur une note bien sombre, croyant entrapercevoir, quelle que soit l’issue de la monstrueuse élection présidentielle, un avenir « entièrement repeint en noir ». De fait, je ne vois pas grand-chose, ni dans la société, ni dans ses institutions, ni dans les forces politiques de gauche, qui soit de taille à empêcher les dangers au-devant desquels nous allons, à court ou moyen terme. Rien qui soit suffisamment mûr, en tout cas… car la remise en cause du pouvoir à l’œuvre dans la population, car les solidarités qui se construisent malgré ses injonctions et ce faisant le mettent au défi, n’ont pas l’efficacité brutale de ces concepts dévoyés dont on nous rebat quotidiennement les oreilles: « autorité », « identité », « souveraineté », « nation », etc. Ces résistances assurément n’ont « pas dit leur dernier mot », mais il leur faudra du temps, aussi vrai que les solutions de long terme ne peuvent se développer qu’au ras des pâquerettes, dans la quotidienneté de rapports humains dépris le plus possible des relations de pouvoir. En attendant, si la grande question qui anime l’humanité est : « comment vivre ensemble ? », il ne peut pas être complètement inutile d’œuvrer, dans le champ des idées, à découvrir les mécanismes qui nous conduisent incessamment aux mêmes folies, aux mêmes excès ; à combattre nos instincts primaires lorsque ceux-ci sont néfastes. Et si la violence doit advenir par la voix même de ceux qui prétendent l’empêcher en y recourant, je n’ai pas de doute sur le fait que nous saurons reconstruire, petit à petit.

Alphée Roche-Noël

[1] Elias Canetti, Masse et puissance, trad. Robert Rovini, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1966 [1960].

[2] Pour atteindre ces fins, la calomnie n’est jamais superflue : Zemmour excelle en la matière et l’introduction de son dernier pamphlet offre, sur deux à trois pages, un condensé stupéfiant de propagande haineuse : ici, l’étranger, alternativement « migrant », « “mineur isolé“ » du « Maroc ou d’Afghanistan », « Maghrébin », « Africain », voire « équipée sauvage de bandes de Tchétchènes, ou de Kosovars, ou de Maghrébins, ou d’Africains » y est accusé de commettre, tous les jours, dans « toute la France », de la « banlieue » au « petit village » : larcins, agressions sexuelles, trafics, vols, viols (de Françaises), cambriolages, assassinats, pillages, tortures, etc.

[3] « On peut venir de n’importe où dans le monde et devenir Français, mais on ne le devient que s’il y a une assimilation », dit Zemmour (Europe 1, « Le Grand rendez-vous », 26 septembre 2021). « Au premier rang [des principes qui ont fait de notre nation ce corps uni, capable de faire bloc dans les tempêtes], il y a l’assimilation républicaine », dit Le Pen (Figarovox, « L’assimilation républicaine, cohésion indispensable à la cohésion de la nation », 29 juillet 2020).

[4] « [Un nom français] est un nom qui est français depuis 1000 ans », dit Zemmour (BFMTV/RMC, débat face à Jean-Luc Mélenchon, 23 septembre 2021).

[5] Alejandro Jodorowsky et Juan GimÉnez, La Caste des Méta-Barons, Les Humanoïdes Associés, 1992-2003.

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