« Le spectre de 1995 ». Vous avez sûrement entendu l’expression de nombreuses fois ces derniers temps aussi bien dans la bouche de spécialistes mainstream se proclamant « experts en grévistologie », que dans celle des professionnels de la lutte. En effet, c’est la référence que l’on prend comme étalon de mobilisation. Rien d’étonnant à cela, puisqu’il s’agit de la dernière grève gagnante en date, qui a totalement paralysé le pays en termes de transports durant trois semaines, comptant au total 6 millions de grévistes publics, privés, et semi-publics.
« La grande Grève », comme on l’aime à la surnommer dans le milieu ouvrier, est une grève qui fait rêver les syndicalistes mais aussi ceux qui ne l’ont pas connue. Ceci dit, replaçons un peu le contexte pour comprendre, Chirac vient d’être élu Président en mai sur le programme de la lutte contre la « fracture sociale », Juppé son premier Ministre annonce, en novembre 1995, une réforme de la sécurité sociale et des retraites. Allongement de la durée de cotisation (de 37,5 à 40 annuités) pour les fonctionnaires (déjà appliquée au secteur privé depuis 1993 via la réforme Balladur), des retraites, allocations familiales imposées, hausse des coûts d’accès à l’hôpital et médicaments moins remboursés. La grève débute le 24 novembre 1995, soutenue à 54% par les français, les grévistes déterminés font face à un gouvernement intransigeant et ferme. Juppé déclare sur TF1 : « La France a besoin de réformes. Nous allons les faire, les faire dans la concertation ». Il cédera néanmoins le 11 décembre sur l’allongement de la durée de cotisations de la SNCF et de la RATP. Le 12 décembre, c’est une journée record : 2 millions de personnes sont dans la rue. Le 15 décembre, fin de la grève quand le gouvernement fait marche arrière sur les retraites et la réforme de la sécurité sociale. C’est Bernard Thibault, alors à la tête de la CGT, qui dictera au mot près la lettre au Premier ministre pour la reprise du travail des grévistes.
Le parallèle entre 1995 et 2019, pour beaucoup de personnes, se fait sur les revendications qui se ressemblent mais le contexte social est de toute évidence bien différent. Il est impossible de parler de la grève du 5 décembre 2019 sans mentionner le mouvement des Gilets Jaunes. Il y a quasiment un an jour pour jour, un certain 1er décembre 2018, nous pouvions lire sur un monument : « Les Gilets Jaunes triompheront ». Un 1er décembre où le gouvernement fut complètement paniqué par la spontanéité et la nouveauté organisationnelle de ces Gilets Jaunes défilant sans demander l’autorisation à quiconque, dans les quartiers riches de Paris, dans ces lieux de pouvoir jamais foulés ni approchés par un quelconque autre mouvement. Ce mouvement, né d’une goutte d’essence, a mis le feu aux poudres d’une colère sociale qui jusqu’alors ne s’était jamais exprimée.
Dedans tout y est ou presque, du militant chevronné à celui qui n’avait jamais battu le pavé, du jeune au vieux, du salarié au petit patron, de la personne handicapée au boxeur, du parisien au provincial, oui presque car il n’y a pas les directions syndicales, ne comprenant pas ce qu’il se passe d’autant plus qu’ils n’ont pas la main mise sur ce mouvement, ils le bouderont pendant plusieurs mois.
Les Gilets Jaunes ont apporté une radicalité aux manifestations, une radicalité dans la prise de la rue, dans l’occupation de l’espace public sans déclaration, avec des gens restant du matin jusqu’au soir dehors. On est loin bien loin du fameux cortège syndical République-Nation avec des ballons de toutes les couleurs et des gens ivres qui chantent et qui dansent, visiblement pas si en colère que ça de subir des attaques sociales d’une violence inouïe. Cette radicalité qui s’est exprimé tout au long de l’année a évidemment fait germer la graine de la grève dans certaines entreprises où les sympathisants des gilets jaunes sont nombreux, notamment à la RATP et à la SNCF.
C’est la RATP qui, le 13 septembre 2019, emboîte le pas de la grève sur la réforme des retraites paralysant pour une journée l’Île de France. Ce sont aussi les grévistes de la RATP qui sous les bureaux de leur direction, ce même jour, vont scander « Grève de décembre illimité ».
Ceci échappe complétement aux directions syndicales qui, encore une fois, ne comprennent pas ce qu’il se passe, n’ayant plus l’habitude des grèves appelées par la base. Ils se retrouvent forcés de suivre et de signer le préavis de grève « reconductible ». Autre temps fort, un accident de train à un passage à niveau dans l’Est de la France, qui a débouché sur des droits de retraits de l’ensemble des conducteurs et contrôleurs de la SNCF sur tout le territoire, du « jamais vu » dit-on.
On voit bien alors que la poudrière n’est pas loin de l’embrasement. L’embrasement aura lieu au technicentre de Châtillon, suivi du Landy quelques jours après. Les agents de maintenance « posent la caisse », c’est une grève totale sur toute une activité qui paralyse aussi une bonne partie du territoire. Là aussi du « jamais vu », surtout quand il s’agit d’une grève « reconductible », mention très difficile à faire cracher aux directions syndicales sur les préavis nationaux. Tout avait été fait depuis des décennies pour que plus jamais, la base ne se rebiffen et qu’elle soit soumise corps et âme à la volonté suprême des bureaucraties syndicales, qui épuiseront les grévistes dans des grèves perlées, carrées, rectangulaires et autres aberrations tout au long de l’année. Cela n’est pas sans rappeler un épisode de l’histoire des grèves en France : la grève de 1986.
« On n’est pas contre les syndicats, expliquait un gréviste, plusieurs d’entre nous sont même syndiqués. Mais on en avait marre des rituelles journées d’action qui ne mènent à rien : on en a eu quatorze en 1986 ! Marre aussi de la division ! Qu’ils fassent leur boulot ! », entendait-on souvent dans les assemblées. La CGT a eu beau minimiser la création des coordinations et proclamer que « la vraie coordination, c’est la fédération CGT des cheminots », le fait demeure que les grévistes ont jugé utile de se donner à eux-mêmes une expression nationale « asyndicale » pour remplir des fonctions incombant normalement aux organisations. On comprend donc aisément avec ce petit flashback vers 1986 que l’auto-organisation a toujours été vue d’un très mauvais œil par les souverains pontifes de la paix sociale.
Les Gilets Jaunes qui ont toujours crié leur défiance à l’égard des syndicats, souvent en faisant l’amalgame entre le simple adhérent et le bureaucrate syndical déconnecté de la réalité, cet adepte des salons feutrés et des petits fours de l’Elysée qui n’a jamais connu des piquets de grève à 4h du matin devant un brasero. Les Gilets Jaunes ne faisaient cependant qu’exprimer le fait que dans les hautes sphères syndicales, les trahisons sont bel et bien là.
L’année 2019 a été marquée par de nombreuses manifestations en dehors des traditionnels samedis, comme les hospitaliers, les enseignants, les pompiers, les postiers, les avocats, tous sont sortis dans la rue pour exprimer leur ras-le-bol, mais souvent de manière individuelle. C’est sous le joug de cette réforme que la grève a fait enfin l’unanimité dans l’ensemble des secteurs. La réforme des retraites que le gouvernement veut mettre en place est un hold-up social sur l’ensemble des cotisants, que ceux-ci soient du secteur public ou privé. Les médias mainstream ont usé de tous les stratagèmes pour rendre cette grève impopulaire, en vain jusqu’ici. Une grève, d’ores et déjà historique, qu’il s’agit désormais de transformer en victoire.
Torya AKROUM