CONTRE-POUVOIR: « Les droites dans leur cucumodrome » par Alphée Roche-Noël

19/07/2021

La frontière idéologique entre la droite dite « républicaine » et l’extrême-droite est de plus en plus impalpable. Mêmes idées rétrogrades pour la société et les individus, mêmes ennemis déclarés, les soi-disants assistés, les étrangers, les marginaux, même économie politique écologiquement et humainement destructrice. À qui cela profitera-t-il en 2022? Telle est l’interrogation de la chronique livrée cette semaine par Alphée Roche-Noël

Le but de cette chronique est de « confronter le pouvoir, ceux qui l’exercent et ceux qui le convoitent ». C’est à « ceux qui le convoitent » que je m’intéresserai ici ; à ceux qui, à droite, tournent autour du pouvoir comme des insectes autour d’une ampoule.

Comme prévu, les régionales ont aggravé la concurrence des « moi-je » qui sévissait déjà de ce côté de l’« échiquier politique ». Ainsi, en plus de MM. Retailleau et Barnier, candidats déclarés à la candidature, M. Bertrand, M. Wauquiez, Mme Pécresse ont déjà fait comprendre que, nantis du prestige très relatif de leur réélection par 16 % en moyenne des inscrits, ils quitteraient désormais volontiers leur modeste hôtel de région pour les ors de l’Élysée. Une chance au grattage, une chance au tirage ; comme quoi, l’ambition des individus n’a d’autres limites que celles que la société lui fixe.

Il faut dire que le microcosmique scrutin régional aura peut-être contribué à faire légèrement bouger les choses pour la présidentielle. Pas pour Le Pen, semble-t-il : dans un papier récemment publié sur marianne.net, j’ai expliqué pourquoi je croyais que, malgré son pari manqué aux régionales, la présidente du parti d’extrême droite restait l’invariant de la vie politique française. Mais en s’abîmant dans une élection perdue d’avance, Macron a pu donner, à la droite qui s’était rabattue sur lui en 2017, l’idée de retourner se trouver un champion dans son propre camp. Quand on se projette vers 2022, on ne devrait jamais oublier que l’actuel président ne doit son élection qu’à l’effondrement de la candidature de François Fillon.

En pleine présidentielle 2017, François Fillon, candidat des Républicains, se retrouve au centre d’un scandale judiciaire lié à un détournement de fonds publics

D’hypothèse en hypothèse, de scrutin médiocre (21 millions de votants au premier tour des municipales 2020) en scrutin lamentable (15 millions de votants au premier tour des régionales 2021), on en viendrait presque à imaginer que la droite, version LR, à condition qu’elle se rassemble, puisse damer le pion à Macron au premier tour de 2022, et être ainsi en position de nous refaire le coup du barrage républicain à son profit. À quiconque en doutait, la dernière présidentielle n’a-t-elle pas définitivement prouvé que, pour plagier Jean-Claude Dusse dans Les Bronzés font du ski, « sur un malentendu, ça peut marcher » ? Cette – très fragile – possibilité nous engage à regarder plus attentivement l’« offre politique » de ce parti moins moribond que mort-vivant.

De l’« extrême centre » à l’extrême droite, en passant par la droite « canal historique », il y a certainement plus de de ressemblances que de différences. La conception hiérarchique de la société, la défense de la propriété comme droit absolu et du libre marché comme seul mécanisme d’allocation des richesses sociales, sont ainsi les principaux traits communs aux partis qui, derrière des mots creux, des valeurs-mirages, des principes dévoyés, font profession de défendre l’intérêt bien compris des classes dominantes, contre les droits des classes dominées.  

Une fois ces fondamentaux posés, le but de mon propos n’est pas de dessiner une échelle d’acceptabilité parmi les « 50 nuances » de masochisme que la société s’inflige en s’abandonnant à de tels directeurs de conscience. J’ai pour ma part de solides raisons de croire que, même après la politique ordolibérale et répressive de Macron, nous n’avons encore rien vu, mais là n’est pas la question. L’intéressant est plutôt de dépasser les faux-semblants de la respectabilité pour découvrir la nature du double danger qui nous guette dans l’hypothèse particulière d’un second tour LR-RN. (Différent seulement dans l’épaisseur du trait d’un second tour LREM-RN.)

Parmi les aspirants-candidats qui se tirent la bourre en vue de 2022, l’exemple de Laurent Wauquiez me paraît particulièrement significatif de l’état d’esprit de la droite. Oh !, Bertrand, qui a pris ses ex-camarades de vitesse en se déclarant très tôt, mais également Pécresse, Retailleau ou Barnier, le sont également à leur manière, mais Wauquiez, mal-aimé des ténors, est jusqu’à présent le plus représentatif, sur le fond, de l’électorat LR. Élu président du parti, en décembre 2017, avec près de 75 % des suffrages, contre deux candidats plus modérés, il se situe, par hypothèse, à l’épicentre de cette famille politique. Le score misérable obtenu aux européennes de 2019 a mis en cause sa stratégie, mais pas la matrice idéologique qui avait fait son succès personnel. À l’issue du scrutin de juin 2021, il est le mieux élu des – si mal élus – présidents de région de droite. Enfin, contrairement à Bertrand et Pécresse, lui n’a pas quitté LR, qui conserve une force de frappe importante aux niveaux local et national.

Eric Zemmour invité de Laurent Wauquiez dans « Le Rendez-vous des idées », janvier 2019

Pour en venir au fond du sujet, voyons maintenant quels sont les points qui peuvent retenir l’attention, parmi les « actes et paroles » du président de la région Auvergne-Rhône-Alpes et ex-président de LR. Dans le désordre, la « demande » réitérée d’« internement » des « fichés S », la proposition de restriction du droit du sol, la centralité diffuse des thèmes de l’immigration, de l’islam, de l’identité, de la sécurité dans ses discours et dans ses politiques (avec ses slogans et ses promesses et leurs déclinaisons respectives : « clause Molière », « bouclier de sécurité », « préférence régionale »…), la proximité affichée avec la « Manif pour tous » ou, plus tard, avec Éric Zemmour, invité au siège des LR pour présenter sa vision de l’histoire de France, sans oublier le thème déjà ancien du « cancer de l’assistanat » ni la désignation du philosophe conservateur Bellamy comme tête de liste aux européennes, me semblent particulièrement emblématiques de la droite « décomplexée » qu’avait théorisée Copé, à laquelle Sarkozy et son éminence grise Patrick Buisson, tout à leur dessein de « plumer la volaille frontiste », ont rendu ce qui lui manquait de soufre. Je n’irai pas plus avant dans cette radioscopie ; chacun peut s’informer et se faire sa propre opinion.

Ces postures nous intéressent moins pour ce qu’elles disent de Wauquiez que pour ce qu’elles révèlent de la capacité de la droite « républicaine » à produire des idées funestes pour les classes populaires, rétrogrades pour la société et les individus – le tout adossé, je l’ai dit, à une économie politique socialement, écologiquement et humainement destructrice. En clair : qu’importe le résultat d’une éventuelle primaire, la matrice idéologique est prête à fonctionner, à donner au candidat qui en serait issu sinon son vocabulaire, du moins son inspiration.

L’ironie de l’histoire est que si elle accédait au second tour en 2022 face au RN, la droite « canal historique » serait nécessairement conduite à jouer la différenciation. Une différenciation sur l’expérience plutôt que sur les principes, car, malgré le vibrant discours de Xavier Bertrand, tombeur d’un RN sans souffle dans les Hauts-de-France, quiconque sait lire entre les lignes – voire sait lire les lignes elles-mêmes – comprend qu’il n’y a souvent pas l’épaisseur d’une feuille de papier à cigarette entre les positions des uns et les postures des autres, tous ennemis plus ou moins déclarés des travailleurs, des humbles, des étrangers, des marginaux, qu’ils divisent à l’envi pour mieux régner. Tandis que le RN cherchait son introuvable respectabilité, l’ex-parti de gouvernement cherchait sa propre radicalité. Au bout du compte, on verra qui a vampirisé qui, et qui a été l’assurance-vie de l’autre.

« Tandis que le RN cherchait son introuvable respectabilité, l’ex-parti de gouvernement cherchait sa propre radicalité. Au bout du compte, on verra qui a vampirisé qui, et qui a été l’assurance-vie de l’autre »

Un reportage de Luc Bronner paru dans Le Monde du 30 juin dernier et intitulé « “L’immigration va casser Nogent” : le discours du RN séduit, pas Marine Le Pen », peut nous éclairer sur ce dernier point. On y découvre les mots d’électeurs de droite de Nogent-sur-Seine, dans l’Aube, plutôt âgés, plutôt issus des petites classes moyennes, qui, tout en partageant les principaux thèmes de campagne de Le Pen, semblent voués à lui préférer la droite « classique ». Le RN pâtira-t-il au global de sa réputation toujours problématique dans le noyau dur de l’électorat droitier ? Ceci dépendra, comme bien d’autres choses, du niveau de la participation. En attendant, la frontière idéologique entre extrême-droite et droite extrême est de plus en plus impalpable.

Après avoir observé tout ce petit monde caracoler sans fin sur la droite, on voudrait finir sur une note d’humour, en convoquant les mânes d’Octave Mirbeau. Dans une historiette adressée au grand Alphonse Allais, l’auteur du Journal d’une femme de chambre, chantre par ailleurs de la « grève des urnes », campe un jardinier qui se propose de « faire construire un vaste cucumodrome, afin d’encourager, parmi les concombres et autres plantes, désireuses de participer au grand mouvement moderne, le goût des exercices physiques athlétiques et patriotiques, qui ne peut que leur être profitable et salutaire, en même temps qu’il lancerait la Botanique dans une voie réformatrice et absolument nouvelle. » (1) Toute ressemblance avec des faits réels serait purement fortuite…

Alphée Roche-Noël

(1) Octave Mibeau, Explosif et baladeur, in Vache tachetée et concombre fugitif, Bordeaux, l’Arbre vengeur, 2020

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