Les néofascistes aspirent à gérer le capitalisme, nullement à rompre avec lui: entretien avec Ugo Palheta

23/12/2021

Aucune des pathologies associées au capitalisme ne serait tempérée par l’arrivée au pouvoir d’un Zemmour ou d’une Le Pen, bien au contraire. Ni l’exploitation brutale des travailleurs, ni les monstrueuses inégalités, ni le délitement des services publics, ni l’absence de démocratie réelle: tout continuerait, sur un mode tyrannique encore plus accentué. Le sociologue Ugo Palheta, auteur de « La possibilité du fascisme » et « Face à la menace fasciste », a livré un grand entretien à QG

Le néofascisme a le vent en poupe ces dernières années, en France comme ailleurs dans le monde occidental. Comment expliquer ce phénomène, qui s’illustre chez nous notamment à travers la candidature imprévue d’Éric Zemmour à la présidentielle ? Pour QG, le sociologue Ugo Palheta, auteur de La possibilité du fascisme (2018) et de Face à la menace fasciste (2021), co-écrit avec Ludivine Bantigny, souligne dans un grand entretien, l’effet du quinquennat Macron sur la montée des périls, le rôle des mass media, l’alliance objective des capitalistes avec les néofascistes, mais aussi l’absence de perspectives éco-socialistes parmi les facteurs explicatifs de cette trajectoire de fascisation observée. Interview par Jonathan Baudoin

Ugo Palheta est sociologue, maître de conférences à l’Université de Lille. Il est l’auteur de La possibilité du fascisme. France, la trajectoire du désastre (La Découverte, 2018), Face à la menace fasciste. Sortir de l’autoritarisme (coécrit avec Ludivine Bantigny, Textuel, 2021).

QG: En 2018, dans « La possibilité du fascisme », vous aviez souligné un processus de fascisation en cours en France. Où en sommes-nous et quelles sont les stratégies déployées par les incarnations actuelles du fascisme contemporain ?

Ugo Palheta : Il est clair que, d’un point de vue antifasciste, la situation est encore bien pire que lorsque j’avais écrit ce livre en 2016-2017. L’extrême droite n’a jamais été aussi haute dans les sondages (entre 30 et 35% actuellement); on a connu avec les Gilets jaunes la plus grande répression policière d’un mouvement social depuis des décennies ; le racisme, sous la forme en particulier de l’islamophobie, s’est banalisé et radicalisé dans le champ politico-médiatique, à un degré qu’on n’aurait sans doute pas imaginé il y a 10 ou 15 ans ; un empire médiatique se constitue actuellement, celui de Bolloré, qui fait la promotion tous azimuts d’idées réactionnaires et soutient un candidat d’extrême droite plusieurs fois condamné pour incitation à la haine raciale et religieuse ; la situation des exilés n’a cessé de se détériorer du fait des politiques gouvernementales. On pourrait malheureusement allonger la liste.

On m’a parfois dit que j’exagérais quand j’avançais que Macron incarnait parfaitement la radicalisation néolibérale, autoritaire et raciste, notamment parce que contrairement à Sarkozy en 2007 et 2012, il n’avait pas fait campagne sur des thèmes sécuritaires, xénophobes ou islamophobes. Et il faut se souvenir qu’il se présentait en 2017 comme un « barrage » à l’extrême droite. La vérité des prix c’est qu’il faut mettre à son bilan en tout point désastreux pour la majorité de la population (mais ô combien positif pour les plus riches et les grandes entreprises), le fait que l’extrême droite a fortement progressé, électoralement et idéologiquement, au cours de son mandat. C’est d’ailleurs ce bilan du macronisme que nous avons voulu tirer dans notre livre récent avec Ludivine Bantigny, Face à la menace fasciste.

Si l’extrême droite a progressé, c’est pour l’essentiel en raison du cocktail suivant : des politiques qui alimentent la désespérance sociale (accroissement des inégalités et de la précarité, détérioration des services publics, etc.) ; politiques et discours gouvernemental qui légitiment en les reprenant les obsessions identitaires, anti-immigrés et sécuritaires de l’extrême droite (lois dites « sécurité globale » et « séparatisme », loi « asile-immigration », discours public sur la menace de l’« islamogauchisme », etc.) ; mais aussi autoritarisme d’État qui brise physiquement les mobilisations qui pourraient ouvrir la voie à une rupture avec les politiques de destruction sociale et environnementale ; et un discours permanent de disqualification de la gauche d’émancipation. Les succès de l’extrême droite ne sont pas seulement le produit de la crise sociale mais de la conjugaison d’une telle crise avec une absence d’alternative politique autour de principes de démocratie réelle, de justice sociale et environnementale, en somme une absence d’alternative éco-socialiste. 

Il faut donc à la fois lutter ici et maintenant contre l’extrême droite, combattre tout ce qui la nourrit (notamment les politiques gouvernementales et patronales), contribuer à toutes les luttes pour l’égalité et la solidarité, mais aussi populariser un projet de rupture et bâtir une organisation politique capable d’offrir une issue émancipatrice à la crise multiforme que nous connaissons (sociale, sanitaire, environnementale, démocratique). 

QG : Quelles différences entre le fascisme contemporain (ou néofascisme) et celui de la première moitié du 20ème siècle ?

Il y a de nombreuses différences mais je trouve qu’on a trop souvent tendance à les souligner pour nier tout danger de type fasciste ou fascisant. De manière intéressante, on n’applique absolument pas les mêmes critères historiques ou théoriques quand il s’agit de mobiliser la catégorie de « populisme », alors même que l’analogie historique fonctionne beaucoup moins bien entre les extrêmes droites contemporaines et le populisme historique (notamment russe, états-unien ou latino-américain) qu’avec le fascisme de l’entre-deux-guerres. Il est vrai que cette catégorie de « populisme » a surtout servi depuis plusieurs décennies à faire du néolibéralisme la seule politique rationnelle et à mettre dans le même sac d’un côté l’extrême droite la plus rance et de l’autre, la gauche qui n’a pas renoncé à transformer la société dans un sens égalitaire et émancipateur, y compris des figures aussi peu « extrémistes » en réalité que le sont celles Sanders, Corbyn ou Mélenchon. 

Ensuite il faut préciser que les fascismes de l’entre-deux-guerres étaient eux-mêmes fortement différenciés les uns par rapport aux autres et que, pour les penser ensemble, il faut disposer d’une définition reposant sur le cœur de leur idéologie, de leur projet politique, en laissant de côté certains aspects spécifiques à chacun de ces fascismes. Ça peut être insatisfaisant quand on veut penser à fond, dans toutes leurs singularités, par exemple l’austro-fascisme, la Phalange espagnole, le nazisme ou le salazarisme, mais ça permet aussi – par l’exercice de la comparaison – d’améliorer notre connaissance de chacun de ces mouvements et des dynamiques qui ont porté au pouvoir ces fascismes, dans leur pluralité. 

Le cœur de l’idéologie fasciste, c’est un projet de régénération (de la nation, de la civilisation, de la race, selon les variétés de fascisme) par purification. En somme, ce qui est au cœur du fascisme, c’est l’idée que pour que la nation (ou la civilisation, ou la race) renaisse, il faut impérativement la purifier de ce que Zemmour appelle le « parti de l’étranger » (catégorie qui était chère à Drumont, idéologue antisémite forcené de la fin du 19ème siècle), c’est-à-dire la débarrasser des ennemis (les étrangers, les minorités ethno-raciales ou religieuses qui refuseraient de « s’assimiler », c’est-à-dire de disparaître en tant que minorités, etc.) et des traîtres (ceux qui divisent la nation en prenant parti pour les « ennemis », mais aussi ceux qui pratiquent la lutte des classes, même sous une forme modérée, parce qu’ils fractureraient artificiellement la nation). Donc purification ethno-raciale et purification politique, qui ne se disent pas explicitement comme telles mais qui sourdent de tous les livres de ces dernières années de Zemmour par exemple, mais aussi des discours du RN (ex-FN). 

« Ce qui est au cœur du fascisme, c’est l’idée que pour que la nation renaisse, il faut impérativement la purifier de ce que Zemmour appelle le « parti de l’étranger », c’est-à-dire la débarrasser des ennemis (les étrangers, les minorités ethno-raciales ou religieuses qui refuseraient de « s’assimiler ». »
Illustration du pamphlet antisémite d’Édouard Drumont publié en 1886

Une différence importante, par rapport au fascisme de l’entre-deux-guerres, c’est la forme organisationnelle que prend le projet fasciste. Dans l’entre-deux-guerres, les fascistes ont construit des milices de masse visant à briser par la force la gauche et le mouvement ouvrier, pour s’implanter et imposer leur politique dans un contexte de puissance sociale des idées socialistes et révolutionnaires. Pour plusieurs raisons, à la fois la faiblesse aujourd’hui de la gauche et du mouvement ouvrier, la démobilisation politique qui résulte de plusieurs décennies de désespérance néolibérale, la moindre présence de la violence politique (dans le contexte européen notamment), mais aussi la nécessité pour les néofascistes de mettre ostensiblement à distance ce qui apparaît rétrospectivement comme la marque de fabrique des fascistes classiques (l’escouade armée), les partis et les figures néofascistes n’appellent presque jamais à l’action armée voire condamnent les faits de violence politique, individuelle ou groupusculaire. 

Pour autant, toute leur politique favorise ces actes et vise à légitimer par avance une politique d’amplification et d’institutionnalisation des discriminations racistes, de déportation voire de nettoyage ethnique, en prétendant par exemple que l’islam et les musulmanes constitueraient une puissance occupante, colonisatrice, qui mènerait une guerre civile contre la France et viserait la destruction de la civilisation européenne ou « judéo-chrétienne ». Que croit-on par exemple que Zemmour souhaite faire quand il assène que les mineurs exilés seraient « tous » des « voleurs », des « violeurs » et des « assassins » ? Par ailleurs, on a vu ce qu’il en était lors du meeting de Zemmour à Villepinte de ce refus de la violence politique, puisque des militants antiracistes qui se sont contentés d’afficher des t-shirts ont été brutalement agressés par des militants néonazis qui agissent en toute impunité depuis des années.

QG : Quel rôle jouent les mass media dans cette trajectoire fascisante, au-delà du cas du groupe Canal+, désormais propriété par Vincent Bolloré, ouvertement sympathisant d’Éric Zemmour et de ses idées ?

Certains médias de masse avaient déjà joué un rôle non-négligeable dans l’entre-deux-guerres, dans la diffusion de l’antisémitisme et de la xénophobie anti-immigrés et dans la légitimation des politiques de Mussolini et d’Hitler une fois ces derniers au pouvoir, en sous-estimant les dimensions totalitaires et meurtrières de leurs régimes. Cela a facilité l’arrivée au pouvoir de Pétain en 40, la collaboration avec les nazis et l’installation d’une dictature, le régime de Vichy, qui empruntait certains de ses traits au fascisme même si elle constitue un cas particulier (non seulement parce que son idéologie relève plutôt d’un « clérico-fascisme » proche du salazarisme portugais, et parce que sa mise en place a été permise non par une victoire politique mais par une défaite militaire). 

Dans le cas présent, il est clair que l’empire médiatique de Bolloré joue un rôle important dans la promotion du projet de l’extrême droite, en permettant à une idéologie minoritaire de s’exprimer sur une des deux principales chaînes d’info en continu, et une radio de grande écoute (Europe 1). C’est l’une des choses qui a changé ces 5 dernières années : aux idéologues néolibéraux omniprésents du genre Christophe Barbier s’est ajoutée une nuée de jeunes idéologues issus notamment de ce torchon fascisant qu’est Valeurs Actuelles et qui radicalisent les vieux briscards de la droite réac (Rioufol, Thréard, etc.). On prétend parfois qu’il n’y aurait « rien de nouveau sous le soleil » et, même si on a raison de rappeler que la droite a toujours entretenu des discours réacs et racistes, les choses ne sont pas fixées une fois pour toutes, elles peuvent évoluer y compris pour le pire : qui aurait imaginé voir à une heure de grande écoute sur une chaîne d’info en continu Renaud Camus, le prophète du conspirationnisme islamophobe qui a inspiré le militant fasciste Brandon Tarrant lorsque celui-ci a massacré des dizaines de musulmans à Christchurch ?

Renaud Camus sur le plateau de CNews, chaîne d’info en continue devenue la vitrine de l’empire médiatique Bolloré, en octobre 2021

On trouve des cas similaires un peu partout dans le monde, où des capitalistes propriétaires de médias utilisent ces derniers, soit par opportunisme (le racisme ça peut attirer de l’audience, surtout dans de vieilles puissances impérialistes en déclin comme la France), soit par idéologie, pour favoriser l’agenda politique de l’extrême droite. Et historiquement les fascistes ont toujours trouvé des alliés parmi les capitalistes : des alliés privilégiés dont ils étaient proches politiquement, et des alliés de circonstances qui y voyaient une manière de favoriser leurs intérêts dans une situation d’instabilité politique chronique.

QG : La candidature d’Éric Zemmour à l’élection présidentielle illustre-t-elle l’analyse que vous avez développée dans votre ouvrage La possibilité du fascisme ?

On a toujours l’air plus clairvoyant après coup et je ne voudrais pas abuser de ce privilège rétrospectif, donc je laisse les lecteurs juges de la pertinence du livre quatre ans après. Mais le cas Zemmour et la dynamique dont il bénéficie (surtout sondagière à ce stade, même si son organisation commence à se structurer) me semblent valider plusieurs éléments de l’analyse présentée alors. D’abord mon livre voulait ne pas être un nième livre sur le FN, parce que la question de l’actualité du danger fasciste n’est pas réductible à celle de la puissance et de la caractérisation politique du FN. Je voulais analyser en premier lieu la dynamique politique en donnant toute sa place à des éléments – la montée de l’autoritarisme et du racisme d’État – qui me semblaient absents de l’analyse la plus réussie du champ politique français, à savoir celle de Bruno Amable et Stefano Palombarini sur le « bloc bourgeois ». 

Je voulais donc prendre au sérieux tout ce qui contribuait à la dynamique fasciste sans avoir nécessairement l’extrême droite comme acteur principal. Ma position a toujours été que le fascisme était le produit d’une double dynamique : l’aspect le plus évident à savoir la montée d’une force fasciste organisée et la pénétration des « idées » fascistes dans une partie significative du corps social ; et de l’autre l’extrémisation de la politique de la classe dominante telle qu’elle s’exprime à travers ses partis (aujourd’hui essentiellement LREM et LR) mais aussi ses idéologues. Le fascisme a besoin de ces deux dynamiques pour vaincre, même si les deux n’avancent pas nécessairement en même temps et selon le même rythme : cela dépend du contexte, des rapports de force, des luttes menées (victorieuses ou défaites), etc.

En tout cas Zemmour illustre et incarne parfaitement le double mouvement : un idéologue qui vient de la droite bourgeoise classique, profite de la radicalisation sarkozyste et se rapproche de plus en plus clairement du projet fasciste ou fascisant, jusqu’à chercher à bâtir un appareil pour la conquête du pouvoir politique dans lequel on va retrouver à la fois des cadres déçus du RN, des éléments venus comme Zemmour de la droite classique et qui regardent vers l’extrême droite, des vieux rescapés du nationalisme réactionnaire (comme de Villiers), mais aussi des groupuscules y voyant un cadre organisationnel leur permettant d’élargir leur audience (l’Action française surtout, qui apprécie ses éloges du régime de Vichy et de Pétain, même si les Identitaires ne sont pas très loin, tiraillés entre le choix du RN qu’ont fait certains, comme Damien Rieu ou Philippe Vardon, et celui de Zemmour, qui les titille par sa radicalité islamophobe). 

QG : Y a-t-il un lien entre le néofascisme, tel que vous l’analysez, et les institutions de la Vème République, donnant une grande importance à la verticalité du pouvoir, et des pouvoirs exorbitants au président ?

Le lien n’est absolument pas mécanique mais il est certain que ces institutions, à bonne distance du libéralisme politique classique au vu de la place qu’elles accordent à l’exécutif, favorisent la recherche de l’homme (ou de la femme) providentiel, du personnage qui sauvera la France du « chaos », de la « décadence », du « délitement », etc. C’est tout de même une Constitution qui a été taillée par et pour un général, donc on ne saurait rien en attendre d’un point de vue démocratique et émancipateur. La gauche l’avait compris à l’époque, quand Mitterrand pouvait par exemple décrire la 5ème République comme un « coup d’État permanent », mais elle s’est moulée parfaitement dans ces institutions lorsqu’elle s’est retrouvée au pouvoir. 

Néanmoins, dans la dynamique de l’autoritarisme d’État, tout n’est pas réductible à la Constitution de 1958 : ce sont aussi toutes les mesures prises ces dernières décennies, en particulier dans le cadre de lois généralement dites « anti-terroristes » ou « anti-casseurs », qui ont fait régresser les libertés publiques et abîmé le droit de manifester (nasses et tabassages étant devenus une expérience commune, beaucoup hésitent aujourd’hui à venir manifester, sans parler des dizaines de mutilations dans le cadre notamment du mouvement des Gilets jaunes). J’ajouterais qu’il n’aurait pas été possible d’imposer de telles régressions sans l’islamophobie, qui a fourni depuis 30 ans un ennemi sur mesure, intérieur et extérieur, permettant d’implanter des procédures policières toujours plus arbitraires, de légitimer des violences d’État, de dissoudre des organisations antiracistes (le CCIF notamment), etc.

Difficile de ne pas voir dans tout cela l’expression d’une crise politique majeure, en particulier d’une crise d’hégémonie, c’est-à-dire le fait que la classe dominante a de plus en plus de mal à persuader la population du bien-fondé des politiques qu’elle mène. À la fois de manière réactive (puisque la France n’a pas cessé de connaître des luttes de masse depuis 1995) et préventive, le choix de la classe dominante est celui d’un renforcement autoritaire de l’État. Le problème, c’est que sans remontée des luttes sur les lieux de travail, sans perspective largement partagée de rupture avec le capitalisme néolibéral, sans alternative de pouvoir crédible pour une bonne partie des classes populaires, cette crise d’hégémonie se traduit par un pourrissement politique croissant, avec son cortège de phénomènes morbides (Macron et Zemmour le sont à des titres différents, mais qu’on pense à un personnage aussi répugnant que Manuel Valls). 

QG : Peut-on dire que le néofascisme est la roue de secours d’un capitalisme malade et rendant malade tout ce qui l’entoure, comme l’illustre la crise sanitaire par exemple ?

Oui. En tout cas les néofascistes aspirent à gérer le capitalisme, nullement à rompre avec lui. C’est pourquoi ils cherchent sans cesse des alliances avec les grands patrons et des ralliements de la droite traditionnelle. Et étant données les politiques qu’ils prônent (ou pratiquent lorsqu’ils parviennent au pouvoir), aucune des pathologies associées au capitalisme ne sera tempérée par leur règne, bien au contraire. Ni l’exploitation toujours plus brutale des travailleurs, ni les monstrueuses inégalités qu’on constate aujourd’hui, ni le délitement des services publics, ni l’absence de démocratie réelle, ni la destruction environnementale, etc. C’est vers un capitalisme encore plus brutal, inégalitaire et productiviste qu’ils veulent nous entraîner, un capitalisme fonctionnant non plus sous l’apparence de la démocratie et avec certaines garanties (limitées) en termes de droits politiques, mais sur le mode de la tyrannie. 

La conséquence immédiate d’une victoire fasciste serait une offensive décuplée contre les minorités (ethno-raciales, religieuses et de genre) et contre les exilés, les immigrés, en particulier extra-européens. Car leur opportunisme et leur idéologie amèneraient nécessairement les fascistes qui accèderaient au pouvoir, pour se faire réélire, à chercher à satisfaire leur base électorale, donc à aller plus loin que les gouvernements qui se sont succédés au pouvoir ces dernières décennies. Cela aura des conséquences pour tous, car les mouvements sociaux, les collectifs de lutte, les organisations syndicales et la gauche politique seront les cibles de logiques de soupçon, de dispositifs de surveillance et de mesures répressives qui seront décuplés par le contrôle par l’extrême droite de l’État et feront apparaître le macronisme comme un simple avant-goût, ce qui ne rend pas celui-ci moins abject d’ailleurs, et n’en fait assurément pas un moindre mal. 

QG : Quelles similitudes et distinctions peut-on faire selon vous entre un Éric Zemmour, un Donald Trump, un Jair Bolsonaro, un Matteo Salvini ou encore un Viktor Orbán?

Entre les néofascismes français, états-unien, brésilien, italien ou hongrois, auxquels on pourrait ajouter les néofascismes indien, israélien, russe, etc., il y a des différences sensibles qui tiennent aux contextes sociopolitiques nationaux. En particulier, les fascismes n’ont évidemment pas les mêmes cibles selon le pays : les fascistes sont suffisamment calculateurs pour moduler leurs discours de haine en fonction de ce qui « marche » là où ils se trouvent, de ce qui est le plus susceptible de leur rapporter des suffrages ou de l’audience, même s’il est vrai que les immigrés et leurs enfants sont partout présentés et stigmatisés par l’extrême droite comme les agents d’une dissolution de la nation et les porteurs de « problèmes » (délinquance, chômage, etc.), dont celle-ci serait débarrassée si elle stoppait l’immigration et renvoyait les immigrés « dans leurs pays ». 

Les fascistes n’ont pas non plus les mêmes stratégies d’un pays à un autre, et au sein d’un même pays, car celles-ci dépendent là encore du contexte mais aussi de leurs positions dans le champ politique. Zemmour et Le Pen n’ont pas des projets fondamentalement différents mais leurs stratégies diffèrent parce que leur clientèle électorale (réelle ou potentielle) n’est pas la même : Éric Zemmour a réussi pour l’instant à gagner une frange de l’électorat de droite radicalisée par le sarkozysme, mais il lui faut pour parvenir au second tour chercher à mordre sur l’électorat de Marine Le Pen, ce qu’il cherche à faire en la doublant sur la radicalité raciste et ultrasécuritaire ; Marine Le Pen, de son côté, a un socle électoral stable, gagné aux « idées » d’extrême droite et à la marque RN (ex-FN), elle cherche donc à l’élargir vers l’électorat de droite en adoptant une stratégie de modération de son discours, d’expulsion des éléments les plus clairement associés au fascisme historique, et de « responsabilité » (c’est-à-dire de reprise de positions néolibérales en matière économique et sociale). 

Cela dit, il faut insister sur ce que les idéologues, dirigeants et partis d’extrême droite ont en commun idéologiquement, à la fois la psychose identitaire de l’ « invasion » et de l’anéantissement de l’Occident, de la Nation, de la « blanchité » (fondée généralement sur la pseudo-théorie du « choc des civilisations » qui amène les néofascistes occidentaux à cibler les immigrés du Sud global, l’islam et les musulmans, en usant de toutes les cordes possibles, y compris le fait que ces derniers seraient seuls responsables des violences sexistes et sexuelles, de l’antisémitisme, etc.), l’obsession ultrasécuritaire qui les amène à se présenter comme les seuls capables de rétablir « la loi et l’ordre » contre les minorités et les « envahisseurs », l’apologie d’une « liberté » consistant pour les dominants à faire et à dire tout ce qui leur plaît, y compris évidemment le pire, sans que les opprimés puissent exprimer une quelconque opposition (c’est tout le thème de la défense de la « liberté d’expression » contre le spectre de la « cancel culture »), et enfin une phobie du changement, qui les distingue d’une partie au moins des fascistes classiques qui généralement regardaient vers l’avenir et aspiraient à faire émerger un « homme nouveau » (même si cela se mêlait à un éloge d’un passé mythique de la nation ou de la race qu’il s’agissait de restaurer). 

C’est tout cette constellation idéologique qui s’affirme depuis des années, qui gagne en assurance et en cohérence. Et si la pandémie n’a pas été une voie royale pour les organisations et figures néofascistes, on aurait tort de sous-estimer le fait que la déstabilisation du quotidien, des conditions de vie et des repères (politiques, affectifs, scientifiques, etc.) de millions de personnes à l’échelle de la planète pourrait bien dans les années à venir donner lieu à une nouvelle percée de cette extrême droite, favorisée par les politiques catastrophiques de l’extrême centre néolibéral. On mesure l’ampleur des enjeux pour les mouvements populaires et pour une gauche de rupture et d’émancipation : non pas simplement résister au rouleau compresseur néolibéral et à la menace fasciste, mais mener une bataille sociale, politique et culturelle pour la démocratie réelle et l’égalité. 

Propos recueillis par Jonathan BAUDOIN

Ugo Palheta est sociologue, maître de conférences à l’Université de Lille. Il est l’auteur de La domination scolaire. Sociologie de l’enseignement professionnel et de son public (Presses universitaires de France, 2012), La possibilité du fascisme. France, la trajectoire du désastre (La Découverte, 2018), Face à la menace fasciste. Sortir de l’autoritarisme (coécrit avec Ludivine Bantigny, Textuel, 2021).

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