Je me réveille cette nuit, angoissé par un rêve étrange. Je suis à l’université, chacun semble s’activer comme à l’accoutumée mais je demeure extérieur tant aux études qu’aux activités du campus. Jour après jour, la vie de cette communauté, à laquelle je suis censé appartenir, se déroule sans que je puisse y prendre part. De cet isolement, comme un abandon, naît une intense tristesse. Nul besoin d’une grande lucidité pour relier ce songe aux deux dernières années.
Le sevrage social qu’impose la pandémie m’affecte grandement, malgré mon confort familial et financier. Hier, l’aléatoire arrivée d’une lettre ou d’un appel téléphonique lointain portait la promesse d’une prochaine rencontre, une fois vaincue la distance nous séparant de notre correspondant. Aujourd’hui, la perfection de la visioconférence assène à répétition l’impossibilité de se retrouver, en dépits des fulgurances aériennes et ferroviaires. Ultra-connecté mais en mal de lien, je broie du gris.
Pourquoi cette peine ? Concomitance ou causalité avec la crise sanitaire ? Ne s’agit-il pas simplement des symptômes dépressifs d’une cinquantaine approchante, matériau si fertile des romans traitant des maux de l’époque ? Quand on a le loisir de s’écouter, comment oser se plaindre ?
Pour la première fois, par l’insularité qu’elle génère, le Covid me fait éprouver le sentiment d’inutilité. Longtemps ce mal m’avait été épargné. Diplômé de grande école, on n’a cessé de louer mon talent. Puis, m’éveillant au monde, j’ai voulu me consacrer à l’intérêt général. Durant deux décennies, j’ai tenté de servir, changeant d’angle régulièrement pour dépasser mes frustrations. Mais avec les illusions s’envole l’énergie d’y croire. Hamster descendu de sa roue, abruti de fatigue, je prends conscience avec vertige des ravages de l’inutilité et de ceux qu’elle frappe.
Dans « L’économie est une science morale », le prix Nobel Amartya Sen ajoute à la description des besoins premiers (se nourrir, se soigner, se loger) la capacité à contribuer à la vie de la collectivité. Se sentir inutile est une fêlure profonde. A contrario, être reconnu pour sa contribution est puissamment nourrissant et vecteur de joie.
De l’appartenance naît la joie. De la joie naît la fraternité : « Tous les hommes deviennent frères, Où ton aile nous conduit [1]». Puisque le poème de Schiller est l’hymne européen, peut-on y trouver une piste pour comprendre le désamour croissant avec le projet proposé par l’Union ?
L’Europe pour qui ? L’Europe pour quoi ?
La loi Pacte de 2019 a créé en France le statut « d’Entreprise à mission », par lequel les sociétés peuvent choisir de définir leur raison d’être et l’impact sociétal qu’elles se proposent de produire. Il ne s’agit plus de servir exclusivement les actionnaires mais de prendre en compte l’ensemble des parties prenantes [2] : clients, employés, fournisseurs, riverains, ONG… Déjà présente dans 35 états américains et en Italie, cette nouvelle disposition rencontre un franc succès et il faut certainement s’en réjouir.
Mais ne devrait-on pas également s’interroger sur ce qu’est un Etat à mission ? Superficiellement triviale, cette question semble bigrement d’actualité. D’abord parce qu’au sortir d’un demi-siècle de déréglementation et d’hégémonie néo-libérale, la légitimité de l’action publique se trouve en lambeaux [3]. Ensuite, parce qu’au fil du temps, les idéaux constitutifs de la création de missions d’utilité publique se dissolvent dans les méandres de la technicité gestionnaire. Cette médiocratie [4], où les moyens priment sur les fins, se révèle formidablement destructrice de valeur. Elle bride l’imaginaire et l’action : on est bien loin du « quoi qu’il en coûte » pour stopper le changement climatique ; et les services publics n’ont plus pour horizon que leur propre survie.
Pourtant, quel beau programme que de réenchanter l’action publique.
Avec cette ambition en bandoulière d’offrir une place pour tous et un espace pour chacun. Une équi-dignité, des premiers de corvée et aux premiers de cordée.
Les mornes plaines, si promptes à s’embraser « contre », pourraient s’enflammer « pour », ressuscitant des citoyens utiles[5] que l’on croyait à jamais perdus.
Alors un matin au réveil, disparu mon soleil noir, se ferait place aux creux des reins, un presque rien qui émerveille. La joie de vivre[6].
Rodolphe Bocquet
Diplômé d’HEC et de NYU, Rodolphe Bocquet, a été trader à la Société Générale. Il conduit ensuite jusqu’en 2012 des politiques publiques de développement durable. En 2014, il crée Beyond Ratings, première agence de notation financière intégrant les facteurs de durabilité de long terme dans la notation de solvabilité des Etats. Il en part début 2020. Aujourd’hui, il se définit comme artisan humaniste, et écrit régulièrement pour QG.
[1] Hymne à la Joie, Schiller 1785 « (…) Alle Menschen werden Brüder, Wo dein sanfter Flügel weilt
[2] Passage du « Shareholder capitalism» au «Stakeholder capitalism »
[3] Fort heureusement certaines voix se font entendre pour restituer à l’Etat le crédit et la légitimité d’une action socialement structurante comme Mariana Mazzucato dans « l’Etat entrepreneur ».
[4] Alain Deneault «La Médiocratie», Lux éditions
[5] « Un homme ne se mêlant pas de politique mérite de passer, non pour un citoyen paisible, mais pour un citoyen inutile », Histoire de la guerre du Péloponnèse, livre II, 37 de Discours de Périclès rapporté par Thucydide
[6] Barbara: «Le Soleil noir», «La joie de vivre »
Touché mais pas coulé…
Je lis ce soir en guise de digestif
Votre bref article écrit sur le vif
Tranchant d’un rêve pas ordinaire
D’une tranche de vie universitaire
« Ultraconnecté mais en manque de lien »
Voila bien décrit le monde de demain
Qui déploie son vide d’être aujourd’hui
Comme une hydre au cœur de nos vies
Écoute et vue attisés matés de toute part
Ne laisse aucun doute sur ce qui se prépare
Un monde de cerveaux autistes mutants
Incapables de saisir du dehors l’en-dedans
J’ai fait un rêve moi aussi ces jours-ci
En écho au votre que je narre ici
Un vieil ami d’enfance perdu de vue
Je retrouvais aux abords d’une avenue
Sorti d’une camionnette de migrant
Je l’ai d’abord pris pour un mendiant
Prudent je le laissais m’approcher
Gardant distance le visage inquiet
Ce n’est qu’une fois proche parvenu
Que mon vieil ami en lui je reconnu
Il avait gardé de notre enfance le hâlé
Sauvage de nos jeux et nos virées
Il me saisit l’épaule de sa main forte
Regard vibrant il secoua mon corps
Je restais face à lui bouche-bée
Frappé par la pressante beauté
Et l’urgence des mots remontés
D’une enfance sans écran ni télé
《On peut se TOUCHER !》
En nos temps de mise en quarantaine servile
Imposée par un quarantenaire en plein délire
Il est bon de se rappeler que le fragile humain
est acceuilli et conduit dans la vie par la main