« On peut dire que Poutine s’est joué de Macron » par Pascal Boniface

23/02/2022

Sommes-nous à la veille d’un conflit armé de grande ampleur aux portes de l’Europe? Pascal Boniface, fondateur de l’IRIS, ne le pense pas, car la Russie n’y aurait nullement intérêt. Pour QG, le géopolitologue analyse les répercussions de la décision prise par Vladimir Poutine de reconnaître l’indépendance des territoires ukrainiens pro-russes

La reconnaissance par la Russie de l’indépendance des républiques de Donetsk et de Lougansk, situées dans l’Est de l’Ukraine, près de la frontière russe, ce lundi 21 février, suscite la réprobation générale en Occident. Notamment du côté de l’Union européenne, qui a annoncé des sanctions économiques à l’égard de la Russie au lendemain de cette décision prise par Vladimir Poutine. Pour QG, Pascal Boniface, directeur de L’IRIS, souligne combien cet épisode de tensions à l’Est trouve sa source dans la dissolution précipitée de l’Union soviétique, fin 1991. Il souligne néanmoins que la Russie n’a nullement intérêt à un conflit armé, qui fragiliserait Poutine en interne. Interview par Jonathan Baudoin

Pascal Boniface est géopolitologue, directeur de l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS) et enseignant à l’Institut Écoles européennes de l’Université Paris-VIII

QG: Quel regard portez-vous sur la décision de Vladimir Poutine de reconnaître l’indépendance des régions séparatistes pro-russes de l’Est de l’Ukraine, ce 21 février ?

Pascal Boniface: C’est une décision lourde de sens, dans la mesure où il met fin à la période de négociations qui était ouverte avec les pays occidentaux et qui pouvait encore durer. Il vient d’enterrer définitivement les accords de Minsk, même si ceux-ci n’étaient pas vraiment mis en œuvre car les Ukrainiens n’appliquaient pas la partie qui les concernait.

Vladimir Poutine annonçant l’indépendance des républiques de Donetsk et de Lougansk en Ukraine, le 21 février 2022

QG: Plusieurs observateurs affirment que le discours du président russe était d’une gravité rarement observée chez lui, voire qu’il était même « délirant », hors du réel, selon certains d’entre eux. Partagez-vous ce point de vue ou êtes-vous plus nuancé ?

« Délirant », le mot est excessif. Mais il est clair qu’il a nié l’existence d’une nation ukrainienne ou du moins qu’il l’a énormément relativisée, l’attribuant à la révolution bolchévique ou aux erreurs de Gorbatchev ; alors qu’on sait que la nation ukrainienne existe, que le nationalisme ukrainien a été combattu du temps de l’URSS. Il y a une nation ukrainienne qui existe, qui est très proche de la nation russe mais qui ne se confond pas complètement avec elle. Je dirais que plutôt que d’accuser, comme il l’a fait à la fin de son intervention, Gorbatchev de responsabilité sur les problèmes non résolus entre l’Ukraine et la Russie, il aurait mieux fait de viser Boris Eltsine, dont la précipitation lors de la dissolution de l’URSS pour devenir le président de la Russie, reconnu internationalement, a été pour beaucoup dans les problèmes non résolus. Le président ukrainien de l’époque, Leonid Kravtchouk, avait attiré l’attention d’Eltsine sur les conflits potentiels qui existaient entre l’Ukraine et la Russie, notamment sur la Crimée. Et Boris Eltsine, pressé d’être le président, non plus d’une nation fédérée, mais d’un État réel, reconnu internationalement, avait mis ceci de côté.

QG : Cette déclaration présidentielle russe ne marque-t-elle pas d’ailleurs l’aveu d’un échec de la politique menée par Emmanuel Macron, visant à une négociation sur la situation dans l’Est de l’Ukraine ?

La voie de la négociation n’a pas fonctionné. Mais ceux qui lui reprochent d’avoir voulu négocier avec la Russie sont plutôt des néoconservateurs qui ne veulent, en aucun cas, discuter avec la Russie. On peut dire que Poutine s’est joué de Macron. Mais quelle était l’autre voie ? Refuser de négocier, c’était une voie qui était beaucoup plus contestable que de vouloir, quand même, continuer d’avoir une relation de négociation avec le Russie.

QG : Peut-on dire, objectivement, que ce discours du Kremlin offre un casus belli pour les pays occidentaux ?

Disons que la Russie défie les pays occidentaux. Elle claque la porte des négociations. Mais rien ne peut dire que ce soit un casus belli. C’est juste une fin de non-recevoir. C’est une accentuation des tensions. Un accroissement des pressions. Mais ce n’est en rien le prétexte à un conflit armé.

QG : Que pensez-vous de la réaction de l’Allemagne qui suspend l’autorisation du gazoduc Nord Stream 2 qui la relie à la Russie, ce mardi 22 février ?

Il était difficile de faire autrement pour l’Allemagne. Cette suspension ne veut pas dire qu’on clôt définitivement ce gazoduc. Mais il était difficile, par rapport aux reproches que l’on fait généralement à l’Allemagne d’être trop dépendante du gaz russe, de ne rien faire symboliquement, le lendemain de cette décision. Si la voie de la négociation entre la Russie et les Européens reprend, il sera toujours possible de reprendre les travaux. De toute façon, l’Allemagne a besoin du gaz russe et la Russie a besoin de l’argent allemand.

Le gazoduc Nord Stream 2 destiné à relier l’Allemagne et la Russie via la mer Baltique, et à doubler la quantité de gaz russe transportable

QG : Quelles décisions seraient à prendre pour éviter un conflit entre la Russie et ses alliés et les membres de l’OTAN ?

Je pense que, de toute façon, la Russie n’a pas intérêt à un conflit, parce qu’elle aurait un coût humain extrêmement fort et que, quel que soit le caractère autoritaire du régime russe, il ne contrôle pas tout. Les protestations de la population russe par rapport à un nombre élevé de morts parmi la jeunesse russe en cas de conflit, seraient de nature à mettre en danger politiquement Poutine. La Russie n’a pas intérêt à ce conflit, non pas par respect du droit international ou de la souveraineté ukrainienne, mais par rapport à de fortes protestations internes possibles.

Ensuite, la politique américaine a beaucoup fait pour antagoniser Poutine et lui donner le sentiment que la Russie avait été humiliée après la fin de la Guerre froide. Mais cela n’excuse pas Poutine d’avoir fermé la porte des négociations et d’avoir pris une telle décision. Peut-être que la raison va l’emporter par la suite. Mais pour le moment, nous sommes dans une impasse parce que personne ne semble accepter les intérêts de sécurité de l’autre. On sait très bien que les négociations aboutissent à partir du moment où il y a un accord sur les désaccords, que la sécurité de l’un doit être prise en compte par l’autre. Ce qui n’est, pour le moment, nullement le cas. Ni d’un côté ni de l’autre.

Propos recueillis par Jonathan Baudoin

Pascal Boniface est géopolitologue, Directeur de l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS) et enseignant à l’Institut Écoles européennes de l’Université Paris 8. Il est notamment l’auteur de Comprendre le monde : Les relations internationales expliquées à tous (éditions Armand Colin), de 50 idées reçues sur l’état du monde (éditions Armand Colin) et de L’art de la guerre, de Sun Tzu à Xi Jinping (éditions Dunod). Il a également un blog d’analyses (http://www.pascalboniface.com/) et une chaîne Youtube (Comprendre le monde)

À lire aussi

10 Commentaire(s)

  1. Dernier commentaire du site Gilets Jaunes du Coin suite à l’agression d’Adrien

    Retour sur notre manif de hier, 5 mars 2022.

    Dès le départ, la tension chez les FDO était visible : ils sont de plus en plus nombreux à nous encadrer, mais hier, la recherche de la provocation était constante. Nous n’avons pas eu d’autre solution qu’arrêter le cortège quand la police collait ses boucliers contre nous. Si bien que nous n’avons pas eu la possibilité d’aller jusqu’à Nation, mais de nous disperser Place du Colonel Fabien à mi-parcours. Nos manifs ne sont plus tolérées.

    Comme vous le savez, nous avons eu 6 bléssés, on parle de 7 : nous avons filmé dans les Gilets Jaunes du Coin l’évacuation d’urgence d’une dame blessée que des gendarmes sont venus dégager. Un autre matraqué à la tête perdant abondamment du sang, et bandé par les streets médics. Et un journaliste de QG, Adrien AdcaZz, qui a dû être hospitalisé.

    Dans notre cortège ne flottaient nuls drapeaux ukrainiens ou russes. Palestiniens, canadien, breton, un drapeau rouge, un de la république espagnole, notre drapeau blanc flanqué de la colombe, et bien sûr, les drapeaux français joints à nos drapeaux jaunes, voilà à peu près ce que j’ai pu recenser. Une pancarte rappelait l’interdiction de RT par la commission européenne, la France n’ayant plus son mot à dire.

    Le cortège est passé devant une pompe à essence affichant le diesel pas loin de 2 euros, et le super à 2,10 euros.

    Pour ma part, depuis la guerre du Vietnam où le drapeau d’Ho Chi min était brandi contre l’impérialisme US, je n’ai jamais vu de manifestations pour la paix, que ce soit contre la guerre en Irak, ou celle dans l’ex Yougoslavie, qui arboraient les oriflammes d’un des belligérants, l’un des deux étant pourtant, à chaque fois, l’objet d’une agression jugée contraire au droit international.

    Aujourd’hui, c’est le cas. Nous sommes conviés en réalité à choisir notre camp ! Et ce ne sera pas celui de la paix, indépendamment de la bonne volonté, ou pas, des manifestants !

    Visiblement, les Gilets Jaunes ont depuis longtemps choisi le leur dans la guerre que nous mène Macron : celui du petit peuple.

    Celui à qui Macron préserve encore plus de sacrifices, au nom des oligarques de l’armement, des financiers et de la politique.

    Non cette guerre n’est pas la notre !

  2. Je suis assez d’accord avec les commentaires.
    Il est vrai que Poutine n’a rien à envier à Trump mais la politique exrérieure de l’Occident avec son chef qui sait manier la carotte et le bâton : les USA, veulent perpétuer une domination sans concession : il faut que tout le monde obéisse aux USA .
    Depuis que la Russie , comme la Chine sont devenues des pays capitalistes même s’il faut apporter des nuances , l’Occident aurait pu les traiter en partenaires , surtout la Chine , je manque peut-être d’infos mais à l’extérieur la Chine n’a jamais bombardé personne … Pour ce qui est de traiter ces pays de grandes dictatures même si c’est vrai en partie, l’Occident est d’une hypocrisie incommensurable , on traite bien avec l’Arabie saoudite ou le Maroc, sans oublier la prise de partie abolue pour Israel malgré les nombreuses résolution de l’ ONU , injustice absolue qui se conclue avec une légalisation de l’apartheid etc Bref il y a plus de dictature et d’horreur qu’autre chose. On n’émet pas l’hypothèse que les Occidentaux ait pu manipuler les dirigeants de l’Ukraine ou les éléments progressistes de la Syrie. Ça tombe bien quand les intérêts des USA sont en jeu, l’Europe on l’a vu n’existe pas même si on nous dit le contraire cad si on examine les choses superficiellement.
    D’autre part peut-on se réclamer comme modèle , nous les pays colonisateurs qui avons laissé une Afrique dévastée!
    Enfin , n’avons -nous pas admis que le Kosovo et sa revendication à la séparation avec la Serbie, était justifiée , les Albanais avaient fini par être les plus nombreux! On a même bombardé les Serbes. Si cela était justifié pour le Kosovo pourquoi n’avons -nous pas proposé de faire voter les provinces pro russes pour leur indépendance ou non , pour l’inclusion dans la Russie ou non , pour rester dans l’Ukraine ou non ?
    Est-ce que l’enjeu ce n’était pas simplement le gaz?
    Alors c’est vrai Poutine n’est pas malin mais les Occidentaux sont des provocateurs qui se font passer pour des colombes.
    Ce qui m’ennuie même si je suis communiste c’est de voir un pays comme les USA très cosmopolite et donc très riche , mélange voulu par un capitalisme qui sans le vouloir crée de l’anti-racisme (c’est pas gagné) , qui avec la science très pointue crée du progrès (les savants nazis n’y sont pas pour rien) et donc j’aime ce peuple américain comme celui de la Chine ou de la Russie etc
    On n’arrivera pas à me rendre haineux contre les peuples sous domination capitaliste ou pas (le pas il n’y en a pas), c’est trop riche un peuple c’est trop beau, pour parler du mien c’est pas la joie!

    1. Assez d’accord sur l’ensemble, mais tout particulièrement sur la question Yougoslave ! La charogne américaine (charogne tenace dans la contamination) a frappé la Yougoslavie à sa guise. Elle est née d’un impérialisme colonial massacrant; et ça reste sa signature … génétique.

    2. Voici une vidéo qui montre comment l’armée américaine, juste après la guerre de 39/45 (gagnée par l’armée rouge) a protégé Klaus Barbie, tortionnaire nazi, et l’a finalement employé dans le renseignement pour combattre l’URSS :

      https://www.youtube.com/watch?v=6uv5RzB8BX8

      c’est à 7mn 15sec jusqu’à 9mn30sec, mais l’intégralité de la vidéo est terriblement intéressante.

      L’histoire se reproduit et l’Amérique utilise encore les nazis (Ukrainiens) pour lutter contre la Russie.

  3. je vous transmets un très court article paru dans les Gilets Jaunes du Coin:

    NOUS NE HURLERONS PAS AVEC LES LOUPS !
    Nous avons publié une vidéo très explicative du Canard Réfractaire sur l’Ukraine dont voici ci-dessous le lien :
    https://youtu.be/FapkmgNlaYk
    Maintenant chacun y va de sa partition contre la Russie, une union nationale tombée à pic en période électorale, de LFI à Zemour. Mais tous au nom de la paix !
    L’OTAN a tout fait pour qu’on en arrive là ! L’enjeu pour les américains, l’UE et la Russie, c’est le gaz. L’enjeu pour les peuples, c’est de décider eux-mêmes !
    Et la France, justement, ne décide de rien, sinon d’être à la remorque de l’OTAN et de ses provocations.
    Aucune voix ne s’élève pour dire : NOUS NE SUIVRONS PAS L’OTAN !
    Ceux qui s’agitent en condamnant le coup militaire de Poutine pour être dans la norme faisant mine d’envisager une épreuve de force, sont des apprentis sorciers : une guerre contre la Russie, non mais, sérieusement ?
    Ben oui, sérieusement : l’OTAN, elle, y est prête, encore mieux si elle est cautionnée par l’ONU!

    1. Je suis tout à fait d’accord avec les gilets jaunes du coin.
      L’hostilité et la cruauté délirante des USA envers tout ce qui menace leur domination et leur doxa (Chine, Russie, en tête) est littéralement infernale. Qu’attendent les post-modernes américains wokinisés pour réagir un jour contre cette domination.
      Et le Macron, minuscule trouduc opportuniste, qui va ce soir jouer le petit napoléon pour mériter les sourires de Biden (et gagner quelques voix aux élections)(y’a rien de mieux que des bruits de bottes, pour reconduire le sortant). Pfff.

  4. C’est curieux: la position de Pascal Boniface donne l’impression de ne pas connaître l’historique du conflit Ukrainien, et du coup de donner crédit à la position de l’OTAN. C’est grave dans la situation actuelle. Il rejoint la position de Mélenchon (alors que jusqu’ici Mélenchon avait une analyse correcte ne cautionnant pas la version ni de l’UE ni de l’OTAN) laissant entendre que Macron a été manipulé, quand celui-ci n’a fait que suivre la logique d’escalade de l’OTAN. Comme le peuple ukrainien, nous aspirons à la paix, et c’est de notre devoir, car c’est la seule chose que nous pouvons faire ici, que d’exiger l’arrêt de l’extension militaire provocatrice de l’OTAN aux portes de la Russie et notre retrait de l’OTAN.
    https://youtu.be/FapkmgNlaYk

    1. Bien d’accord avec vous.
      J’ai découvert la vidéo en cliquant sur « ping » qui se manifeste régulièrement en surplus sur les commentaires de QG.
      Pour Mélenchon, pourtant, dans son émission récente sur france 2, il me semble l’avoir entendu dire que dans cette affaire c’était l’OTAN l’agresseur initial (ce qui est vrai selon moi).
      Les anglo-saxons américains sont d’atroces impérialistes qui parviennent toujours à faire croire que tous ceux qu’ils exterminent sont les agresseurs initiaux (voir les films de cow-boys et d’indiens qui justifient à longueur de bobine le massacre des indiens, habitants précédents du continent nord-américains). Voir le livre remarquable et poignant : « enterre mon coeur à Wounded Knee » https://books.google.fr/books/about/Enterre_mon_coeur_%C3%A0_Wounded_Knee.html?id=E_GQPgAACAAJ&source=kp_book_description&redir_esc=y

    2. Bonjour Michel Marti,

      Bons coms. Je partage vos vues sur le rôle délétère qu’ont joué les USA et l’OTAN dans cette affaire, mais je pense qu’il faut aussi intégrer à l’équation pour bien comprendre la donne, ce qui est en germe dans le peuple russe lui-même. Ce conflit larvé couve depuis des années. J’espere me tromper mais je crains, co trairement à Pascal Boniface plutôt optimiste, que malheureusement Poutine ne s’arrêtera pas là.

      Merci pour le lien youtube. Je regarde et reviens bientôt le temps de mûrir ce que j’ai à dire sur cette affaire.

      Voilà pour l’heure ce que j’ai écrit en 122 signes sur twitter en réponse à Edgar Morin qui publia ces lignes :

      《La condamntion de Poutine ne doit pas nous empêcher de comprendre par quels jeux d’interactions et rétroactions nous sommes arrivés au degré de radicalisation qui produit les désastres 》(Edgar Morin)

      《On pousse des cris d’orfraie comme si l’on avait rien vu venir, alors que le « désastre » est annoncé depuis des années. Poutine n’envisage pas de s’arrêter là. Ce qui s’annonce est très sombre. Fin de la pax americana, déclin US, bond de la Chine et fracture de l’UE. Nouvelle ère.》(Irene Scudex)

Laisser un commentaire