« L’affaire McKinsey », du nom du cabinet de conseil principalement mis en cause dans le rapport du Sénat sur l’influence des cabinets de conseil sur la conduite des politiques publiques, déclenche beaucoup d’anxiété du côté du pouvoir. Pèsera-t-elle décisivement sur la présidentielle 2022, alors que tous les adversaires de Macron, de droite comme de gauche, s’en emparent désormais à quelques semaines de l’élection? Le rapport montre combien ces cabinets poussent le pouvoir à aller toujours dans la direction du détricotage des services publics. Il pointe aussi la gabegie d’argent public, a minima un milliard d’euros en 2021, que ce genre de système « tentaculaire » occasionne, s’agissant au demeurant d’une entreprise ne payant pas ses impôts en France. À titre d’exemple symbolique désastreux, la réforme des APL, qui a privé tant de Français de revenus substantiels, a été facturée 4 millions d’euros par McKinsey. Pour QG, l’économiste Christophe Ramaux, membre du collectif les Économistes atterrés, salue le travail des sénateurs sur ce sujet, et défend une économie républicaine, déjà présente à travers l’État social, mais dont le bourrage de crâne néolibéral nous empêche de nous en rendre compte. Interview par Jonathan Baudoin

QG: Quel regard portez-vous sur l’affaire McKinsey, à travers la publication du rapport du Sénat sur l’influence des cabinets de conseil sur les politiques publiques ?
Christophe Ramaux: Tout d’abord, il n’y a pas que McKinsey qui est en cause, même si ce dernier a de toute évidence un rôle central dans l’organigramme le plus proche d’Emmanuel Macron. D’autres cabinets sont en cause. Je pense notamment à Eurogroup, un cabinet français pour le coup, qui a notamment joué un rôle dans la Convention citoyenne pour le climat. Certains ont vu dans cette convention un progrès majeur pour la démocratie. Il y a des conclusions intéressantes de cette Convention, même si elle a choisi de ne pas traiter certaines questions pourtant essentielles, comme le nucléaire ou la taxe carbone. Mais il faut savoir que les ateliers de cette Convention – se loger, se déplacer, se nourrir, produire et travailler – étaient coanimés par Eurogroup, lequel a reçu près de 2 millions d’euros pour sa participation à son organisation.
De façon générale, ce qui est en jeu avec les cabinets de conseil, c’est la dévitalisation des institutions de la République. On ne vote pas pour un cabinet de conseil ou pour des experts ! La démocratie a deux pôles. Un pôle libéral, avec la liberté de penser, de s’associer, de se réunir, de manifester, etc. Mais elle aussi un pôle proprement républicain qui n’est pas libéral: les citoyens sont placés sur un strict plan d’égalité, ne comptent que pour un (c’est quand même remarquable, dans nos sociétés si inégalitaires par ailleurs); ils élisent des représentants, qui sont en charge de faire la loi, laquelle s’applique à tous. Le problème qu’on a depuis plusieurs années, en France comme depuis plus longtemps dans des pays plus libéraux comme les États-Unis, c’est la dévitalisation de ces institutions, sous les coups de boutoir du néolibéralisme. Le projet du néolibéralisme est de faire primer le marché sur l’État, les intérêts particuliers des nantis sur l’intérêt général. Le recours aux cabinets privés s’inscrit dans cette perspective avec la volonté de réduire le poids de l’État, pour confier ces missions d’intérêt général au privé.
Le rapport du Sénat sur l’emprise des cabinets de conseil montre que les institutions de la République peuvent faire un travail d’étude remarquable ! Ce rapport montre à quel point la mission confiée à ces cabinets est, avant tout, de faire des économies, de réduire les services publics et les prestations sociales (retraites, allocation logement, allocations chômage). Quand on lit les rapports de ces cabinets, le plus souvent, on est frappé par leur mélange de morgue et d’indigence. Je pense notamment au rapport sur la réforme du métier d’enseignant auquel certains chercheurs ont étonnamment me semble-t-il, cela mériterait d’être creusé, associé leur nom. Ce « rapport », facturé pour plus de 400.000 euros, est tout bonnement affligeant.
Les cabinets de conseil sont dans une logique de sabotage méthodique des services publics. C’est la stratégie évoquée par les conseillers de Reagan, Starve the beast (« Affamez la bête »). Vous désorganisez les services publics, vous réduisez leurs crédits et ensuite vous dites qu’il convient de confier certaines missions à des opérateurs privés. (Comme le montre aussi très bien cette vidéo de Noam Chomsky, NDLR). Bref, au bout du compte, vous externalisez. C’est une logique imparable.

QG: Partagez-vous la réflexion portée par ce rapport sénatorial selon laquelle l’État donne le sentiment « qu’il ne sait plus faire, alors qu’il peut compter sur une administration dévouée et sur près de 2,5 millions de fonctionnaires attachés à leur métier et à une certaine idée du service public » ?
Bien sûr ! 2,5 millions de fonctionnaires, ce n’est que pour la fonction publique d’État. La fonction publique, en général, c’est un peu plus de 5 millions d’agents, avec les collectivités locales et la fonction publique hospitalière. Le rapport a tout à fait raison de pointer le fait que depuis plusieurs décennies, on a des gouvernements libéraux, de droite comme de gauche, qui ne cessent de fustiger l’État social. On dévalorise, à tous les niveaux, les métiers du public. On insécurise les fonctionnaires en permanence. La crise du Covid a un peu modifié cela, heureusement. Mais le discours dominant chez les gouvernants depuis des décennies, quand on parle du public, des fonctionnaires, c’est: « Il faut réduire les dépenses publiques ». Au lieu de faire un travail de pédagogie auprès des citoyens sur l’importance de payer des impôts, des cotisations sociales, pour pouvoir faire fonctionner correctement des services publics et verser les indispensables prestations sociales, on a, au contraire, un travail de dénigrement systématique de la dépense publique, du travail des agents du public, lesquels sont présentés uniquement comme une « charge » pour la collectivité. D’où par contrecoup les phénomènes de démission, l’absence de revalorisation des métiers du publics à tous les niveaux, sauf pour certains très hauts fonctionnaires qui sont incités à travailler en osmose au sens propre (c’est le phénomène du « pantouflage« ), comme au figuré (avec l’idéologie libérale promue au sommet de l’État), avec le privé. Les administrations publiques ont, en interne, les ressources pour mener à bien les évolutions nécessaires, car il y a évidemment toujours besoin d’évoluer, de changer, d’améliorer la qualité des services publics et des prestations sociales. Mais ces ressources internes risquent d’être rétives à l’idée de démanteler le public. D’où le recours aux cabinets de conseil.

Ce qu’il ne faut pas perdre de vue dans le travail de ces cabinets, c’est l’objectif: réduire toujours plus la voilure, faire de l’austérité budgétaire, pour finalement externaliser dans le privé. C’est la boussole des néolibéraux. D’où la quantité astronomique de rapports qui ont été confiés à ces cabinets privés ces dernières années. Parler de rapport est d’ailleurs excessif: ces cabinets parlent eux-mêmes dorénavant de « livrables » ce qui permet souvent de ne livrer que quelques pages… accompagnées d’un Powerpoint. Tout cela à 2.000 euros, ou plus, par jour de consultant.
QG: À travers cette affaire McKinsey, peut-on dire que le secteur privé téléguide la politique économique publique sans tenir compte des aspirations démocratiques des citoyens ? S’agit-il du contre-exemple absolu du modèle que vus défendez dans votre nouvel ouvrage intitulé « Pour une économie républicaine » ?
Attention, si je puis dire, à ne pas développer un discours qui est celui de la déploration. Celui d’un discours pseudo-contestataire, laissant entendre qu’il ne resterait plus rien de l’État social, ou peu de chose, que l’État serait totalement au service du capital. Attention à ce discours catastrophiste. L’État social fait de la résistance! Il en fait parce qu’au fond on ne peut pas s’en passer. Il y a toujours de la protection sociale et des services publics, même si ceux-ci ont été grignotés, remis en cause. Il importe à mon avis de tenir la ligne de crête suivante: ne pas sous-estimer l’ampleur des attaques néolibérales contre l’État social, qui sont réelles et dont le recours systématique aux cabinets de conseil est une expression ; et ne pas sous-estimer simultanément le fait que l’État social n’a pas disparu, existe toujours et joue un rôle irremplaçable. Attention à ne pas laisser entendre qu’il n’y a plus de protection sociale, plus de services publics, que le néolibéralisme aurait tout emporté. Ce discours scie un peu plus la branche sur laquelle on doit s’appuyer pour une contre-offensive.
Je pense qu’il est plus pertinent d’avoir un discours « positif », soulignant à quel point les retraites ou la santé, quand elles sont publiques, sont plus justes et moins coûteuses que lorsqu’elles sont confiées au privé. Le contre-exemple américain nous le montre amplement. La part des dépenses de santé dans le PIB est 50 % plus élevée aux Etats-Unis (18 % de leur PIB) qu’en France (12 %), alors que l’espérance de vie y est inférieure de 3 ans. Le surcoût engendré par les complémentaires santé, en France, nous le montre aussi. Le Haut conseil pour l’avenir de l’assurance maladie (HCAAM) a ainsi montré que si on faisait une « Grande sécu », ce serait moins coûteux que de recourir à des complémentaires privées, que ce soient des mutuelles ou des assurances privées. De façon générale, je pense qu’il est important de valoriser ce qu’apporte l’État social, avec notamment les services publics et la protection sociale. Ces derniers doivent évidemment être correctement gérés. Cela ne va pas toujours de soi, il faut aussi le reconnaître. Il y a des dysfonctionnements. Mais pour y remédier et mobiliser les fonctionnaires, encore convient-il de ne pas les dénigrer en permanence et mépriser leur travail comme le font depuis des décennies les néolibéraux.

QG: Dans le contexte de l’élection présidentielle, y a-t-il une ou plusieurs offres politiques étant à la hauteur de l’idée d’une économie républicaine, à vos yeux ?
L’économie républicaine vise à faire faire bouger les lignes du point de vue intellectuel. Je suggère d’opérer un tournant doctrinal. L’économie semble se mouvoir comme un poulet sans tête du point de vue de l’intérêt général. Elle est d’abord au service des plus riches, le pouvoir politique a largement renoncé à toute prise sur elle. Pour reprendre la main, il y a besoin de penser l’économie sur un mode républicain. Concrètement : il y a besoin d’initiatives privées, la concurrence a du bon; mais il y a aussi besoin d’un pôle public qui porte les missions d’intérêt général. Cela est vrai pour les services publics, la protection sociale, mais aussi pour l’écologie. S’il y a bien un domaine où l’intérêt général doit être au-dessus des intérêts privés, n’est-ce pas celui-ci?
Il y a tout un discours qui laisse entendre que la démocratie représentative, les partis, les assemblées, le vote, etc. ce serait ringard. Les libéraux applaudissent des deux mains à ce genre de discours! Regardez ce que propose Macron. Il annonce une multiplication des consultations citoyennes, des débats similaires au fameux grand débat national. Dans ce type de procédure, on contourne les institutions de la République, on contourne le rôle du Parlement, des représentant élus du peuple. Pour revenir à cet exemple: sur certaines questions, la Convention citoyenne pour le climat a incontestablement produit des choses intéressantes. Mais il y avait une armée d’experts derrière. Des cabinets pour organiser le tirage au sort. Et ensuite surtout, des experts derrière les tirés au sort pour les conseiller, organiser les débats, opérer les synthèses Au sein de ces experts, il y a des think tanks et des cabinets de conseil, avec une frontière poreuse entre eux. Les plus importants think tanks sont ceux qui bénéficient d’un financement par le patronat, tel « l’Institut Montaigne », lequel a bien plus de moyens que les « Économistes atterrés » ! La démocratie dite participative a du bon, mais elle ne peut que compléter la démocratie représentative. Cette dernière doit primer au risque, sinon, de remplacer la démocratie citoyenne par une démocratie d’expertocrates.
Concernant les élections mon livre n’a pas vocation à être une mèche courte visant à soutenir tel ou tel candidat, à intervenir dans le débat électoral toujours indispensable et noble au demeurant. Il s’agit plutôt d’une mèche longue visant à refonder le projet alternatif d’ensemble qui nous manque face au capitalisme néolibéral.
Propos recueillis par Jonathan Baudoin
Christophe Ramaux est économiste, maître de conférences à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, et membre du collectif Les Économistes Atterrés. Il est également l’auteur des ouvrages suivants : « Pour une économie républicaine » (De Boeck, 2022) « L’État social. Pour sortir du chaos néolibéral » (Fayard, 2012) ou encore « Emploi : Éloge de la stabilité. L’État social contre la flexicurité » (Fayard, 2006)
Je vous oriente encore une fois sur une interview de Valérie Bugault: ( https://www.mondialisation.ca/a-laube-dune-crise-economique-et-geopolitique-mondiale/5666548 ) . Je n’ai visionné que la moitié de la vidéo, mais c’est du lourd, du clair, du net.
Valérie Bugault, femme plus qu’éminente, taxée, au mieux, de complotisme par le financiarisme mondial, ou tout simplement ignorée en tant que femme sans titre «viril», nous fait ici une présentation « juste » de notre situation économico-politique !
Le gars qui l’interviewe (un antivax de perlinpimpin vraisemblablement) cherche avec insistance à la faire parler essentiellement du covid ; elle ne marche pas dans cette combine, et elle développe une analyse mondialo-économico-historique de grande ampleur, ampleur à faire rougir (de plaisir) tout marxiste honnête qui se respecte. Mais elle, ne se réclame pas du marxisme ; nul n’est parfait et encore moins parfaite. Cependant, je vote pour qu’on lui décerne le prix Nobel dans l’ordre de la légion d’honneur du sport politico-scientifique.
Bref, elle décrypte tout simplement les ressorts historiques et actuels de la dictature du patronat bancaire et industriel. Rien que ça !
Sachez que Valérie, dans cette interview, nous explique exactement les procédés par lesquels le capitalisme financier est parvenu à imposer «sa dictature», sous l’apparence (cad sous le vécu) d’un libéralisme «naturel». Extraordinaire de précision, de justesse, ne serait-ce que sur la question de la création monétaire que personne ne parvient vraiment à éclaircir, et qu’elle explique, elle, assez simplement.
Pour le covid à 13mn :
«les grands labos ont pris des actions dans les gouvernements locaux (France …)» : façon de dire que les «gouvernements» ne sont que des sociétés de gestion qui appartiennent pour partie aux labos. On ne peut être plus clair : le patronat «détient» des parts de l’Etat !
A 13mn50 :
«en vérité, le capitalisme est en recherche d’hégémonie sans contre-pouvoir»
«ceux qui font les lois développent un système légal au service de ceux qui émettent la monnaie» cad, pour elle, les banques privées !
«Napoléon a créé la banque centrale de France (pour imiter son adversaire anglais, qui a fini par le battre à Waterloo) gérée par les puissances économiques dominantes françaises». Rappelons que Napoléon a été l’artisan de la contre «révolution prolétarienne» qui aurait pu succéder à la «révolution bourgeoise» de 1789 (voir la théorie trotskiste de la révolution permanente, avortée en France par Napoléon).
«la monnaie peut jouer un rôle public à condition qu’elle ne soit pas accaparée par le privé comme c’est le cas actuellement».
«Les sociétés anonymes dé-corrèlent le pouvoir et la responsabilité ; et donc les choses deviennent plus faciles pour les accapareurs» de pouvoirs.
«la France n’est plus au service des populations mais au service des pouvoirs économiques et financiers»
« à partir du moment où le gouvernement est dans les mains d’intérêts privés, rien ne fonctionne plus» (moi : si, si, ça fonctionne très bien pour les «privés»).
A 23mn30 :
«la création de monnaie est au service de qui ? ce sont les banquiers qui créent librement la monnaie pour faire crédit (simple inscription d’une créance, le fric n’existant pas à ce moment-là) : si lors du prêt la monnaie est créée à partir de rien, les intérêts perçus lors des remboursements, eux sont payés en vraie monnaie correspondant à une vraie création de valeur» (fabrication machine, fabrication maison, fabrication voiture, …)
«dans un conseil d’administration, une petite «majorité» «relative» peut parvenir à prendre le pouvoir, et cela en cascade dans l’arborescence des participations dans d’autres sociétés» (en clair, un loup un peu gros peut faire la loi à 100 petits loups).
«la «City» londonienne (comprendre : le système bancaire britannique) a créé l’empire britannique, qui a créé l’empire américain, mais qui n’a pas pu créer l’empire du milieu (le système bancaire de la Chine) car il a rencontré quelques «grains de sables» (comprendre : la révolution communiste chinoise) qui l’en ont empêché !»
« Les banques centrales sont des Etats dans l’Etat car elles ne relèvent pas du droit de cet Etat, mais de leur propre droit…. un peu comme les tribunaux arbitraux »
A 30mn :
« les banques privées ont créée des institutions publiques (banque centrale ?) afin de maquiller leurs magouilles privées en décisions publiques ; c’est ça le moteur du capitalisme qui met la garantie publique à son service ».
Est-il besoin d’en dire plus pour montrer qu’en haut de la pyramide organo-fonctionnelle de la France il y a les capitalistes (alpha) ; puis en dessous il y a l’Etat (béta) ; puis en dessous il y a le peuple (c’est des ploucs) ?