Thèse 1. La conjoncture mondiale est celle de l’hégémonie territoriale et idéologique du capitalisme libéral.
Commentaire. L’évidence, la banalité de cette thèse me dispensent de tout commentaire.
Thèse 2. Cette hégémonie n’est nullement en crise, encore moins en coma dépassé, mais dans une séquence particulièrement intense et novatrice de son déploiement.
Commentaire. Il y a, relativement à la mondialisation capitaliste, totalement hégémonique aujourd’hui, deux thèses aussi opposées que fausses. La première est la thèse conservatrice : le capitalisme, surtout combiné à la « démocratie » parlementaire, est la forme définitive de l’organisation économique et sociale de l’humanité. C’est en vérité la fin de l’Histoire, comme l’essayiste Fukuyama en a naguère popularisé le motif. La seconde est la thèse gauchiste, selon laquelle le capitalisme est entré dans sa crise finale, voire même selon laquelle il est déjà mort.
La première thèse n’est que la répétition du processus idéologique engagé dès la fin des années soixante-dix par les intellectuels renégats des « années rouges » (1965-1975), et qui a consisté à éliminer purement et simplement l’hypothèse communiste du champ des possibles. Elle a permis de simplifier la propagande dominante : il n’est plus besoin de vanter les mérites (douteux…) du capitalisme, mais seulement de soutenir que les faits (l’URSS, Lénine, Staline, Mao, la Chine, les Khmers rouges, les partis communistes occidentaux…) ont montré que rien d’autre n’était possible, sinon un « totalitarisme » criminel.
Face à ce verdict d’impossibilité, la seule réponse est de rétablir, en bilan et au-delà des expérimentations fragmentaires du dernier siècle, l’hypothèse communiste, dans sa possibilité, sa force et sa capacité libératrice. C’est ce qui se passe et se passera inévitablement, et, dans ce texte même, je m’y emploie.
Les deux formes de la deuxième thèse — capitalisme exsangue ou capitalisme mort — prennent appui sur la crise financière de 2008, sur les désordres monétaires inflationnistes entraînés par la pandémie du Covid 19, et sur les innombrables épisodes de corruption, quotidiennement révélés. Elles en concluent, soit que le moment est révolutionnaire, qu’il suffit d’une forte poussée pour que le « système » s’effondre (gauchisme classique), soit même qu’il suffit d’un pas de côté, de se retirer, par exemple à la campagne, et d’y mener une vie sobre et respectueuse de la nature, pour s’apercevoir qu’on peut alors organiser de toutes nouvelles « formes de vie », la destructrice machine capitaliste tournant à vide dans son néant définitif (bouddhisme écologique).
Tout cela n’a pas le moindre rapport avec le réel.
Premièrement, la crise de 2008 est une crise classique de surproduction (on a construit aux USA trop de maisons, vendues à crédit à des gens insolvables), dont la propagation autorise, en y mettant le temps qu’il faut, un nouvel élan du capitalisme, mis en ordre et boosté par une forte séquence de concentration du capital, les faibles étant lessivés, les forts augmentés, et au passage, gain très important, les « lois sociales » issues de la fin de la guerre mondiale largement liquidées. Une fois cette douloureuse mise en ordre réalisée la « reprise » est aujourd’hui en vue. Deuxièmement, l’extension de l’emprise capitaliste à de vastes territoires, la diversification intensive et extensive du marché mondial, est loin d’être achevée. Presque toute l’Afrique, une bonne partie de l’Amérique latine, l’Europe de l’Est, l’Inde : autant de lieux « en transition », soit zones de pillages, soit pays « en décollage », où l’implantation à grande échelle du marché peut et doit suivre l’exemple du Japon ou de la Chine.
En vérité, c’est dans son essence que le capitalisme est corruption. Comment une logique collective dont les seules normes sont « le profit avant tout » et la concurrence universelle de tous contre tous pourrait-elle éviter une corruption généralisée ? Les « cas » reconnus de corruption ne sont que des opérations latérales, soit de purge locale propagandiste, soit issues d’un règlement de compte entre cliques rivales.
Le capitalisme moderne, celui du marché mondial, qui avec ses quelques siècles d’existence est historiquement une formation sociale récente, ne fait que commencer la conquête de la planète, après une séquence coloniale (du XVIe au XXe siècle) où les territoires conquis étaient asservis au marché limité et protectionniste d’un unique pays. Aujourd’hui, le pillage est mondialisé, comme l’est aussi le prolétariat, désormais en provenance de tous les pays du monde.
Thèse 3. Trois contradictions actives travaillent cependant cette hégémonie.
I/ La dimension oligarchique extrêmement développée de la possession du Capital laisse de moins en moins de jeu à l’intégration à cette oligarchie de nouveaux propriétaires. D’où une possibilité de sclérose autoritaire.
II/ A l’intégration des circuits financiers et commerciaux à un unique marché mondial s’oppose le maintien, au niveau de la police des masses, de figures nationales qui entrent inévitablement en rivalité. D’où une possibilité de guerre planétaire pour que surgisse un Etat clairement hégémonique, y compris sur le marché mondial.
III/ Il y a doute aujourd’hui que le Capital, dans sa ligne de développement actuel, puisse valoriser la force de travail de la totalité de la population mondiale. D’où le risque que se constitue à échelle globale une masse de gens totalement démunis et par là-même politiquement dangereux.
Commentaire.
I/ Nous en sommes — et la concentration se poursuit — à ce que 264 personnes possèdent l’équivalent de ce que possèdent trois milliards d’autres. Ici même, en France, 10% de la population possède nettement plus de 50% du patrimoine total. Ce sont là des concentrations de la propriété qui sont, à échelle mondiale, sans précédent stable. Et elles ne sont pas achevées, loin de là. Elles ont un côté monstrueux, qui ne leur garantit évidemment pas une durée éternelle, mais qui est inhérent au déploiement capitaliste, et en est même le principal moteur.
II/ L’hégémonie des Etats-Unis est de plus en plus battue en brèche. La Chine et l’Inde possèdent à elles seules 40% de la masse ouvrière mondiale. Ce qui indique une désindustrialisation ravageuse à l’Ouest. De fait, les ouvriers américains ne représentent plus que 7% de la masse ouvrière totale, et l’Europe moins encore. Il résulte de ces contrastes que l’ordre mondial, encore dominé pour des raisons militaires et financières par les USA, voit apparaître des rivaux qui veulent leur part dans la souveraineté sur le marché mondial. Les affrontements ont déjà commencé, au Moyen Orient, en Afrique et dans la mer de Chine. Ils continueront. La guerre est l’horizon de cette situation, comme l’a démontré le dernier siècle, avec deux guerres mondiales et d’incessantes tueries coloniales, et comme le confirme aujourd’hui même la guerre en Ukraine.
III/ Aujourd’hui déjà il existe probablement entre deux et trois milliards de gens qui ne sont ni propriétaires, ni paysans sans terre, ni salariés appartenant à une petite bourgeoisie, ni ouvriers. Ils errent dans le monde à la recherche d’un endroit où vivre, et ils constituent un prolétariat nomade qui, politisé, deviendrait une très considérable menace pour l’ordre établi.
Thèse 4. Dans les dix dernières années, les mouvements de révolte contre tel ou tel aspect de l’hégémonie du capitalisme libéral ont été nombreux, et parfois vigoureux. Mais ils ont aussi été résorbés sans poser de problème majeur à au capitalisme dominant.
Commentaire. Ces mouvements ont été de quatre sortes.
1. Emeutes brèves et localisées. Il y a eu de fortes émeutes sauvages dans les banlieues des grandes villes, par exemple à Londres, ou à Paris, généralement suite à des meurtres de jeunes par la police. Ces émeutes, ou bien n’ont bénéficié d’aucun soutien large dans une opinion apeurée et ont été réprimées sans merci, ou bien ont été suivies de vastes mobilisations « humanitaires », concentrées sur la violence de la police, largement dépolitisées au sens où nulle mention n’est faite de la nature exacte de ces exactions et du profit qu’en tire finalement la domination bourgeoise.
2. Soulèvements durables, mais sans création organisationnelle. D’autres mouvements, notamment dans le monde arabe, ont été socialement bien plus larges et ont duré de longues semaines. Ils ont pris la forme canonique d’occupations de places. Ils ont en général été réduits par la tentation électorale. Le cas le plus typique est celui de l’Egypte : mouvement de très grande ampleur, succès apparent du mot d’ordre unificateur négatif « Moubarak dégage » — Moubarak quitte le pouvoir, il est même arrêté –, longue impossibilité de la police de reprendre la place, unité explicite des chrétiens coptes et des musulmans, neutralité apparente de l’armée… Mais bien entendu, aux élections, c’est le parti présent dans les masses populaires – et peu présent dans le mouvement – qui l’emporte, à savoir les frères musulmans. La partie la plus active du mouvement s’oppose à ce nouveau gouvernement, ouvrant ainsi la voie à une intervention de l’armée, qui remet au pouvoir un général, Al Sissi. Lequel réprime sans merci toutes les oppositions, les frères musulmans d’abord, les jeunes révolutionnaires ensuite, et rétablit en fait l’ancien régime, plutôt sous une forme pire qu’avant. Le caractère circulaire de cet épisode est particulièrement frappant.
3. Mouvements donnant lieu à la création d’une force politique neuve. Dans certains cas, le mouvement a pu créer les conditions de l’apparition d’une force politique neuve, différente des habitués du parlementarisme. C’est le cas en Grèce, où les émeutes avaient été particulièrement nombreuses et rudes, avec Syriza, et en Espagne avec Podemos. Ces forces se sont elles-mêmes dissoutes dans le consensus parlementaire. En Grèce, le nouveau pouvoir, avec Tsipras, a cédé sans résistance notable aux injonctions de la Commission européenne et relance le pays dans la voie des austérités sans fin. En Espagne, Podemos s’est également enlisé dans le jeu des combinaisons, qu’elles soient majoritaires ou oppositionnelles. Aucune trace de politique vraie n’a pu émerger de ces créations organisationnelles.
4. Mouvements d’assez longue durée, mais sans effets positifs notables. Dans certains cas, hormis quelques épisodes tactiques classiques (comme le « dépassement » des manifestations classiques par des groupes équipés pour affronter la police pendant quelques minutes), l’absence d’innovation politique a entraîné qu’à échelle globale, c’est la figure de la réaction conservatrice qui a été rénovée. C’est le cas par exemple aux USA, où le contre-effet dominant de « Occupy Wall Street » est la venue au pouvoir de Trump, ou même de la France, où le solde de «Nuit debout » est Macron. Le susdit Macron a été par ailleurs, un peu plus tard, l’unique cible du mouvement, typiquement petit bourgeois, des Gilets Jaunes. Comme tous les mouvements de ce genre, dont les dirigeants sont tous franchement hostiles à la mise à mort de la propriété bourgeoise, et souhaitent en réalité un soutien renforcé de l’Etat à cette propriété, le résultat n’a concerné que le formalisme étatique, et son unique cible a été le président Macron. Le magnifique résultat, bien digne des farces et attrapes que le système parlementaire réserve à ses clients, a finalement été… la réélection de ce Macron !
Thèse 5. La cause de cette impuissance est, dans ces mouvements de la dernière décennie, l’absence de politique, voire l’hostilité à la politique, sous diverses formes, et reconnaissable à nombre de symptômes. En dessous de ces affects négatifs, on trouve en fait une constante soumission, sous le nom fallacieux de « démocratie », au rituel électoral.
Commentaire. Relevons en particulier, comme signes d’une subjectivité politique extrêmement faible :
1. Des mots d’ordre unificateurs exclusivement négatifs : « contre » ceci ou cela, « Moubarak dégage », « à bas l’oligarchie des 1% », « refusons la loi travail », « personne n’aime la police » etc.
2. L’absence de temporalité ample : aussi bien en ce qui concerne la connaissance du passé, pratiquement absente des mouvements, hormis quelques caricatures, et dont aucun bilan inventif n’est proposé, sinon la projection vers l’avenir, limitée à des considérations abstraites sur la libération ou l’émancipation.
3. Un lexique fortement emprunté à l’adversaire. C’est principalement le cas d’une catégorie particulièrement équivoque, comme « démocratie », ou encore le recours à la catégorie de « vie », « nos vies », qui n’est qu’un inefficace investissement dans l’action collective de catégories existentielles.
4. Un culte aveugle de la « nouveauté » et un mépris des vérités établies. Ce point est issu en droite ligne du culte marchand de la « nouveauté » des produits, et d’une constante conviction qu’on « commence » quelque chose, qui, dans le réel, a déjà eu lieu maintes fois. Il empêche simultanément de tirer les leçons du passé, de comprendre le mécanisme des répétitions structurales, et conduit à tomber dans le panneau des « modernités » factices.
5. Une échelle temporelle absurde. Cette échelle, calquée sur le circuit marxiste « argent, marchandise, monnaie », suppose qu’on va traiter, voir résoudre, en quelques semaines de « mouvement », des problèmes, comme celui de la propriété privée, ou de la concentration pathologique des richesses, qui sont en suspens depuis des millénaires. Le refus de considérer qu’une bonne partie de la modernité capitaliste n’est tissé que d’une version moderne du triplet « Famille, Propriété privée, Etat », mis en place il y a quelques milliers d’années, dès la « révolution » néolithique. Et que donc la logique communiste, quant aux problèmes centraux qui la constituent, se situe à l’échelle des siècles.
6. Un rapport faible à l’Etat. Ce qui est ici en cause est une constante sous-estimation des ressources de l’Etat, comparées à celles dont dispose tel ou tel « mouvement », tant en force armée qu’en capacité de corruption. On sous-estime en particulier l’efficacité de la corruption « démocratique », dont le symbole est le parlementarisme électoral, ainsi que l’étendue de la domination idéologique de cette corruption en direction de l’écrasante majorité de la population.
7. Une combinaison de moyens disparates sans aucun bilan de leur passé lointain ou proche. Il n’est tiré aucune conclusion qui puisse être largement popularisée des méthodes mises en œuvre depuis, en tout cas, au moins les « années rouges » (1965-1975), voire depuis deux siècles, comme les occupations d’usines, les grèves syndicales, les manifestations légales, la constitution de groupes dont le but est de rendre possible l’affrontement local avec la police, la prise d’assaut de bâtiments, la séquestration de patrons dans les usines… Ni de leurs symétriques statiques : par exemple, sur des places envahies par des foules, longues et répétitives assemblées hyper-démocratiques, où chacun est sommé, quelles que soient ses idées et ses ressources langagières, de parler trois minutes, et dont l’enjeu n’est finalement que de prévoir la répétition de cet exercice.
Thèse 6 : Il faut se souvenir des expériences les plus importantes du passé proche, et méditer leurs échecs.
Commentaire. Des années rouges à aujourd’hui.
Le commentaire de la thèse 5 semble sans doute bien polémique, voire pessimiste et déprimant, surtout pour les jeunes que peuvent légitimement enthousiasmer, pendant un temps, toutes les formes d’action, dont je demande le réexamen critique. On comprendra ces critiques si on se souvient que, personnellement, en Mai 68 et ses suites, j’ai connu et participé avec enthousiasme à des choses tout à fait du même ordre, et que j’ai pu les suivre suffisamment longtemps pour en mesurer les faiblesses. J’ai alors le sentiment que les mouvements récents s’épuisent à répéter, sous le sceau du nouveau, des épisodes bien connus de ce qu’on peut appeler la « droite » du mouvement de Mai 68, que cette droite soit issue de la gauche classique ou de cette ultragauche anarchiste qui, à sa manière, parlait déjà de « formes de vie », et dont nous appelions les militants des « anarcho-désirants ».
Il y a eu en fait quatre mouvements distincts en 68.
1. Une révolte de la jeunesse étudiante.
2. Une révolte de jeunes ouvriers des grandes usines.
3. Une grève générale syndicale tentant de contrôler les deux révoltes précédentes.
4. L’apparition, souvent sous le nom de « maoïsme » — avec de nombreuses organisations rivales — d’une tentative de politique nouvelle, dont le principe était de tirer une diagonale unificatrice entre les deux premières révoltes en les dotant d’une force idéologique et combattive qui semblait pouvoir leur garantir un réel avenir politique. De fait, cela a duré une dizaine d’années au moins. Le fait que cela ne se soit pas stabilisé à échelle historique (ce que je reconnais volontiers) ne doit pas avoir pour conséquence qu’on répète ce qui a eu lieu là, sans même savoir qu’on le répète.
Rappelons tout simplement qu’aux élections de Juin 1968, s’est mise en place une majorité si réactionnaire qu’on a pu dire qu’on retrouvait la majorité « bleu horizon » de la fin de la guerre de 14-18. Le résultat final des élections de mai/ juin 2017, avec son écrasante victoire de Macron, un serviteur repéré de grand capital mondialisé, doit nous faire réfléchir à ce qu’il y a dans tout cela de répétitif. Et d’autant plus que l’identique Macron a été réélu en 2022…
Thèse 7. Une politique interne à un mouvement doit y disposer cinq caractéristiques, portant sur les mots d’ordre, la stratégie, le vocabulaire, l’existence d’un principe, et une vision tactique clarifiée.
Commentaire.
1. Les mots d’ordre principaux doivent être affirmatifs, proposer une détermination positive, et non rester dans la plainte et la dénonciation. Cela, même au prix d’une division interne dès qu’on dépasse l’unité négative.
2. Les mots d’ordre doivent être justifiés stratégiquement. Ce qui veut dire : nourris d’une connaissance des étapes antérieures du problème mis à l’ordre du jour par le mouvement.
3. Le lexique utilisé doit être contrôlé et cohérent. Par exemple : « communisme » est aujourd’hui incompatible avec « démocratie » ; « égalité » est incompatible avec « liberté » ; tout usage positif d’un vocable d’ordre identitaire, comme « français », ou « communauté internationale », ou « islamiste » ou « Europe », doit être proscrit, ainsi que les vocables de caractère psychologique, comme « désir », « vie », « personne », ainsi que tout vocable lié aux dispositions étatiques établies, comme « citoyen », « électeur », et ainsi de suite.
4. Un principe, ce que j’appelle une « Idée », doit être constamment confronté à la situation, en tant qu’il porte localement une possibilité systémique non capitaliste.
Il faut ici citer Marx, définissant le militant singulier dans son mode de présence dans les mouvements : « Les communistes appuient en tout pays tout mouvement révolutionnaire contre l’ordre social et politique existant. Dans tous ces mouvements, ils mettent en avant la question de la propriété, à quelque degré d’évolution qu’elle ait pu arriver, comme la question fondamentale du mouvement. »
5. Tactiquement, il faut toujours rapprocher autant que faire se peut le mouvement d’un corps capable de se réunir pour discuter effectivement de sa propre perspective et de ce à partir de quoi il éclaire et juge la situation.
Le militant politique, comme dit Marx, fait partie du mouvement général, il ne s’en sépare pas. Mais, il se distingue, uniquement, par sa capacité à inscrire le mouvement dans un point de vue d’ensemble, à prévoir à partir de là ce que doit être l’étape suivante, à ne pas faire de concession sur ces deux points, et sous couvert d’unité, aux conceptions conservatrices qui peuvent parfaitement dominer, subjectivement, même un mouvement important. L’expérience des révolutions montre que les moments politiques cruciaux sont dans la forme la plus proche de la réunion, à savoir celle du meeting, où la décision à prendre est éclairée par des orateurs, qui peuvent aussi s’affronter.
Thèse 8. La politique est chargée d’une durée propre de l’esprit des mouvements, qui soit à la hauteur de la temporalité des Etats, et non pas un simple épisode négatif de leur domination. Sa définition générale est qu’elle organise dans les différentes composantes du peuple, et à l’échelle la plus grande possible, une discussion autour des mots d’ordre qui doivent être aussi bien ceux de la propagande permanente que ceux des mouvements à venir. La politique porte le cadre général de ces discussions : il s’agit de l’affirmation selon laquelle il existe aujourd’hui deux voies pour l’organisation générale de l’humanité, la voie capitaliste et la voie communiste. La première n’est que la forme contemporaine de ce qui existe depuis la révolution néolithique, il y a quelques milliers d’années. La seconde propose une deuxième révolution globale, systémique, dans le devenir de l’humanité. Elle propose de sortir de l’âge néolithique.
Commentaire. En ce sens, la politique consiste à situer localement, par de vastes discussions, le mot d’ordre qui cristallise dans la situation l’existence de ces deux voies. Ce mot d’ordre ne peut, en tant que local, provenir que de l’expérience des masses concernées. C’est là que la politique apprend ce qui peut faire exister localement la lutte effective pour la voie communiste, quels qu’en soient les moyen,. De ce point de vue, le ressort de la politique n’est pas immédiatement l’affrontement antagonique, mais l’enquête continue, en situation, sur les idées, mots d’ordre et initiatives aptes à faire vivre localement l’existence de deux voies, dont l’une est la conservation de ce qu’il y a, l’autre sa transformation complète selon des principes égalitaires que le nouveau mot d’ordre va cristalliser. Le nom de cette activité est : « travail de masse ». L’essence de la politique, hors mouvement, c’est le travail de masse.
Thèse 9. La politique se fait avec des gens de partout. Elle ne peut accepter de se plier aux diverses formes de ségrégation sociale organisées par le capitalisme.
Commentaire. Cela signifie, notamment pour la jeunesse intellectuelle, qui a toujours joué un rôle crucial dans la naissance des nouvelles politiques, la nécessité d’un trajet continu en direction des autres couches sociales, singulièrement les plus démunies, là où l’impact du capitalisme est le plus dévastateur. Dans les conditions du présent, la priorité doit être accordée, dans nos pays comme à échelle du monde, au vaste prolétariat nomade, qui comme autrefois les paysans auvergnats ou bretons, arrive par vagues entières, au prix des pires risques, pour tenter de survivre comme ouvriers ici, puisqu’il ne peut plus le faire comme paysans sans terre là-bas. La méthode, dans ce cas comme dans tous les autres, est la patiente enquête sur place : marchés, cités, foyers, usine, l’organisation de réunions, même très restreintes au début, la fixation des mots d’ordre, leur diffusion, l’élargissement de la base du travail, l’affrontement avec les diverses forces conservatrices locales, etc. C’est un travail passionnant, dès qu’on sait que l’obstination active en est la clef. Une étape importante est d’organiser des écoles pour diffuser la connaissance de l’histoire mondiale de la lutte entre les deux voies, de ses succès et de ses impasses actuelles.
Ce qui a été fait par les organisations surgies dans ce but après Mai 68 peut et doit être refait. Nous devons reconstituer la diagonale politique dont j’ai parlé, qui demeure aujourd’hui une diagonale entre le mouvement de la jeunesse, quelques intellectuels, et le prolétariat nomade. Déjà on s’y emploie, ici ou là. C’est l’unique tâche proprement politique de l’heure.
Ce qui a changé, en France, est la désindustrialisation des banlieues des grandes villes. Là est du reste la ressource ouvrière de l’extrême droite. Il faut la combattre sur place, en expliquant pourquoi et comment on a sacrifié deux générations ouvrières en quelques années, et en enquêtant simultanément, autant que faire se peut, sur le processus contraire, à savoir l’industrialisation d’une violence extrême en Asie. Le travail auprès des ouvriers d’autrefois et d’aujourd’hui est immédiatement international, même ici. Il serait à cet égard extrêmement intéressant de réaliser et diffuser un journal des ouvriers du monde.
Thèse 10. Il n’existe plus aujourd’hui de véritable organisation politique. La tâche est donc de veiller aux moyens de la reconstituer.
Commentaire. Une organisation est chargée de monter les enquêtes, de synthétiser le travail de masse et les mots d’ordre locaux qui en sont issus, de façon à les inscrire dans un point de vue d’ensemble, d’enrichir les mouvements et de veiller à une tenue à longue portée de leurs conséquences. Une organisation se juge non sur sa forme et ses procédures, comme on juge un Etat, mais sur sa capacité contrôlable à faire ce dont elle est chargée. On peut reprendre ici une formule de Mao: une organisation, c’est ce dont on peut dire qu’elle « redonne aux masses sous une forme précise, ce qu’elle a reçu d’elles sous une forme encore confuse ».
Thèse 11. La forme Parti classique est aujourd’hui condamnée parce qu’elle s’est définie elle-même, non pas par sa capacité à faire ce que dit la thèse 9, à savoir le travail de masse, mais par sa prétention à « représenter » la classe ouvrière, ou le prolétariat.
Commentaire. Il faut rompre avec la logique de la représentation sous toutes ses formes. L’organisation politique doit avoir une définition instrumentale, et non pas représentative. Du reste, qui dit « représentation » dit « identité de ce qui est représenté ». Or il faut exclure les identités du champ politique.
Thèse 12. Le rapport à l’Etat n’est pas, on vient de le voir, ce qui définit la politique. En ce sens, la politique a lieu « à distance » de l’Etat. Cependant, stratégiquement, il faut briser l’Etat, parce qu’il est le gardien universel de la voie capitaliste, notamment parce qu’il est la police du droit à la propriété privée des moyens de production et d’échange. Comme disaient les révolutionnaires chinois pendant la Révolution culturelle, il faut « rompre avec le droit bourgeois ». Par conséquent, l’action politique au regard de l’Etat est un mixte de distance et de négativité. Le but est en réalité que l’Etat soit progressivement encerclé par une opinion hostile et des lieux politiques qui lui sont devenus étrangers.
Commentaire. Le bilan historique de cette affaire est très complexe. Par exemple, la Révolution russe de 1917 a certainement combiné plusieurs choses, une large hostilité au régime tsariste, y compris dans les campagnes à cause de la guerre, une préparation idéologique intense et ancienne, notamment dans les couches intellectuelles, des révoltes ouvrières aboutissant à de véritables organisations de masse, nommées soviets, des soulèvements de soldats, avec l’existence, grâce aux bolcheviks, d’une organisation solide, diversifiée, capable de tenir des meetings avec des orateurs de premier plan par leur conviction et leur talent didactique. Tout cela s’est noué dans des insurrections victorieuses et dans une terrible guerre civile remportée finalement par le camp révolutionnaire, en dépit d’une massive intervention étrangère. La révolution chinoise a suivi un cours tout à fait différent : une longue marche dans les campagnes, la formation d’assemblées populaires, une véritable armée rouge, l’occupation durable d’une zone éloignée dans le nord du pays, où ont pu s’expérimenter la réforme agraire et productive, en même temps que se consolidait l’armée, tout ce processus durant une trentaine d’années. En outre, à la place de la Terreur stalinienne des années trente, il s’est produit en Chine une levée en masse, étudiante et ouvrière, contre l’aristocratie du Parti communiste. Ce mouvement sans précédent, appelé la Révolution Culturelle Prolétarienne, est pour nous le dernier exemple d’une politique d’affrontement direct avec les figures du pouvoir d’Etat. Rien de tout cela ne peut être transposé dans notre situation. Mais une leçon traverse toute cette aventure : l’Etat, quelle que soit sa forme, ne peut en aucun cas représenter ou définir la politique d’émancipation.
La dialectique complète de toute politique vraie comporte quatre termes :
1. L’Idée stratégique de la lutte entre les deux voies, la communiste et la capitaliste. C’est ce que Mao appelait la « préparation idéologique de l’opinion », sans laquelle, disait-il, la politique révolutionnaire est impossible.
2. L’investissement local de cette idée ou principe par l’organisation, sous la forme du travail de masse. La circulation décentralisée de tout ce qui ressort de ce travail en termes de mots d’ordre et d’expériences pratiques victorieuses.
3. Les mouvements populaires, sous la forme d’événements historiques, à l’intérieur desquels l’organisation politique travaille aussi bien pour leur unité négative que pour l’affinement de leur détermination affirmative.
4. L’Etat, dont le pouvoir doit être brisé, par affrontement ou encerclement, s’il est celui des fondés de pouvoir du capitalisme. Et s’il est issu de la voie communiste il doit dépérir, s’il le faut par les moyens révolutionnaires qu’a esquissés, dans un désordre fatal, la Révolution Culturelle chinoise.
Inventer en situation la disposition contemporaine de ces quatre termes est le problème, simultanément pratique et théorique, de notre conjoncture.
Thèse 13. La situation du capitalisme contemporain comporte une sorte de décrochage entre la mondialisation du marché et le caractère encore largement national du contrôle policier et militaire des populations. Autrement dit : il y a une faille entre la disposition économique des choses, qui est mondiale, et sa nécessaire protection étatique, qui reste nationale. Le deuxième aspect ressuscite sous d’autres formes les rivalités impérialistes,. En dépit de ce changement de forme, le risque de guerre s’accroît. Déjà, du reste, la guerre est présente dans de larges parties du monde. La politique à venir aura aussi pour tâche, si elle le peut, d’interdire que soit déclenchée une guerre totale, qui pourrait cette fois mettre en jeu l’existence de l’humanité. On peut dire aussi que le choix historique est : ou bien l’humanité rompt avec le néolithique contemporain qu’est le capitalisme et ouvre à échelle globale sa phase communiste ; ou bien elle reste dans sa phase néolithique, et elle sera très fortement exposée à périr dans une guerre atomique.
Commentaire. Aujourd’hui, les grandes puissances, d’un côté, cherchent à collaborer à la stabilité des affaires au niveau mondial, notamment en luttant contre le protectionnisme, mais d’autre part elles luttent sourdement pour leur hégémonie. Il en résulte la fin des pratiques directement coloniales, comme celles de la France ou de l’Angleterre au XIXe siècle, soit l’occupation militaire et administrative de pays entiers. La nouvelle pratique, je propose de la nommer le zonage : dans des zones entières (Irak, Syrie, Libye, Afghanistan, Nigeria, Mali, Centre-Afrique, Congo…) les Etats sont mis à mal, anéantis, et la zone devient une zone de pillage, ouverte à des bandes armées comme à tous les prédateurs capitalistes de la planète. Ou alors, l’Etat est composé d’affairistes liés par mille liens aux grandes compagnies du marché mondial. Les rivalités s’entremêlent dans de vastes territoires, avec des rapports de force constamment mouvants. Il suffirait dans ces conditions d’un incident militaire incontrôlé pour qu’on soit subitement au bord de la guerre. Les blocs sont déjà dessinés : les Etats-Unis et leur clique « occidentalo-japonaise » d’un côté, la Chine et la Russie de l’autre, des armes nucléaires partout. Nous ne pouvons alors que rappeler la sentence de Lénine : « Ou bien la révolution empêchera la guerre, ou bien la guerre provoquera la révolution. »
On pourrait ainsi définir l’ambition maximale du travail politique à venir : que pour la première fois dans l’Histoire, ce soit la première hypothèse – la révolution empêchera la guerre – qui se réalise, et non la seconde – la guerre provoquera la révolution. C’est en effet cette seconde hypothèse qui a été matérialisée en Russie dans le contexte de la Première Guerre mondiale, et en Chine dans le contexte de la Seconde. Mais à quel prix ! Et avec quelles conséquences au long cours !
Espérons, agissons. N’importe qui, n’importe où, peut commencer à faire de la politique vraie, au sens que lui donne le présent texte. Et parler, à son tour, autour de lui, de ce qu’il a fait. C’est ainsi que tout commence.
Alain Badiou
Quel fatras sans intérêt que tous ces commentaires!